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Les silences de Gérard Genette et d'«Émile» Fontanier

Par Jean-Paul Sermain (Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle)


Introduction à Pierre "Émile" Fontanier, la rhétorique et les figures de la Révolution à la Restauration, textes rassemblés et publiés par Françoise Douay et Jean-Paul Sermain, Presses Universitaires de Laval, coll. «La République des Lettres», 2007, p. 1-16.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de ses éditeurs.


Dossier Rhétorique.





Les silences de Gérard Genette et d'«Émile» Fontanier



L'œuvre de Fontanier[1], du moins la partie qui nous est familière bien au delà du cercle étroit des spécialistes des questions rhétoriques, le volume des Figures du discours paru dans la collection «Science de l'homme» chez Flammarion en 1968, est indissociable de son éditeur moderne, Gérard Genette, dont le point de vue, formulé dans son Introduction et dans un essai sur «La rhétorique restreinte» paru d'abord dans Communications 16 en 1970 puis repris dans Figures III en 1972, allait assurer le succès de l'ouvrage en déterminant son mode de lecture et d'usage. L'examen du lien entre les deux grands critiques permet de comprendre leur démarche à chacun et d'expliquer la fascination qu'exerce le Traité des figures, vaste édifice à vocation scientifique, comme le montrent la simplicité des catégories utilisées, l'art consommé des classifications, le souci des distinctions justifiant les innovations néologiques, devenu une sorte de manuel pour les étudiants en lettres en France, et s'offrant en même temps comme un dictionnaire anachronique et légèrement délirant où l'on pourrait goûter non les mots mais les espèces poétiques d'une langue que plus personne ne parle et qu'aucun écrivain ne voudrait utiliser. Comme un chapitre démesuré venant se glisser dans les Ficciones de Borges.


On le voit d'emblée, à la simple énumération de ses caractéristiques, rien de plus tentant que d'interpréter le traité des Figures du discours comme le modèle secret et inavoué (sinon dans le choix du titre) des livres consacrés par Genette à ce qu'il appelle poétique: la série des Figures, Mimologiques, Palimpsestes, Seuils. Même goût de la simplification pour cerner l'ensemble des possibles littéraires, mêmes divisions hiérarchisées, même usage des exemples capricieusement pris dans une vaste culture, même jeu néologique, même désintérêt pour les intentions de l'auteur, la composition des œuvres, l'invention, l'engagement, la psychologie. Le maître contemporain qui a transformé au-delà des siècles Fontanier en critique influent (alors que son audience au XIXe siècle, on va le voir, est restée très faible) serait ainsi devenu le disciple de sa créature, Frankenstein secret. Co-énonciateur de Fontanier, il doit être considéré plus profondément comme son co-auteur.


Cette impression fantastique de proximité ne mériterait guère d'être mentionnée au seuil de cet ouvrage si, à l'examen proposé par ce recueil de travaux élaboré à partir d'une journée d'études à l'université de Paris 3-Sorbonne nouvelle[2], il n'apparaissait pas une analogie étroite dans la conduite de la pensée, l'exposé de leurs propos et la définition minimaliste de leur objet. La provocation discrète de Genette, la volonté de laisser implicites les motifs et les conséquences de ces choix intellectuels, de ne pas entrer sur la scène d'une dispute (à l'inverse d'un Sollers ou d'un Barthes) se révèlent en accord profond avec la politique plus radicale encore d'occultation de Fontanier. Pourquoi ces silences? Peut-on en rapprocher légitimement les causes et les effets? Le voile dont Fontanier s'est entouré était pour ses contemporains assez transparent, ses implications aisément saisissables, ce qui assurait la portée polémique de ses livres, du moins rendait sensible leur position dans un champ intellectuel. Le mode du silence faisait partie d'un message lié à un contexte historique agité et complexe, de la Révolution, en ses divers moments, au Consulat, à l'Empire et à la Restauration. En 1968, l'éloignement de la tradition rhétorique, l'ignorance des propositions du XIXe siècle, interdisaient sans doute de donner aux refus de Fontanier leur importance, comme la face cachée d'une pratique confondante dans sa précision maniaque et volubile; inversement, la distance que nous avons prise à l'égard de sa résurrection permet aujourd'hui de mesurer les silences de Gérard Genette et une partie de leurs motifs. Genette avait à apprivoiser le rescapé étrange d'un continent englouti dont son public ignorait tout, il est utile, aujourd'hui, de restituer la singularité, sinon l'étrangeté, d'un texte trompeusement familier.


