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Sorties, entretien avec Jean-Marie Gleize réalisé par Laurent Zimmermann



Écrivain et critique, longtemps enseignant à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon où il a dirigé le «Centre d'Études Poétiques» durant dix ans, Jean-Marie Gleize est une figure majeure dans le champ de la littérature contemporaine. Connu pour avoir cherché à penser l'idée de littéralité en poésie, son travail s'est orienté vers une recherche toujours plus décidée du littéral, de ce qu'il a également appelé la nudité ou nudité intégrale, le choix de rester attaché au réel, de refuser toute manœuvre d'embellissement pour au contraire araser l'écriture et aller vers la prose et le renforcement de la prose (ce qu'il a appelé la «prose en prose»). Dans la logique de ce choix, J.-M. Gleize s'engage, en pratique et en théorie, du côté d'une sortie de la poésie ou post-poésie. Un ensemble de dispositifs (regroupements documentaires, cut-up, interventions de la vidéo ou du son, dépassements multiples des frontières génériques), dont il analyse le déploiement chez d'autres écrivains, motivent et relancent ce travail au plan théorique. J.-M. Gleize est donc non seulement écrivain mais également le théoricien majeur de ce courant d'écriture, autant, du reste, qu'un découvreur permanent, notamment avec sa revue Nioques, qui publie et fait connaître de nouvelles écritures. La dimension politique de la démarche de J.-M. Gleize est évidemment décisive.

LZ



Sorties


Laurent Zimmermann: Comment caractériseriez-vous votre rapport à l'écriture théorique ou critique? Depuis Poésie et figuration, puis A noir, jusqu'à la parution en 2009 de Sorties (qui réunit textes récents et études plus anciennes), quelque chose a-t-il changé, selon vous, dans votre approche du travail théorique ou critique? Votre projet est au départ d'histoire littéraire (première phrase de Poésie et figuration : «Ce livre est une contribution à l'histoire de la poésie aux XIXe et XXe siècles), et s'inscrit à ce titre de manière claire dans l'ensemble des travaux universitaires. Diriez-vous que vous avez évolué sur ce point?

Jean-Marie Gleize: Il est évident que ces trois livres n'adoptent pas la même allure: le premier, Poésie et figuration se voulait strictement «composé», la table des matières est équilibrée et symétrique, les titres se répondent et semblent jouer ensemble pour quelque chose comme une partition démonstrative. Le second, A noir, est beaucoup plus libre d'allure et rompt volontairement avec de (trop) visibles effets de structure. Il est également en suite explicite au précédent. Le premier se présentait comme «la curieuse histoire littérale du sujet lyrique», le second déplace la question des aventures de la figuration aux procédure de la littéralité: Poésie «et littéralité», sous-titre de A noir, reprend et prolonge le Poésie «et figuration» du volume antérieur; il va de soi que les mêmes obsessions théoriques (je ne sais si ces deux mots sont acceptables ensemble) sont à l'œuvre; Rimbaud est de nouveau présent pour ce qu'il dit des difficultés de la représentation («d'ailleurs il n'y a rien à voir là-dedans»), tandis que Stendhal ouvre la marche, par provocation, pour son apologie de la prose en prose (contre la prose poétique ou poétisée). L'essentiel est que l'un et l'autre livre ne convoquent ces figures de notre passé immédiat que dans le but d'évoquer ce qui est «en cours». Lamartine est là, avec sa révolution du langage poétique en 1820, pour faire comprendre comment l'on peut lire Denis Roche, de même, dans le désordre cette fois (car la prise en compte de l'historicité des pratiques n'a rien à voir avec les présentations chronologiques) la lecture permanente des Illuminations ouvre la voie à la compréhension du premier travail de Guglielmi et des brûlures d'une poésie «flammigère». Si je suis honnête avec moi-même je dirai qu'une des questions de fond est ici, comme là, celle de l'illisible, et l'examen de cette question, reprise en trajectoire longue, de Méditations en Dépôts de savoir et de technique, implique que l'acte principal, ici déployé sans particulière précaution méthodologique, soit celui de la lecture, de la reprise inlassable des mêmes lectures, de l'arrêt insistant sur fragment littéral. Telle est la démarche. On comprend que l'allure plus déliée du second volume (je considère ces trois titres comme un seul livre, un triptyque) tient aussi au fait du glissement aux éditions du Seuil d'une collection (Pierres vives) à une autre (Fiction & Cie), où j'avais commencé de publier en 1990, avec Léman le premier volume d'un «cycle» de proses dont je considère qu'elles prennent le relais des «essais» proprement dits; chacun de ces livres comporte une dimension de «critique intégrée» assez indiquée par certains de leurs titres (Les chiens noirs de la prose, par exemple). Si on relit le chapitre conclusif de A noir, intitulé «Et alors?», on voit qu'il peut servir de préface au troisième volume intitulé Sorties. Un des fragments dit ceci: «Donc, plus de poème. C'est clair. Le fait même d'écrire. Le brouillon comme.» Sorties n'a pas d'autre sujet: qu'y a-t-il après «lapoésie»? Comment s'en sortir? Quels chantiers postgénériques? Cette fois de longs chapitres reprennent des questions posées dans et par le cycle des proses depuis Léman jusqu'à Tarnac, tandis que de nouveau sont invités à comparaitre les classiques de la poésie critique, de Mallarmé à Denis Roche, de Francis Ponge à Claude Royet-Journoud. Je ne dirais pas qu'il y ait là, même au départ, quelque chose comme un projet d'«histoire littéraire»; il y a la volonté d'affirmer l'historicité du faire, du dire, il y a la volonté de situer les pratiques, il y a la volonté de comprendre ce qui du passé nous est contemporain, il y a la volonté d'interroger le texte passé à partir d'une pratique présente de l'écriture. «Pierres vives», très vives.

