Atelier



Sur les traces d'une scène perdue de Phèdre

par Jean-Claude Milner


Cet article a été publié dans la revue Nouveau Commerce, Cahier 73/74, Printemps 1989. À l'invitation de Marc Escola, que je remercie vivement, je reprends ici mon texte sans grandes modifications. En-dehors de quelques corrections de style, je me suis surtout efforcé de tenir compte des ressources nouvelles qui s'offrent aux lecteurs. Grâce à l'édition que Georges Forestier a procurée pour la «Bibliothèque de La Pléiade», on accède ainsi à certains documents qui naguère encore ne se laissaient pas consulter aisément. Internet se révèle également précieux à cet égard.

En revanche, je n'ai pas cherché à prendre en compte les progrès de la recherche « racinienne ». Je n'ignore ni la quantité ni la qualité des publications qui, en France et hors de France, ont enrichi nos connaissances et approfondi les interprétations. Ma bibliographie s'arrête donc à 1989 ; de ce fait, elle passe sous silence des contributions importantes ou même décisives. D'avance, je présente mes excuses à leurs auteurs.

Les additions, peu nombreuses, sont signalées par des crochets droits et par la mention « Note de 2020 ». Cela étant dit, je n'ai rien ajouté d'important à la démonstration de fond. Par ailleurs, j'ai supprimé quelques excursus, qui m'ont paru peu utiles.

Concernant le texte de Phèdre, j'ai adopté les usages typographiques et orthographiques des éditions scolaires, sauf pour la ponctuation. Sur ce point, il importait de suivre la première édition de 1677.



Dossiers Théâtre, Textes possibles.





Sur les traces d'une scène perdue de Phèdre


1. Du troisième au quatrième actes de Phèdre, l'enchaînement dramatique est clair : à la fin de la scène 5 de l'acte III, Thésée a quitté la scène pour aller s'informer auprès de la reine. À ce moment, comme le dit fort bien Louis Racine (Œuvres, Paris, 1808, t. 6, p. 181), "le spectateur attend qu'il revienne instruit des causes du trouble qu'il a trouvé dans sa famille". Au début de l'acte IV, cette attente est satisfaite.


L'action s'est donc poursuivie hors de la vue du spectateur ; celui-ci doit la reconstituer par conjecture. Il peut le faire sans peine ; les premières paroles de Thésée sont univoques et ne permettent qu'une seule conclusion : Œnone a mis en œuvre le plan qu'elle avait annoncé à la scène 3 de l'acte III; Hippolyte a été accusé d'éprouver pour Phèdre un amour coupable, de le lui avoir déclaré et d'avoir exercé sur elle une violence criminelle; l'épée d'Hippolyte en a fait foi, par renversement de l'indice d'innocence en indice de culpabilité. On peut citer encore Louis Racine : "Thésée n'a point parlé à Phèdre. Œnone est venue au-devant de lui, et, lui montrant l'épée de son fils, l'a assuré que Phèdre ne gardait le silence que pour épargner le coupable : ce père au désespoir revient sur ses pas au lieu de la scène".


Comme le note le commentateur, Œnone n'a pas seulement parlé, elle a aussi montré; Thésée n'a pas seulement entendu, il a aussi vu : "j'ai reconnu le fer" (v.1009). Le mot "reconnu" n'est pas là sans dessein. On y discerne, sous une forme atténuée, et néanmoins explicite, l'instant de la reconnaissance, dont Aristote faisait un ressort tragique essentiel et dont Racine a donné, dans ses annotations aux marges de la Poétique, une interprétation personnelle.[1] Car, en termes stricts, la reconnaissance aristotélicienne concerne l'identité d'une personne ou, plus rarement, la nature d'un objet : une mère reconnaît son fils, une sœur reconnaît son frère, etc. Racine cependant l'entendait autrement : à ses yeux, la reconnaissance concernait la nature des actions. Instant où un personnage reconnaît pour ce qu'elle est l'action qu'il a commise, ou l'action de quelque autre qui devra déterminer la sienne propre. Ainsi, Thésée, reconnaissant le fer, reconnaît bien un objet, mais surtout il reconnaît l'action d'Hippolyte pour une violence armée.