Gérard Genette n'opérait pas seulement une exhumation, puisqu'il continuait et achevait le travail de Fontanier. Le volume des Figures du discours n'est pas une republication. 1968 est la date de sa première édition, puisque l'auteur n'était pas parvenu à réaliser son projet de réunir son Manuel classique pour l'étude des tropes (paru en 1821 et réédité jusqu'en 1830) et son second traité Des Figures du discours autres que les tropes paru une seule fois en 1827. Genette accomplit donc à cent-quarante-et-un ans de distance l'entreprise inaboutie de Fontanier. En 1970, le numéro seize de la revue Communications, consacré aux «recherches rhétoriques» entendait plus largement réveiller l'antique discipline écartée de l'enseignement par l'école de Jules Ferry après 1880 et du paysage intellectuel français[3]. Fontanier, comme l'explique plus loin A. Vibert, était érigé en pièce maîtresse d'une reconstitution de la rhétorique, du moins de ce que Roland Barthes avait modestement et justement appelé un «aide mémoire», dans un parcours rétablissant à la fois une ligne historique et un développement conceptuel: Fontanier consacrait la fin d'une tradition amputée très vite de sa visée argumentative et proprement oratoire (dès l'Empire et Quintilien selon Todorov) et bientôt réduite à un travail sur l'élocution, le style et ses figures. Fontanier en offrait la tentative de description raisonnée la plus complète et la plus cohérente. Ce qu'il y avait de meilleur à garder d'une tradition oubliée à l'excès.


Le succès de l'œuvre confirma que Gérard Genette avait vu juste: le public, en particulier celui des étudiants de lettres, avait plaisir à redécouvrir la richesse des procédés utilisés par les écrivains et disponibles dans les discours, comme le raffinement des distinctions et la multiplicité des catégories permettant de saisir la littérarité des textes, du moins leur facture poétique. Le livre de Fontanier était conforme au principe fonctionnaliste qui commandait le structuralisme des années 60-70, et plus particulièrement les études poétiques, et il offrait pour le détail des textes ce que la théorie du récit établissait en gros et au niveau sémantique par les soins de Barthes, Todorov, Genette, Brémond et Greimas (du moins en France). Du point de vue de la création, il était aussi en accord avec l'idée que l'écrivain travaillait sur la langue, sur ses matériaux. Fontanier aidait à en prendre conscience, à les repérer, à les désigner, à comprendre comment ils s'agençaient. C'était d'ailleurs un des mérites de la culture rhétorique traditionnelle de favoriser un contact médiat avec sa langue et son discours, de les envisager comme méritant un travail et imposant une pause dans le choix de variantes.


Le travail de Fontanier mettait la poésie en tableau, elle offrait aussi du matériau linguistique une image assez conforme à l'idée alors en vogue d'un système componentiel sinon cybernétique: son ouvrage est en effet fondé sur l'idée que la langue fournit des termes et des expressions interchangeables pour exprimer les mêmes idées et sur la possibilité de décrire le réseau de ces variantes et même d'établir les lois logiques de leur formation. Nous concevons aujourd'hui ces relations d'équivalence en termes de paraphrase. Fontanier ignorait cette notion et devait plutôt voir le fonctionnement des tropes et des figures sur le modèle de la relation synonymique: il étend ce qui valait pour le mot à des unités extensibles et parfois très larges, établissant ainsi une typologie des paradigmes offerts au discours littéraire. Il avait rédigé dans une visée voisine un commentaire sur Racine étudié par Sonia Branca: le corpus du grand écrivain devait livrer au lecteur un choix de variations dans le lexique, la syntaxe ou les collocations et l'aider à élaborer une langue élégante et juste. Fontanier étoffe même ce travail par deux autres commentaires (La Henriade, L'Art Poétique de Boileau). Mais il était alors tributaire et des commentaires antérieurs et des occurrences aléatoires des mots et expressions fournies par les trois grands écrivains. Le traité seul lui permettait un exposé global et une description systématique qui, selon lui, comme nous le rappelle Anne Vibert, relevait de la «grammaire». Il tirait ainsi toutes les leçons de son commentaire sur le Traité des tropes de Dumarsais. Celui-ci avait lui aussi considéré la formation des tropes comme un mécanisme linguistique dont on pouvait donner et donc maîtriser la logique: il consiste à remplacer le terme qui désigne directement la chose par celui qui y renvoie indirectement en mentionnant une de ses «circonstances».