LZ: Vous avez apporté au champ des études relatives à la poésie contemporaine la théorisation de l'opposition entre lyrisme et littéralité – votre nom restant associé à la seconde position (qui défend la poésie comme «langage littéral (ininterprétable)», suivant la définition que vous donnez dans Poésie et figuration, p. 238). Quelle est pour vous la valeur heuristique de cette opposition qui s'est toujours voulue, me semble-t-il, polémique? Est-il important que la critique se risque à délimiter les forces en présence dans le champ contemporain en assumant un caractère polémique, voire partisan?

JMG: Je ne sais pas si c'est le rôle de la critique, de «délimiter» des forces en présence, et surtout de prendre parti. Je ne le fais pas en tant que critique, je le fais en tant qu'écrivain. Je ne me considère pas comme un critique, je produis le discours critique qui correspond aux questions qui se posent à moi à un moment donné (relativement à l'héritage, relativement à mes contemporains, relativement à la structure du champ à un moment donné). Tant mieux si par ailleurs j'apporte une «contribution» à la compréhension de tel livre en apparence énigmatique de Charles Bernstein ou d'Anne-Marie Albiach, si j'apporte mon soutien critique au lyrisme problématique et politique de Victor Hugo, si je tâche de décrire la trajectoire «logique» de Ponge comme une démonstration critique, du poème en prose au dispositif de prose en proses non génériquement déterminées. La question de la «littéralité» reste un chantier ouvert, une question non épuisée, elle a à voir avec les nouvelles propositions d'écriture objective émergeant dans les années 90 (écritures documentales, dispositales, écritures de montage). La question de l'opposition lyrisme vs littéralité est tout à fait dépassée. Il est acquis que la poésie «poétique» continue et continuera de plaquettes en recueils, de recueils en Journées, Mois, Saisons, Maisons, etc. «Nous» n'avons rien à voir avec ça. Nous sommes ailleurs. La polémique est bien souvent une perte de temps, le moment présent n'est vraiment plus à l'affrontement avec ceux qui au tournant des années 80 se prévalaient du «lyrisme» pour simplement prôner le retour aux vraies valeurs formelles et thématiques de la vraie poésie éternelle, il est à l'élaboration de propositions théoriques nouvelles (voyez Christophe Hanna, Franck Leibovici, Olivier Quintyn, Stéphane Bérard, artistes qui tous produisent et des objets neufs et des outils critiques correspondant à ces objets).

LZ: Quel est votre conception du rapport entre critique et création? De quelle manière s'irriguent-elles l'une l'autre? Et de quel point de vue exactement: parce que la création serait le véritable aboutissement de la critique ou parce que la critique intelligente ne peut pas exister sans un rapport vivant à la création?