Sauf que la reconnaissance est ici une fausse reconnaissance. Thésée est trompé et se trompe : hamartia tis, disait encore Aristote; une bévue, dira plus tard Jacques Lacan (par allusion ou sans allusion à Aristote). Cet instant d'hamartia est décisif, puisqu'il noue Thésée à la tragédie - par les conséquences qu'il entraîne et parce qu'il manifeste une faille; grâce à cela, Thésée cesse d'être ce héros trop parfait que la tragédie ne saurait admettre.


Or, pour essentielle qu'elle soit à l'action et à l'économie de la pièce, cette fausse reconnaissance échappe aux yeux du spectateur. La scène d'ouverture de l'acte IV a donc une finalité : donner occasion de restituer des paroles et des gestes absents, sans lesquels la tragédie ne se nouerait pas. On songerait volontiers à une rétroaction ; lors de la seconde scansion — seule visible —, la première — invisible — fait valoir sa substance. On notera les imparfaits de Thésée, « …un traître, un téméraire/ Préparait cet outrage … », « L'insolent de la force empruntait le secours », « Et Phèdre différait à le faire punir ? ». Temps d'une évidence saisissable seulement au moment ultérieur. En sorte que le nœud de l'action tragique, comme le point de fuite en certains tableaux, se trouve rejeté hors de la vue, perceptible seulement par ses effets.


*

2. Une telle construction ne va pas sans risques; le plus sensible serait que la scène visible apparût en elle-même dépourvue de toute action. Elle ne servirait alors qu'à reconstruire le moment antérieur - pure et simple cheville dramatique, aussi peu admissible dans une pièce, que le serait, dans un vers, une cheville syllabique.


En vérité, la faute est évitée de justesse. Si la scène dit bien quelque chose de nouveau, ce qu'elle dit est fort peu et se résume à ceci : "Phèdre mourait, Seigneur".


On connaît cet usage de l'imparfait, qui marque l'événement sur le point de s'accomplir et suspendu à l'instant même qui précède son accomplissement. Une mort empêchée clôt ainsi l'acte d'accusation : Phèdre a risqué de perdre la vie.


Il faut comprendre qu'Œnone, jusque-là, n'en avait rien dit. Un premier événement consiste donc en ceci : les spectateurs observent Thésée se convaincre sous leurs yeux qu'il apprend une horreur nouvelle et que son fils en est directement la cause. Eux-mêmes en revanche savent parfaitement à quoi Œnone fait allusion, puisqu'ils l'ont vu sur le théâtre à la fin de la scène 5 de l'acte II : Phèdre implorant Hippolyte de la tuer ou de la laisser se tuer elle-même. Ils n'apprennent donc rien à proprement parler, sinon ce qu'est le mensonge d'Œnone ou plutôt sa subtile véracité. De ce mensonge, ils connaissaient les effets par la douleur de Thésée; ils savent désormais par quelles techniques il a pu être persuadé. Tel est le second événement de la scène.

Grâce aux premiers mots de Thésée, on découvre qu'Hippolyte a été accusé de violence, mais on ne sait pas comment l'accusatrice a procédé, puisque tout s'est passé hors du théâtre ; en suivant le déroulement de la scène, on observe directement la méthode mise en œuvre ; les mots « Phèdre mourait », accompagnés peut-être d'un sanglot, en marquent le point culminant ; la mort, châtiment désiré de Phèdre coupable, devient un danger qui a menacé Phèdre innocente.


Un échantillon de la technique d'Œnone, voilà de fait le seul contenu propre de la scène, puisque, dans les vers qui précèdent et qui suivent, rien ne se passe et rien ne se dit qui ne soit censé s'être déjà passé ou avoir déjà été dit.


*

3. Il faut donc reconnaître que durant la scène 1 de l'acte IV, l'action ne progresse guère, sinon par rappel et rétroaction. Mis à part ce défaut ou plutôt ce risque de défaut, la construction de la scène elle-même ne suscite aucun trouble. Comme il arrive souvent en début d'acte chez Racine, elle se propose comme la fin d'une conversation, déjà engagée au lever du rideau et se concluant sur le théâtre. Elle permet par conséquent de remonter aux moments antérieurs de cette conversation et de reconstruire l'action qui n'a pas été montrée. Rien là, apparemment, que de normal.


