Atelier

Olivier Bessard-Banquy

Sexe et littérature aujourd'hui. Petite étude des moeurs dans les lettres françaises, Paris, La Musardine, 2010.

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L'introduction d'Olivier Bessard-Banquy est reproduite ci-dessous avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

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Il est bien difficile, quand on voit l'état des amours contemporaines, de se représenter le monde d'avant la libération sexuelle. On a peine à imaginer aujourd'hui qu'on ne voyait pas de seins nus sur les plages de la Méditerranée, qu'un éditeur se risquant à publier le marquis de Sade pouvait se retrouver en prison et qu'il n'était pas question de ramener sa petite amie chez soi sauf à vouloir jeter les familles dans le désordre et l'affliction. Le sexe est aujourd'hui partout : chaque année les jupes sont plus courtes et les chemisiers plus décolletés, les spots de pub pour les yaourts se rapprochent toujours plus du court-métrage érotique et les jeunes amants ne trouvent plus guère de barrières sur la route du plaisir si ce n'est celle de leur inexpérience (l'art d'aimer n'est pas plus inné aujourd'hui qu'avant 1968). Par-dessus tout le sexe a cessé d'être l'étalon des tabous. S'il est avéré que la libération des mœurs n'a pas modifié la fréquence des rapports charnels, elle a en revanche affranchi la parole sensuelle ; non seulement un silence pesant ne règne plus dans les familles sur «la confusion des sentiments», mais il est devenu possible d'évoquer sa vie intime dans un dîner en ville comme s'il s'agissait d'un sujet d'actualité et de lire les romanciers libertins dans le métro sans troubler l'ordre public. Claude-Jean Bertrand et Annie Baron-Carvais, dans leur Introduction à la pornographie, estiment même que la pornographie demain sera comparable à la gastronomie ou la philatélie : il ne sera pas plus déplacé de regarder un bon film porno entre amis que d'aller faire un jogging dans les jardins du château de Versailles. À vrai dire, on ne voit pas très bien jusqu'où peut aller cette extraordinaire libération des corps tant l'individu contemporain semble suivre toujours plus résolument la seule voie du libre arbitre dans son rapport au monde comme aux choses du sexe. Le nudisme sera-t-il toléré sur les plages de Dunkerque à Menton? Regardera-t-on en famille le samedi soir Gorge profonde ou Latex ? Les enfants demanderont-ils des préservatifs à leurs parents pour leur dixième anniversaire? Autant de questions que cette course étrange vers un monde toujours plus sexualisé oblige à se poser et qui génèrent de nombreux discours en faveur d'une réaction – réaction dont la campagne virulente contre le film Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi aura été le point d'orgue.