G. Genette avait bien mis en relief le rôle donné au critère de substitution (quand il ne peut être appliqué, il faut considérer qu'il n'y a pas trope) mais avait plutôt rapporté le texte de Fontanier à la tradition rhétorique qu'à la tradition grammaticale et lexicographique (peut-être moins connue encore à ce moment-là). Ce lien était évident, puisque la perspective stylistique et toutes les catégories principales (en dehors des innovations néologiques) ont été forgées dans les grands traités de rhétorique depuis Aristote et utilisées dans une pratique pédagogique aussi ancienne. Alors que l'humanisme avait adapté cette formation théorique et pédagogique à l'apprentissage du latin, les exemples français s'étaient progressivement introduits, puis des traités avaient été rédigés en français. Cette translatio studii est achevée chez Fontanier dont tous les exemples et tous les termes critiques sont exclusivement français. La littérature française sert d'horizon à son livre comme un enseignement de la langue et de la littérature françaises. La rhétorique autrefois orientée vers l'accès à une langue étrangère morte prépare désormais une maîtrise des emplois cultivés de sa langue maternelle. Transformation contemporaine de l'émergence des dictionnaires monolingues et liée à eux: apprenant quels sont les termes voisins et synonymes, quelles distinctions dans leur sens, leur emploi, leurs valeurs. Le traité des figures en constitue le complément en apprenant comment user des mots et surtout des paraphrases, définitions ou expansions qui en tiennent lieu.


Entre rhétorique, grammaire et stylistique, dira-t-on, mais ce serait confondre les perspectives historiques: cette dernière naît ensuite de l'abandon de la rhétorique et profite de ses dépouilles. Fontanier, lui, invoque la grammaire et entend par-là caractériser et justifier son traitement de l'héritage rhétorique. Il n'est pas le premier à opérer de cette manière. On l'a dit, Dumarsais avait agi de même, dans une intention critique et antirhétorique: pour les philosophes des Lumières, la rhétorique apprenait à utiliser les équivoques, les zones floues du langage, à introduire des arguments peu apparents grâce aux métaphores ou autres figures: elle se repaît de «l'abus des mots». Dumarsais, lui, arrache les tropes et, en établissant ses règles générales de formation et d'emploi, il fait de leur étude une extension de la grammaire vers le lexique, met l'élève à l'abri des ruses de la mauvaise foi et du despotisme (qu'il combat frontalement dans ses essais) et ménage une connaissance réfléchie de la langue, l'accès à ce qui en elle relève de la «grammaire générale». Au seizième siècle, Ramus avait lui aussi proposé de réduire la rhétorique à l'étude de l'expression verbale, l'élocution, et de reverser dans la logique, dans une science, tout ce qui relevait de la persuasion (invention des arguments puis organisation et disposition). Fontanier s'inscrit dans ses tentatives régulières de séparer et redistribuer les composantes rhétoriques en enrichissant les autres disciplines de l'antique trivium, logique ou grammaire, et donc en réduisant la rhétorique à ce qu'on appelle parfois sa partie «littéraire». Il s'inspire directement de Dumarsais (il rédige un commentaire de son Traité des Tropes) et, moins explicitement, de ses contemporains les Idéologues qui, sous la Révolution, le Consulat et l'Empire et parfois au-delà, ont cherché à donner à la philosophie des Lumières un prolongement de type scientifique: ils rêvent de connaître les lois de la langue, du corps et de ses rapports au psychique, la psychologie, les mœurs, la morale, les sociétés. Fontanier leur est doublement redevable[4]. Dans sa méthode: il entend soumettre son objet à une logique aussi simple que possible (comme une réduction chimique) et ensuite l'ordonner selon une classification hiérarchisée dont les différentes unités reçoivent des étiquettes parlantes: la science est alors conçue comme une langue bien faite dont il faut clarifier les unités, la syntaxe, la nomenclature. Fontanier suit aussi les Idéologues dans l'extension du projet scientifique en l'appliquant à une matière de goût et d'inspiration poétique. Ceci explique aussi qu'il puisse renoncer dans son exposé à tenir compte de la valeur cognitive ou combative du discours littéraire qui se nourrit d'arguments et utilise les figures comme un mode de réflexion. En effet, les Idéologues n'ont pas seulement soumis la littérature à des procédures rigoureuses, ils lui ôtent le monopole de la connaissance des mœurs et des cœurs, de ce que Marivaux appelle avec bonheur «la science de l'homme», désormais redevable des sciences proprement dites. L'amputation de la littérature, sa restriction, rendait aisé de la soumettre à une méthode d'analyse scientifique: on n'avait plus à tenir compte de ses ambitions morales et philosophiques. Fontanier se dispensait à bon droit de voir dans la figure une manière de penser ou un instrument d'action et de communication: en marge des savoirs, elle est une source d'agrément. C'est dans cet ensemble que le livre de Fontanier trouve sa place, mais il n'y fait pas référence, il n'adopte ni les postures de Ramus ni de Dumarsais, il se tait.