En revanche, la liaison entre la scène 1 et la scène 2 se révèle fort étrange.


Du point de vue de la langue, tout d'abord. Thésée use du pronom, le voici (v.1035) [2]. Pourtant, Hippolyte n'a pas été mentionné depuis le v.1027, c'est-à-dire depuis trois répliques. Sans doute n'y a-t-il là rien d'insupportable ; l'apparition d'Hippolyte lui-même rend la référence du pronom limpide aux spectateurs. La vraisemblance non plus n'est pas choquée ; on dira l'esprit du roi suffisamment plein de son fils pour que l'usage du pronom se justifie. Il n'en reste pas moins qu'une sorte de déchirure se fait sentir, qui n'est pas commune chez Racine.


Seconde étrangeté, dramaturgique celle-là : il faut supposer deux mouvements, départ d'Œnone et arrivée d'Hippolyte. Entre ces deux mouvements, il ne saurait y avoir de long délai, sinon Thésée demeurerait seul en scène, sans prononcer un seul mot ; cela serait contraire aux règles et peu tolérable en termes de dramaturgie générale. Admettons donc que la sortie d'Œnone et l'entrée d'Hippolyte se suivent immédiatement ou même coïncident; une difficulté doit alors être soulevée : contrairement à la pratique constante de Racine, le texte ne comporte aucune indication. Dans de telles circonstances, en effet, le double mouvement se trouve ordinairement décrit ; par exemple, le personnage qui part déclare avoir aperçu le personnage qui arrive, ou le personnage qui arrive déclare avoir aperçu le personnage qui vient de partir, ou le personnage qui, par sa présence, lie les deux scènes mentionne le départ et l'arrivée, etc. Il en va ainsi dans Phèdre même, II, 4-5 et 5-6.[3] Cela est si vrai que certains commentateurs suppléent ici les indications manquantes par une conjecture : Œnone, sans le dire, aurait aperçu Hippolyte et, pour cette raison, hâterait son départ; on peut aussi supposer, pourquoi pas, qu'Hippolyte, sans le dire, ait aperçu Œnone[4]. Qui ne voit le défaut de ce type de conjecture ? Non seulement, rien dans le texte ne l'appuie, mais c'est justement le silence du texte qui la rend nécessaire.


On devrait aisément convenir d'un principe : ne rien supposer sur la scène qui ne trouve sa confirmation -directe ou indirecte - dans le texte. Un tel principe, valide sans doute pour tout théâtre, l'est au premier chef pour le théâtre classique. Dans le cas présent, il faut en conclure : puisque rien ne dit qu'Œnone ait vu Hippolyte ou Hippolyte, Œnone, ni Œnone n'a vu Hippolyte, ni Hippolyte n'a vu Œnone.


En fait, la liaison entre les deux scènes est typiquement de celles qui appellent un monologue. On peut ici citer l'ouvrage de référence de Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France (Paris, Nizet, 1950, p. 245) : "les monologues servent à lier les scènes. Il serait aisé de donner des exemples de cette fonction. Ainsi le monologue de Phèdre, à la scène 5 de l'acte IV de Phèdre de Racine, sert à lier une scène entre Phèdre et Thésée avec une scène entre Phèdre et Œnone. Si ce monologue n'existait pas, Œnone devrait entrer au moment précis où Thésée sort, et cette coïncidence [...] serait difficilement admissible". Mutatis mutandis, cette "coïncidence" inadmissible se laisse justement constater entre la scène 1 et la scène 2 du même acte.


Il y a donc là une petite énigme de composition mécanique.


Or, on peut revenir de ces étrangetés touchant la liaison des scènes 1 et 2, à la scène 1 elle-même. On l'a vu, mis à part la découverte rétroactive de la mise en accusation, la scène ne sert qu'à révéler à Thésée une mort suspendue. Pourtant, chose curieuse, cette donnée demeure apparemment sans aucune fonction dramatique ; Thésée n'en dit rien, n'en tire aucune conclusion, n'interroge pas Œnone à ce propos ; qui plus est, lorsqu'au cours de la scène 2, il prononce devant Hippolyte un réquisitoire où s'additionnent tous les chefs d'accusation, il n'en fait nul état. On peut même se demander ce que ce grief ajoute aux accusations qui ont déjà été lancées, puisque, dès le lever du rideau, le père s'est déjà persuadé des multiples forfaits du fils et notamment de la tentative de viol ; les vers 1007-1008 en font foi. Ajoutons que le langage d'Œnone parle ne peut manquer de frapper par son étrangeté ; "j'ai vu lever le bras", pourquoi cette indétermination ? pourquoi cette insistance sur la vue ?