JMG: Je ne crois pas pouvoir définir une doctrine concernant le rapport critique / création. Durant mes années de formation j'ai été très marqué par l'idée qu'il fallait travailler à l'élaboration d'une science de la littérature qui s'émancipe radicalement des brouillards de la critique intuitive et impressionniste; la critique ou plutôt la lecture critique était soumise à strict contrôle des procédures, explicitation méthodologique, inscription à l'intérieur de cadres théoriques larges et puissants (qui avaient pour objets La Langue, le Sujet, l'Histoire…). Cela signifiait que l'activité critique disposait, devait disposer, d'un fort coefficient d'autonomie relative. D'un autre côté il ne faisait aucun doute que ce renouvellement profond de la pensée critique s'était effectué (Formalistes russes, Cercle de Prague…), et s'effectuait encore (Groupe Tel Quel, Collectif Change…), en proximité et en solidarité pratique effective avec les lieux de la création, de l'expérimentation formelle, des propositions d'avant-garde. J'en ai conçu sans doute ce que vous appelez une «conception» personnelle, celle qui consiste à supposer un rapport nécessaire entre création et critique, entre activité ou pratique de création et activité critique, la création étant (selon moi, ai-je trop lu Francis Ponge?) par définition critique (à moins de n'être rien), et l'activité critique indissolublement liée à et nourrie ou stimulée par les œuvres en cours, les fabriques, les formes nouvelles. Les trois livres dont nous avons parlé au début sont très fondamentalement marqués par ce frottement. De même, durant les dix années où j'ai dirigé le Centre d'Etudes Poétiques à l'ENS de Lyon, j'ai veillé à ce que le projet du laboratoire soit celui de la «créationcritique», où se confrontent en permanence les questions propres à la recherche dite académique et les points de vue critiques, autocritiques, les théories spontanées, élaborées ou fragmentaires, séparées ou intégrées des écrivains ou des artistes eux-mêmes, qu'il s'agisse de Dominique Fourcade ou de Gilbert & George, de Nathalie Quintane ou de Pierre Buraglio, d'Hubert Lucot ou de Robert Morris. Ainsi, par exemple, lorsque Claude Royet-Journoud (dont la méfiance est grande à l'égard du discours théorique qu'il pourrait tenir sur son propre travail) fait dans ce cadre une lecture intégrale de sa Théorie des prépositions (POL, 2007), nous l'entendons, son titre l'indique assez, comme une proposition de «créationcritique», nous l'accueillons comme une contribution essentielle à notre réflexion sur ce que «littéralité» veut dire et implique. La «performance» de l'écrivain est immédiatement portée au dossier de nos investigations en «poétique».

LZ: Vous avez toujours exercé conjointement écriture poétique, réflexion théorique, et activités d'enseignement. Quelle importance prend pour vous la transmission de ce que la théorie invente ou découvre? Diriez-vous que votre travail théorique suppose un rapport singulier à l'enseignement?

JMG: J'attache une extrême importance au geste de transmission, à la dimension pédagogique, c'est-à-dire politique de mon travail. J'ai toujours en effet «enseigné»; j'ai très vite perçu que les textes que je souhaitais partager demandaient une lecture particulièrement active, l'endurance et l'intensité du déchiffrement, l'acceptation du rythme lent, et la nécessité du retour, l'inachèvement perpétuel de la lecture, comme aussi bien de l'écriture. Ecrivant j'ai su très vite aussi que mes lecteurs n'était pas déjà là, disposés à pénétrer dans cet espace que je tentais de dégager, qu'il me fallait produire (également) les conditions de possibilité d'une éventuelle présence, qu'il me fallait la susciter. Il me semble que l'écriture, théorique ou de fiction, ne suppose pas un rapport singulier à l'enseignement mais tout simplement suppose, par définition, un rapport à l'enseignement. Il s'agit de donner à lire. De susciter le désir de lire, et d'écrire sa lecture, et peut-être d'écrire. Dans la période récente je développe l'idée qu'il faut construire des cabanes. Des abris ouverts et provisoires, où l'on passe, où l'on accueille, où l'on est à l'écart des courants principaux, où l'on peut librement inventer des alternatives à l'«ordre» des choses tel qu'on nous le propose ou tel qu'on nous l'impose. Lorsque ces cabanes sont attaquées ou détruites, on se déplace, on les reconstitue ailleurs. Une revue est une cabane. Un laboratoire, à l'intérieur d'une institution reconnue, peut aussi fonctionner «comme» un lieu communautaire, au moins autant de temps que l'autorité de tutelle le permet. Une revue, une microstructure éditoriale, un laboratoire de recherche, un atelier, peuvent être conçus comme des lieux où des collectifs dialoguent, échangent et expérimentent l'enseignement mutuel. L'activité d'enseignement en ce sens, je crois avoir cherché à en autoriser et à en généraliser la pratique, et cela est intimement lié à mon travail d'écriture.

LZ: Nous avons jusqu'ici évoqué le rapport de la théorie à la poésie. Nous pouvons suivre le chemin inverse. Diriez-vous que la poésie contemporaine a nécessairement un rapport à la théorie et que les poètes contemporains sont nécessairement théoriciens?