Certes un manuel pour la classe de seconde n'avait pas à entrer dans ces discussions théoriques, mais Fontanier n'en conserve pas même la trace (ce qui n'est pas le cas dans le Traité de Dumarsais) alors qu'il consacre des pages générales aux tropes et figures non tropes concernant leur bon usage, il ne s'en est pas expliqué ailleurs et ce bel Idéologue (dans sa méthode et son objet) est donc complètement ignoré des études consacré au mouvement, ne croyant qu'aux drapeaux des auteurs et peu soucieuses de considérer ceux qui n'en portent pas. Le silence de Fontanier à l'égard de ses choix d'Idéologue rejoint ainsi celui qu'il garde sur ses positions anti-rhétoriques. La démonstration d'Anne Vibert qui s'appuie sur l'enquête de Françoise Douay[5] portant sur l'ensemble des XVIIIe et XIXe siècles est à cet égard sans appel: non seulement Fontanier se situe dans les marges de l'enseignement de la rhétorique, de son renouveau et des formes que prend dans la Restauration même l'éloquence, mais il déforme les analyses rhétoriques et les textes eux-mêmes de façon à les faire entrer dans son système. Il reprend le plus grand nombre des tropes ou des phénomènes figuraux appartenant à la tradition rhétorique (il les étend même un peu), mais en leur ôtant les fonctions argumentatives, expressives et intellectuelles qui entraient dans leur repérage et dans la description de leur usage. Quand il examine des fragments de discours à l'intérieur des textes littéraires, il n'envisage jamais leur rapport avec son auteur ni ce qu'il entend atteindre chez l'interlocuteur, le champ des passions, des disputes, des violences; citant un passage de La Henriade qui décrit une mère dévorant son fils (où Voltaire entend susciter l'indignation émue contre les horreurs d'une guerre de religion), il suppose que le lecteur admire la trouvaille technique de l'écrivain, son «heureux effet» qui le remplit de «plaisir» (p. 343). Se présente là, poussée à l'extrême, la tendance du livre: les textes sont entièrement privés de leur intention, de leur signification dans une approche techniciste qui, en même temps, trouve dans ses propres trouvailles ce qui doit attacher le lecteur à la littérature: elle n'est plus qu'un artisanat montrant ses chefs d'œuvre. Le silence de Fontanier participe ainsi d'une volonté de mise à distance des violences et des conflits auxquelles la littérature participe et dont elle fait sa matière privilégiée (dans l'idée alors répandue qu'elle émane des passions et doit les éveiller). Fontanier se voulait ainsi étranger à une conception rhétorique du discours mais aussi à une conception plus générale du livre comme prise de position d'un sujet engagé et concerné par l'état du monde ou la conscience de sa singularité.