La conclusion s'impose : contrairement à l'apparence, la scène 1 de l'acte IV de Phèdre, telle qu'elle se présente dans la tradition imprimée, fourmille de difficultés de forme et de contenu. Pour s'y rendre attentif, il faut et il suffit qu'on s'interroge, comme on le doit quand on connaît la pratique dramatique de Racine, sur la maladresse technique de la liaison qui s'établit entre scène 1 et scène 2. 


*

4. De fait, cette liaison se présentait tout autrement lors des premières représentations. En témoigne un écrit du temps, intitulé Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte et attribué à Subligny; [5] Paul Mesnard, semble-t-il, fut le premier à s'en aviser en 1865 dans son édition des Grands Écrivains de France : "Il y avait évidemment, avant l'impression de la pièce, une autre scène 2 de l'acte IV, que Racine a supprimée, et qui est ainsi critiquée dans la Dissertation (p.389) : ‘Thésée [...] aussi persuadé de ce crime supposé que s'il s'était commis à ses yeux, s'amuse à faire des exclamations sur son énormité, au lieu d'aller chercher auprès de Phèdre ou d'Œnone des preuves plus solides de cette odieuse accusation.' La scène retranchée était donc un monologue de Thésée" (Œuvres de Jean Racine, Paris, Hachette, 1910, t. III, p.362, n.1).


Autrement dit, la transition entre le départ d'Œnone et l'arrivée d'Hippolyte avait bien la forme attendue (cf. Scherer, ibid.). Subligny en dit le contenu : une série d'exclamations. Comme le note avec raison N.M. Bernardin, dans son édition classique (Théâtre complet de Jean Racine, Paris, Delagrave, 1882, IV, p.104, n. 2), il y a bien des exclamations dans la scène 1 telle qu'elle se présente aujourd'hui; néanmoins, il est impossible que Subligny ait voulu parler de cette scène-là, puisqu'il suppose clairement que Thésée parle en l'absence d'Œnone.


Que Racine ait récrit partiellement sa pièce, cela en soi n'est pas surprenant. Il n'est pas non plus surprenant qu'une telle modification ne nous soit connue que de manière indirecte. Ainsi, nous ne connaissons les modifications apportées à Britannicus que par la biographie de Louis Racine; s'il avait pris à Louis Racine la fantaisie de se taire là-dessus, nous ne pourrions en inférer l'existence que par quelques allusions éparses et fragiles de J.B. Rousseau et de Brossette. Toutefois, qui lit Louis Racine se convainc qu'il se tait facilement sur la vie de son père et ne choisit d'en rapporter quelque anecdote que si elle tourne à la gloire de Boileau. De son silence, on ne peut donc rien inférer qui affecte le témoignage de Subligny; tout au plus peut-on conclure que Boileau, en l'affaire, n'a joué aucun rôle.


La réalité de la scène perdue étant bien établie, une seule question mérite intérêt : pourquoi Racine a-t-il modifié sa pièce ? Question passionnante, mais évidemment oiseuse, si la scène perdue demeure entièrement inconnue. Il vaut la peine ici de rappeler, après Edgar Poe, l'aphorisme que formula Sir Thomas Browne, au chapitre V de son Hydriotaphia, en 1658 : même le chant des Sirènes, même le nom que portait Achille parmi les femmes, ne sont pas au-delà des conjectures; de la même manière, la recherche de la scène perdue peut, elle aussi, s'achever par une scène retrouvée.