Bizarrement, alors que le sexe n'a jamais été aussi envahissant, il ne s'est jamais trouvé autant de personnes pour déclarer l'érotisme en voie d'extinction. Pour Allan Bloom, nous vivons «la désérotisation du monde, qui accompagne son désenchantement. […] L'isolement, le sentiment de ne pouvoir établir un contact en profondeur avec d'autres êtres humains, telle est, semble-t-il, la maladie de notre temps.» Philippe Muray, avec le sens critique qu'on lui connaît, ne dit pas autre chose : «Il en va aujourd'hui de l'existence sexuelle […] comme de ces lieux de mémoire qui ne sont plus que des motifs d'attraction et d'animation…». Last but not least, Jean-Jacques Pauvert qui, par son travail d'éditeur et sa célèbre Anthologie historique des lectures érotiques, a tant fait pour le libertinage et la galanterie déclare dans son dernier livre que l'érotisme, sous sa forme littéraire, est mort et enterré. Tout en moquant les tenants d'une sexualité froide et vulgaire, Pauvert dénonce la pauvreté d'une littérature flasque et répétitive, incapable de donner un vrai souffle à l'écriture du choc amoureux. Faut-il voir un paradoxe dans cette opposition entre un exhibitionnisme permanent qui transforme l'individu contemporain en voyeur malgré qu'il en ait et un désenchantement sensuel dont les grincheux croient deviner l'odieux visage partout ? Faut-il s'étonner d'un côté de voir le corps banalisé par son omniprésence et de l'autre la littérature incapable de sublimer la mécanique du désir et l'union sensuelle ? La question manque d'autant moins d'intérêt que le lecteur français s'est depuis longtemps accoutumé à l'idée que sa langue était la mieux faite pour célébrer la fusion des corps et le commerce amoureux. À la lecture de Jean-Jacques Pauvert ou de Sarane Alexandrian, l'amateur de gauloiseries se laisse volontiers persuader que l'extraordinaire littérature érotique de tradition française prouve la suprématie de la culture amoureuse hexagonale sur toutes les autres (alors que la Renaissance a célébré la sensualité italienne, que la période Ming finissante a été celle d'une véritable floraison d'œuvres érotiques en Chine et alors que le xixe siècle a été celui de l'épanouissement érotique anglais, encouragé par le succès précurseur de John Cleland et de sa fameuse Fanny Hill…). Ce «cocorico mutin» est néanmoins bien compréhensible quand on songe à la superbe histoire du libertinage et aux raffinements que le marivaudage a pu atteindre dans les boudoirs du xviiie siècle. Peut-être que sous sa forme furieusement amorale aussi le libertinage a montré l'extraordinaire puissance de la grivoiserie au point de pousser les tenants de l'ordre ancien à vouloir interdire des ouvrages décrivant avec un peu trop de talent et d'acuité les affreuses débauches du clergé et les abominables frasques de la cour. Il est sans doute logique, en clair, que nombre de critiques aient essayé de rattacher l'avalanche d'ouvrages pornographiques publiés depuis peu à la longue histoire littéraire grivoise de la France. Mais n'est-ce pas un contresens grave que d'imaginer Virginie Despentes dans la descendance de Louise Labé ou Michel Houellebecq dans les pas d'Andréa de Nerciat?

C'est que l'écriture érotique, hier maudite, aujourd'hui dévitalisée, change de statut en quittant le second rayon. Reconnue, plébiscitée, elle se voit vidée de sa force transgressive. Elle doit apprendre à exister par elle-même sans tirer de son interdiction ou de sa charge subversive, désormais improbable, sa raison d'être. Le sexe n'est plus ce grand «impensé radical», ce territoire secret que chacun découvre dans le silence de la nuit en luttant contre les puissants effets de la honte et l'épouvantable poids des névroses. Dans le mouvement de l'explosion hédoniste et des mots d'ordre au «jouir sans entraves», il devient un élément essentiel de l'épanouissement de l'être. Hier attaqué, sali, moqué, il est aujourd'hui cool, sympa, branché. Cette révolution oblige toute la littérature galante à se reconstruire. Le héros traditionnel du récit gaulois, le libertin qui, par ses belles paroles et ses stratagèmes byzantins, parvient à séduire des vierges trop naïves, n'est plus possible dans le roman lubrique de l'après-1968 et dans une société où la femme assume ouvertement ses pulsions et cède sans déchoir à l'appel de la chair. Disparus, les systèmes de la censure laissent désormais toute liberté aux écrits poivrés pour s'affirmer, pour investir au grand jour la bibliothèque de l'honnête homme, mais ces œuvres de la rébellion contre l'ordre moral et de la célébration des sens contre les conformismes de la vie bourgeoise n'ont-elles pas ainsi perdu de leur sel? Comment bâtir une œuvre forte qui fasse sensation quand il est devenu si banal de vivre à trois ou de coucher à cinq? Comment écrire un texte qui frappe les esprits quand le marquis de Sade est partout en rayon?