Les enquêtes capitales de Bernard Vinatier[6] ont montré que ce silence sur l'actualité des débats théoriques impliquant les Idéologues, la rhétorique et son renouveau, le rôle imparti aux écrivains de son temps, tous absents de son Traité, avait une dimension personnelle: Fontanier a été un acteur passionné des événements révolutionnaires, a défroqué et promu, dans une Marseillaise iconoclaste qui ouvre ce volume, la libération de tous les religieux et religieuses cloîtrés, il les a appelés à renouer par le mariage avec la nature, il a dû se défendre face aux tribunaux, puis il a été un enseignant zélé dans ces établissements proprement révolutionnaires que sont les Écoles centrales instituées après Thermidor. Son engagement l'amène à changer son nom (suivant ainsi une pratique qui va jusqu'à opérer un nouveau découpage du temps, avec d'autres intitulés de jour, de mois et de saison) et, par hommage à Rousseau et comme pour signifier l'avènement de l'homme nouveau, il devient Émile Fontanier, comme il l'explique dans cette Nouvelle abjuration du 17 nivôse an II (6 janvier 1794)[7]:

Oui, je le répète encore et je le répète à la face de l'univers, je ne veux plus du métier de prêtre, de ce métier d'imposture et charlatanisme, fondé sur l'ignorance et la crédulité publique. C'est avec le plus grand plaisir, que j'abandonne un théâtre, où je puis me flatter de n'avoir joué d'autre rôle que d'abattre les toiles, et démasquer les acteurs. Périssent les prêtres avec les rois! Tombent les autels avec les trônes! Voilà mon vœu. Les droits de l'homme et la constitution républicaine, voilà mes dogmes. La raison, la nature, la morale universelle, voilà ma foi, mon évangile. La pratique des vertus, la haine des vices, voilà mon culte. Après l'Etre suprême, la liberté, l'égalité, la patrie, voilà mes dieux. Ami de la vérité, je jure de la défendre, au prix de mon sang même, contre les attentats du fanatisme et de la superstition.
La qualité de chrétien ne vaut pas mieux, pour un républicain philosophe, que celle de prêtre, et je m'en suis également dépouillé. Le nom de Pierre, ce nom du chef des tyrans mitrés, m'inspirait trop d'horreur pour le conserver plus longtemps, et je l'ai changé pour celui d'Emile, nom si cher à mon cœur, et qui veut dire élève de Rousseau, l'enfant de la nature.

Fontanier suit les cours de l'École normale et accède aux enseignements les plus actuels des Idéologues, ceux de Garat et de Sicard en particulier, il enseigne ensuite lui-même la nouvelle matière qui doit renverser l'esprit traditionnel des humanités, la grammaire générale, comme l'exposent dans leur contribution Ilona Pabst et Jochen Hafner. Il ne fait pas partie de ces rhéteurs déçus de la Révolution comme La Harpe et Maury qui entendent lutter contre ses errements par un retour à la grande éloquence: s'il a entendu les conférences de La Harpe à l'École Normale, il ne gardera rien de ses exhortations à renouer avec la rhétorique. Il se distingue de Droz, comme lui professeur d'Ecole Centrale à Besançon, qui est le seul à publier une rhétorique pendant la Révolution (an VII) et qui préfigure les options des libéraux après 1814 parce qu'il entend extraire de la tradition ce qui est la plus conforme à la situation des orateurs dans une république et même tenir compte des nouvelles situations délibératives et des occasions offertes aux discours publics. Fontanier, lui, ne demande pas à enseigner les belles lettres où il aurait pu préserver une bonne part de la rhétorique traditionnelle[8] mais entend prolonger le projet révolutionnaire par un renouveau total de l'enseignement, philosophique et éclairé. D'une certaine façon, ses deux traités qui forment Les Figures du discours conservent une certaine fidélité à l'Idéologie, dans leur méthode et le détournement anti-rhétorique de l'élocution, dans une volonté de scientisme détaché, mais fidélité réduite par son objet même: ne visant plus à défendre la connaissance du fonctionnement du langage et de la pensée sinon sur ses marges, dans des zones de variations facultatives ménageant des plaisirs paisibles. Il garde de cette période un certain activisme pédagogique et comme le souhait de garder du projet linguistique des Écoles Centrales ce qui pourrait persister une fois délesté de trop d'ambitions philosophiques et politiques: il adapte avec succès pour les classes de seconde le livre de Dumarsais avec son Manuel classique pour l'Etude des tropes; il propose en vain de glisser en première le traité des Figures autres que tropes, qui amènerait à prendre sur la littérature une position de grammairien, et il avait souhaité que sa Clef des Etymologies, nourrie de Beauzée, autre grand grammairien philosophe, trouve sa place en troisième, pour éveiller une conscience linguistique mieux en accord avec l'évolution des travaux sur la langue désormais plus historiques.