JMG: Je vous renvoie à ce que j'esquissais dans ma réponse à votre deuxième question, et aux quelques noms que je citais. Avec cette restriction terminologique: j'ai pour ma part beaucoup de peine à désigner comme «poètes contemporains» des écrivains qui produisent des objets ou dispositifs complexes (ou encore des «objets spécifiques») dont le fonctionnement ne peut en aucune façon être décrit dans les termes qui nous permettent (nous permettaient) de rendre compte de la littérarité poétique, ou «poéticité». Il va de soi que pour comprendre ces objets mixtes, hétérogènes, incomplets en ce sens qu'ils sont liés à ou dépendent de leurs contextes de réception et d'activation, il y a lieu d'élaborer simultanément la théorie de ces pratiques. C'est ce que font, par exemple ceux dont les noms figurent au catalogue des éditions Questions Théoriques, ou certains de ceux que l'on retrouve aux sommaires de la revue Nioques.

LZ: Avec la parution de Tarnac, un acte préparatoire, le thème politique – ou la dimension politique de la poésie – a acquis une plus grande visibilité dans votre écriture. Vous avez par ailleurs participé récemment à un volume collectif qui réévalue la place de la politique dans la poésie contemporaine. Concevez-vous cet exercice de discernement / de positionnement que constitue l'activité critique en continuité avec vos préoccupations politiques?

JMG: Il me semble que c'est un peu un effet d'optique qui fait dire que le thème politique deviendrait plus visible aujourd'hui dans mon travail. C'est le nom de Tarnac, désormais connu de tous, ou en tout cas de beaucoup, en raison d'une promotion médiatique récente, qui induit cette impression. En réalité le motif «communiste» était déjà présent dans Léman en 1990, en lien avec le motif «chinois» (aux chapitres «Wuhan, Hubei» ou encore «Les cinq couleurs du noir»). Ce motif, il traverse l'ensemble de mes livres, comme par exemple dans Film à venir, en 2007 où se trouve précisément évoquée la mort du jeune militant Gilles Tautin, poussé dans la Seine par les Gardes mobiles devant l'usine de Flins en juin 1968). Quant à Tarnac, dans le même Léman, à l'ouverture du cycle, il en était question, précisément au chapitre intitulé «L'écroulement», parce qu'il se trouve qu'il s'agit d'un lieu pour moi d'enfance, celui de mon initiation (confuse et contradictoire) aux valeurs de la spiritualité franciscaine. Tarnac fait donc retour en 2008 (pour l'événement de l'arrestation de quelques jeunes gens qualifiés de «terroristes» sur cette ancienne terre de Résistance), puis en 2011 dans mon livre Tarnac, un acte préparatoire, dont le titre fait allusion à la fois à une notion empruntée à l'arsenal juridique des lois dites «antiterroristes», et au fait que l'écriture est un acte, que ce livre est un acte, appartient au présent en tant que ce présent est tourné vers «ce qui vient», vers de l'à venir. C'est en effet le sens que nous avons voulu donner au volume collectif publié aux éditions de La fabrique sous le titre (emprunté au Journal de Kafka) «Toi aussi, tu as des armes», «poésie & politique». Dans les quelques pages intitulées «Opacité critique» j'évoque ce qui fait le spécifique de certaines pratiques récentes, la façon dont se nouent, se croisent et s'impliquent à nouveaux frais (sur un mode qui n'est plus celui de la poésie «engagée») poésie et politique, une écriture soucieuse de prendre en charge la violence et les complexités du «réel» ambiant, une écriture soucieuse d'opérer une décontamination des langages (ce que mon camarade Jacques-Henri Michot appelait l'«ABC de la barbarie»), une poétique tout à la fois tendue vers une communication directe (comme, politiquement, elle est habitée du désir d'émancipation et de «démocratie réelle»), mais consciente aussi qu'écrire c'est opérer (le mot est de Dominique Fourcade, je crois) «dans un opaque profond». Ce petit livre n'est en rien un manifeste ou une théorie d'ensemble, c'est une tentative pour y voir plus clair, à partir de quelques exemples concrets, dans ce qu'il en est d'une certaine inquiétude politique récurrente, ou résurgente, et de l'esprit de vigilance, à l'œuvre dans les pratiques dites de recherche. Je me permets ici de citer quelques lignes qui figurent en tête d'un volume récent de la revue Nioques. Elles résument tout à fait le climat dans lequel s'inscrit mon travail, critique, théorique ou (post)poétique:

«Christophe Tarkos disait «je respire». Et nous voyons bien que l'ordre des choses et des mots, autour de nous, est irrespirable.
Raison évidente pour tenter de produire les formes, les dispositifs, les documents, les situations, nécessaires à notre survie en milieu hostile.»


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Laurent Zimmermann

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Mai 2012 à 20h08.