La révolution sexuelle a fécondé toute la littérature. Au moment même où les œuvres sèches des années structuralistes se sont effondrées pour laisser place à un retour au réalisme, parfois direct, parfois compliqué de jeux spéculaires et de trucages au troisième degré, le sexe a naturellement colonisé les pages des romans de la rentrée – la littérature peut-elle prétendre dire quelque chose du monde sans parler de cette extraordinaire mutation des mœurs? La littérature blanche est donc devenue de plus en plus sexualisée, obligeant la littérature galante à monter en gamme, si l'on peut dire, et offrir des textes trash ou nerveux pour se démarquer. Tous ces bouleversements qui, dans les magazines, nourrissent dossiers spéciaux et enquêtes inédites ont également suscité, sur le même mode mi-journalistique mi-sociologique, toute une littérature flirtant avec l'essai de comptoir ou la réflexion de bas étage sur la sexualité des temps nouveaux. Quoi que l'on pense de ses œuvres, force est de constater que les succès publics de Houellebecq viennent d'abord de l'intérêt général pour les choses du sexe et pour l'analyse des mœurs. À défaut, peut-être, d'être les meilleurs amants du monde, les Français ont une passion historique pour tout ce qui a trait à l'amour, et notre longue histoire littéraire en ce domaine prouve que les délices de la chair aspirent à se faire matière à textes, gagnent à être doublés par les mots. Entre Michel Houellebecq et Virginie Despentes, entre Catherine Millet et Catherine Breillat, la littérature du sexe aujourd'hui hésite entre le récit et la spéculation, entre le roman et l'analyse, pour faire réfléchir tout en faisant frissonner, parfois pour séduire, plus souvent pour surprendre, sinon pour écœurer. Toute la littérature d'aujourd'hui, à ce double titre, fournit une matière de premier ordre pour qui s'intéresse aux mœurs et à la gaudriole. Descriptions, études, anecdotes, confessions s'additionnent pour donner de la France des corps et des sens une idée tantôt sensible et délicate, tantôt raide et tranchante, pour offrir comme une enquête sur la sexualité contemporaine, contrastée, où les signes de contentement se mêlent inextricablement aux aigreurs du désarroi.

Dans ces textes où la description coquine fusionne avec le propos rustre, où le bon mot polisson voisine avec le souci gynécologique, il est difficile d'apprécier les éventuelles vertus aphrodisiaques de la phrase. La distinction ancienne entre érotisme et pornographie a sans doute fait sens à une époque où l'écriture lubrique n'a été pensable qu'euphémisée, nourrie de métaphores délicates et de comparaisons raffinées. Ont pu relever alors de la pornographie – comme en négatif– tous les textes trop crus ou trop aigres pour espérer sortir des doubles fonds des bibliothèques. Toutefois ces deux types d'écrits ont toujours abouti, dans les faits, à l'échauffement des sens, il a toujours été artificiel d'opposer ces deux formes d'expression sensuelle ou amoureuse. La subtile distinction qui a pu séparer ces deux écritures est tombée dans les dernières décennies quand la décontraction sociale de l'après-1968 et la démocratisation de l'écrit qui s'en est suivie ont rendu banales l'expression crue, la verdeur du texte, la flambée du trash.