Fontanier s'inscrit dans un mouvement rationaliste des XVIIe et XVIIIe siècles qui vise à perfectionner l'usage et les normes de la langue par une distinction très fine des emplois, la détermination des acceptions et l'établissement des correspondances entre les formes et les significations. Mais ce projet, porté alors par les Idéologues, a changé de nature pendant la Révolution. Pour deux raisons. D'une part, l'activité lexicographique, fort développée au 18e siècle, qui voit se multiplier les dictionnaires monolingues et les encyclopédies, quitte le monde de la philosophie et est projetée brutalement sur la place publique: les définitions de mots comme «nation», «aristocrate» ou «citoyens» se révélaient différentes selon les choix politiques et leur établissement était mis au service de causes partisanes. Fixer le sens du mot devenait un enjeu de pouvoir et pouvait influencer l'opinion. On l'a vu, Fontanier a soutenu la politique linguistique des Montagnards en abjurant son prénom de Pierre et en lui substituant celui d'Émile. Les représentations auxquelles renvoient les termes ne peuvent prétendre à d'autre stabilité que celle de l'ordre établi et de l'autorité: elles engagent les institutions, les croyances et les événements, comme le révélaient les bouleversements de la Révolution. Elles sont l'objet de luttes et de compromis comme l'a théorisé dans un contexte analogue Mikhaïl Bakhtine. Les Idéologues sont intervenus surtout à partir de Thermidor et ils ont, comme les autres, soutenu leur point de vue par une référence «objective» à la vérité scientifique: leur position politique consistait à essayer de se soustraire à ce qu'avait exaspéré la Terreur. Fontanier a en outre vécu la violence impériale puis sa défaite. Pourtant, non seulement il ne se réfère jamais à tout ce qui s'était produit mais il pouvait donner (ou avoir?) l'impression qu'il revenait à la stabilité d'autrefois. Toutefois le repli sur un corpus fixe et lointain, celui des années 1660-1740 (comme dans l'étude d'une langue morte), le désintérêt pour ce qu'il aurait à nous dire et une attitude techniciste et para-grammaticale, ont pour effet de contourner les usages discursifs et littéraires, les domaines qui avaient été pris dans la tourmente: démarches et mesures d'évitement qui révèlent le caractère décisif de ce foyer brûlant du politique, absent et omniprésent. Son objet et sa méthode laissent Fontanier poursuivre une activité lexicographique en oubliant ses perturbations et ses liens aux pouvoirs, se dissocier de sa participation à la Révolution et de ce qu'avaient impliqué ensuite l'ambition impériale et son effondrement. La conscience que lui-même et son public pouvaient avoir de ces événements se marque dans le soin à maintenir ses distances alors même que, par son activité et ses choix intellectuels, il leur restait profondément lié. C'est comme s'il campait sur les mêmes terres dévastées en cherchant à créer une zone de retraite calme, silencieuse comme un cabinet de lecture.


L'œuvre de Fontanier s'est donc construite sur quatre silences: concernant ses choix antirhétoriques, ses choix Idéologiques, son rapport aux débats lexicographiques, son expérience révolutionnaire. Quatre phénomènes qui donnent un relief curieux à sa logique de la distanciation: il apprend à son lecteur à rester en retrait des textes, focalisés sur leur surface technique, et à tirer de cette position un plaisir qui justifie l'occupation de la lecture, et même d'une lecture cultivée. Il fait de l'esthétique un moyen de s'abstraire des œuvres en abstrayant des qualités propres à leur discours et indépendantes de leur contenu (la grâce, la force, la noblesse, la beauté). Il fonde ainsi le désintéressement de son lecteur sur trois démarches convergentes: comme dans ses Études de la langue française sur Racine, en ramenant les textes à la recherche du bel usage, en proposant une description mécanique de leur fonctionnement sémantique qui assimile l'art d'écrire à celui de trouver aux termes simples des substituts ornés, en ramenant le plaisir de la littérature au repérage de ces processus et des effets artistiques qu'ils produisent. Le grammairien, le savant et l'esthète s'accordent pour assurer une douce retraite.


Gérard Genette s'est senti assez proche de Fontanier pour se faire l'avocat de ses silences, en les prolongeant par les siens propres. À l'égard de son disciple posthume, au moins deux. D'une part, il a supposé une carrière sans histoire d'enseignant vue à l'aune modeste des rhéteurs: «bref une vie discrète et exemplaire de professeur, vouée apparemment tout entière à l'enseignement par la parole et l'écrit. Faut-il souhaiter d'en savoir davantage?» (c'est la conclusion de son Introduction). Sur le plan strictement biographique, l'histoire nous a pourtant appris qu'il y a diverses manières pour un intellectuel d'être présent dans les périodes de révolutions et que le silence peut y prendre des valeurs bien différentes. Mais, même si l'on ne veut pas s'aventurer sur le terrain de l'éthique politique, écarter l'auteur de son temps, c'est s'empêcher de connaître les débats à l'intérieur desquels ses choix prennent sens, et plus encore la non référence à ses débats: Fontanier est à la fois lié à un riche passé, le conserve et le renie (il tire les conséquences de son ralliement à l'Empire). Le second silence de Gérard Genette à l'égard de Fontanier vient aggraver les conséquences du premier, il porte sur l'histoire même de la rhétorique envisagée uniquement comme un trésor d'idées et non comme une discipline inscrite dans le temps, les institutions et marquée par une série de choix successifs et fortement contrastés. Le livre de Fontanier pouvait ainsi, en se référant au moment fondateur d'Aristote et à la contradiction d'une discipline enseignant la parole publique sous des régimes qui la restreignent au soutien de l'autorité, être lu comme l'expression achevée d'une «rhétorique restreinte» au style et aux figures. Cette proposition est doublement vraie: elle décrivait à merveille le mouvement de restriction opéré par Fontanier (de façon implicite on l'a vu), et elle définissait par avance la place que la rhétorique pouvait occuper pour l'esprit moderne de 1968: une encyclopédie du style. L'énoncé de G. Genette s'est prouvé vrai.


On le sait, il ne l'était que par omission et il laissait à tort entendre que la rhétorique avait suivi ce chemin d'amaigrissement progressif dans les faits, sans considérer ses développements si nombreux, et son actualité même renouvelée au moment où Fontanier publie ses traités (avec un succès mince). Comme Genette ne souhaitait pas situer dans les débats du temps les choix de Fontanier, il interdisait, par l'énoncé pragmatique d'une restriction de la rhétorique, d'envisager son traité comme une des manières possibles pour aborder non seulement la rhétorique mais les activités du langage, éloquence, poésie, littérature (Paul Bénichou a montré en effet le souci de donner à la littérature sa valeur éloquente chez les «mages romantiques»).