Certains croient encore deviner que deux ouvrages intitulés pour l'un Frissons sous la dentelle et Le Clitoris de la secrétaire pour l'autre ne relèvent pas du même genre littéraire. Mais est-ce bien certain ? S'il existe un domaine de liberté où il est vain de chercher des frontières, n'est-ce pas celui de la sexualité? Doit-on voir la signature de l'érotisme dans une œuvre dont l'héroïne montre sa poitrine d'albâtre au personnage principal? Que dire si le récit donne la description précise et poétique de sa toison douce ? Doit-on déclarer la même œuvre pornographique si l'héroïne chevauche maintenant, avec force détails, le héros du récit? Les mœurs changent d'une époque à l'autre, d'un lieu à l'autre, d'une personne à l'autre. Toute tentative de définition objective de ces différents termes est vouée à l'échec. Elle l'est d'autant plus que ces productions, on l'a dit, entraînent plus ou moins les mêmes effets. L'emploi de l'un ou l'autre terme dépend du regard – bienveillant ou réprobateur – de celui qui s'exprime bien plus que de la nature du spectacle décrit. Quand l'expression est gracieuse et de tonalité euphorique, on croit y percevoir la marque de l'érotisme. Quand la langue est obscène, bête et méchante, acharnée à décrire une sexualité violente, on pense y deviner la signature de la pornographie. Mais toute la littérature lubrique depuis ses origines met en échec cette dichotomie artificielle dans la mesure où la grâce et le graveleux s'entre-mêlent sans fin dans les chefs-d'œuvre du second rayon. Dans La Femme de papier de Françoise Rey, ouvrage fondateur de l'érotisme féminin des temps contemporains, la description émue des jouissances de la narratrice est inséparable des tirades contre le sadisme retors de son amant qui multiplie les expériences lubriques et vachardes pour emmener sa maîtresse au cœur de pratiques à sensations fortes. Dans ce livre où se mélangent des préciosités d'écriture et des paragraphes gaulois, des proses poétiques sur la lingerie ancienne et des descriptions de travers scatologiques, l'érotique et le pornographique ne font qu'un. Quel que soit le lectorat visé, le roman gras et le récit galant ont un seul objectif entêté qui est d'aiguillonner les sens du lecteur. C'est parce que dans la vie les métaphores suggestives et les termes crus sont susceptibles de générer les mêmes effets gaillards et festifs qu'il est vain de vouloir les opposer en littérature. On peut préférer l'expression délicate à la rédaction brute, on peut tout aussi bien goûter la narration raide plus que le récit fleuri, mais toujours est-il que les deux remplissent bel et bien les mêmes fonctions – les opposer n'a pas plus de sens que de chercher à savoir ce que le communisme doit à Marx plus qu'à Engels.

Au demeurant, dans la masse d'ouvrages lubriques publiés depuis peu, l'écrit aphrodisiaque est loin de dominer. L'écriture du sexe n'est plus, loin s'en faut, une écriture de la fête des corps et des vertiges de l'amour. S'il reste heureusement des auteurs de la célébration des chairs, ils sont souvent perdus dans la masse des déçus de la sensualité ou des ennemis de la douceur. Le sexe colonise les pages de la littérature mais ce n'est plus pour y être encensé dans les champs sémantiques de l'extase et du ravissement. L'écriture légère et galante a laissé la place à une sombre «spermathorrée», à des torrents de complaintes sensuelles qui surprennent autant l'amateur de textes libertins que l'amoureux épanoui. Trop souvent, la littérature du sexe ne vise plus à faire chavirer le lecteur dans un monde de plaisirs, et nombreux sont ceux qui comme Michel Polac s'en offusquent – à quoi bon multiplier sur des pages et des pages des lignes creuses sur la déception des corps et l'horreur des unions manquées?

Dans tous les cas, ce sont les pudeurs du discours qui ont disparu, les retenues de l'expression, toute cette part de l'intimité, jadis tue, aujourd'hui évoquée comme n'importe quelle autre question dans la sphère publique. La frontière s'est évanouie entre les littératures blanche et rose, entre les livres respectables et les œuvres maudites, une réputation diabolique et des œuvres graveleuses ne sont plus un handicap pour qui espère siéger à l'Académie française. Mieux, la présence de passages salés dans une œuvre qui prétend relever de la grande littérature est désormais perçue comme la marque d'un vrai courage, d'une volonté de s'affronter à ce que les convenances ont trop longtemps tenu sous le boisseau. Ce sont les silences qui sont devenus étranges et pour tout dire suspects. Certains même ne sont pas loin de penser qu'aujourd'hui l'abstinence est l'ultime et donc la pire des perversions. Le récit d'une entrée au couvent n'est-il pas ainsi le dernier livre subversif possible des années 2000? celui d'un renoncement au sexe et à ses grâces?

Quel est donc tout l'intérêt de la littérature lubrique au milieu des films graveleux et autres blogs salés disponibles ad libitum sur le net? Comment comprendre cette poussée de l'écriture érotique féminine depuis les années 1980? D'où vient cette plongée dans les enfers du hard et du grunge? Que nous disent les littératures gauloises du sexe et de sa place dans le monde d'aujourd'hui? C'est à ces quelques questions que ce travail propose d'apporter de modestes éléments de réponse.



Olivier Bessard-Banquy

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Octobre 2010 à 19h26.