On serait tenté par symétrie avec son disciple d'y il a deux siècles de s'interroger sur les silences de Genette dans la détermination de ses propres options. Comme Fontanier utilisait la rhétorique à contre sens pour défendre un rapport désintéressé aux textes et une conception désengagée de la littérature, les choix de Genette, en 1968 et dans ses livres si proches par leur style intellectuel du traité des Figures, permettaient d'écarter les intentions des auteurs, la composition des œuvres, la passion des lecteurs, leur participation à des interrogations intellectuelles, esthétiques et morales. Aussi peut-il, dans Palimpsestes, mettre sur le même plan le rapport intertextuel des textes des XVIe-XVIIIe siècles avec ceux des textes modernes et les distribuer selon deux types d'intention: soutien et approbation de l'œuvre reprise ou critique et satire, sans considérer que ces rapports changent complètement si l'on est soumis à une idéologie littéraire de l'imitation et du respect des modèles (faisant de toute création une imitation, ce qui peut susciter le rire burlesque) ou dans une idéologie d'originalité (où l'imitation devient quelque chose d'aberrant comme le Don Quichotte de Pierre Ménard). De façon très singulière et très originale, Genette n'a cessé de traiter le matériau sémantique des œuvres littéraires en écartant toute volonté chez l'auteur de lui donner un sens, de la même façon que Fontanier s'est emparé de la rhétorique en lui ôtant sa logique, sa visée, son ambition.


Le débat de la nouvelle critique s'est cristallisé sur le biographisme de l'histoire littéraire universitaire sans considérer suffisamment que les choix de Genette s'opposaient conjointement aux deux conceptions marxiste et sartrienne (outre celle de la psychanalyse) qui à leur façon corrélaient l'œuvre à son environnement et à l'investissement personnel de l'écrivain. La génération à laquelle Gérard Genette appartient a connu elle aussi des bouleversements extrêmes. Situation analogue à celle de Fontanier à un siècle et demi de distance. On peut au moins relever qu'ils ont adopté ensuite la même attitude scientifique, la formation d'un système permettant d'ignorer la place historique du sujet, d'évacuer toute dialectique (à l'inverse des positions «brechtiennes» de Barthes). Sans doute les contextes intellectuels étaient bien différents, dans la mesure où la position de Genette lui permettait de se tenir à distance des avant-gardes politiques mais aussi néo-romantiques tout en passant lui-même pour avant-gardiste.



Jean-Paul Sermain (Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle)
2007


Pages associées: Rhétorique, Figures, Paratexte.



[1] Comme on va le voir plus loin, Fontanier a pendant la Révolution abandonné son prénom de Pierre pour celui d'Émile: procédure d'effacement du passé qu'il effectuera ensuite en sens inverse, en laissant tomber cet «Émile» et en revenant à Pierre.

[2] Je remercie le centre de recherches CERLAV 18 et son directeur René Démoris pour leur soutien, je remercie Françoise Douay pour l'inspiration de ce projet, qui m'a soutenu de son savoir exceptionnel et de ses propositions si suggestives.

[3] Voir Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, Paris, Le Seuil, 1983 et sa contribution à l'Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne dirigée par Marc Fumaroli (Paris, PUF, 1999).

[4] Voir les deux synthèses de S. Moravia, Il Tramonto dell'Illuminismo.Filosofia e e politica nella società francese (1770-1810), Bari, 1968, et G. Gusdorf, La Conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Paris, 1978; ainsi que Les Idéologues, éd. W. Buse et J. Trabant, Amsterdam-Philadelphia, 1986.

[5] Voir l'artcile d'Anne Vibert, avec les références à ses propres travaux, et la contribution de Françoise Douay à l'Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne 1450-1950, direction Marc Fumaroli, Paris, PUF, 1999, chapitre 23, ainsi que son article essentiel: «Non, la rhétorique française, au XVIIIe siècle, n'est pas ‘restreinte' aux tropes», Histoire, Epistémologie, Langage, 1990, vol 12, n° 1, p. 123-132.

[6] Son travail a rendu possible notre projet, je le remercie de sa disponibilité et de la générosité avec la quelle il a mis à notre disposition le résultat de ses recherches, articles, documents écrits et iconographiques.

[7] Découvert et cité par Bernard Vinatier dans «Un intellectuel dans la Révolution du Cantal: Pierre Fontanier, Revue de la Haute Auvergne, janvier-septembre 1989, p. 181-245, p. 197.

[8] Voir notre contribution, qui montre aussi que Droz n'a pas été le seul à composer une rhétorique moderne.



Jean-Paul Sermain

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