*

5. Reprenons la déclaration de Subligny et le commentaire de Bernardin. Nous avons conclu, comme le second, que la scène dont parle le premier ne saurait être l'actuelle scène 1. On peut aller plus loin dans la déduction. Supposons une scène 2 telle que la décrit Subligny, suivant la scène 1 telle que nous la connaissons; il faut supposer qu'à quelques vers de distance, Thésée se livre deux fois à des séries d'exclamations. Supposition hautement invraisemblable. Une conclusion s'impose : Racine n'a pas seulement supprimé une scène 2, mais il a de plus modifié la scène 1. Plus précisément encore : la scène disparue étant constituée d'exclamations, la scène 1 devait n'en pas contenir. D'où suit aisément la conjecture : les exclamations à restituer dans la scène disparue ne sont autres que les exclamations de l'actuelle scène 1. En bref, certain fragment de l'actuelle scène 1 ne s'y trouve qu'à la suite d'un déplacement et constituait, dans la version primitive, le monologue d'une scène 2.


De quel fragment peut-il s'agir ? Thésée dans l'actuelle scène 1 parle trois fois; sa dernière intervention se réduit à un seul vers et ne peut être prise en considération; sa deuxième intervention ne contient qu'une seule forme de type exclamatif, « le perfide ! » ; pour le reste, elle consiste en phrases constatives (vv. 1023-1026) et en une interrogation directement adressée à Œnone (vv.1027-1028). Rien de tout cela ne permet une interprétation exclamative. En revanche, la première intervention de Thésée (vv. 1001-1013) est largement constituée de phrases exclamatives. C'est donc là que doit se trouver le fragment déplacé.

Considérons plus attentivement le texte. Il est en réalité composite. Il y a deux mouvements. Tantôt, le sujet invoque un Autre, absolument différent de lui-même, absent du monde et néanmoins garant de son ordre, par delà les circonstances particulières - en l'occurrence, le Destin ; ce sont les vers 1003-1006. Tantôt, le sujet prend à témoin un autre, absolument semblable à lui-même, matériellement présent et dont la position de garant vaut seulement dans la situation du moment - en l'occurrence, Œnone. Tel est par exemple le vers 1013. Pour fixer les termes, on peut parler dans le premier cas d'exclamations vraies et dans le second, de prises à témoin.


J'avancerai l'hypothèse suivante : dans la scène primitive 2, monologue où Thésée parlait sans interlocuteur, ne pouvaient être proférées que des exclamations vraies et non pas des prises à témoin. Dès lors, pour déterminer dans la scène 1 actuelle le fragment étranger, le raisonnement est clair en son principe : il suffit de déterminer, dans la première réplique de Thésée, quels vers sont sûrement des exclamations vraies plutôt que des prises à témoin. Il convient évidemment d'être restrictif ; sauf raison contraignante, on maintiendra dans la scène 1 tout vers qui se laisserait interpréter aussi bien comme une prise à témoin que comme une exclamation vraie.


Pour décider, l'on n'a qu'une seule ressource : la syntaxe et la sémantique, c'est-à-dire la langue.


Dans ces conditions, seuls les vers 1003-1006:


              Avec quelle rigueur, Destin, tu me poursuis

              Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.

               O tendresse ! O bonté trop mal récompensée !

               Projet audacieux ! Détestable pensée !


requièrent d'être interprétés comme des exclamations vraies, puisque, là seulement, la figure de l'Autre est explicitement nommée, comme Destin. Cependant ces vers entraînent avec eux les quatre vers qui les suivent. Certes, les deux vers 1007-1008 pourraient à la rigueur s'interpréter comme une prise à témoin. Mais ils font corps avec les quatre vers exclamatifs et en représentent la conclusion et le commentaire. Plus précisément, ils expliquent le vers 1006 et les mots projet et pensée, qui l'articulent. Quant aux vers 1009-1010, qui sont constatifs et non pas exclamatifs, ils expliquent le vers immédiatement précédent et notamment le mot force. En bref, si les vers 1003-1006 appartiennent à l'ancienne scène 2, il en va de même pour les vers 1007-1010.


Pour le reste, les vers 1001-1002 et 1011-1013 sont tous interprétables comme des prises à témoin. En particulier, les vers 1012 et 1013, qui mentionnent Phèdre explicitement, s'adressent à l'évidence à Œnone et non pas à un Autre olympien. D'ailleurs, le vers 1013 est amarré à la scène 1 actuelle par la réplique d'Œnone; il entraîne le vers 1012, qui lui est parallèle, et le vers 1012 entraîne, à cause de la rime, le vers 1011. De même, le vers 1001 ne peut, à cause de son premier hémistiche, qu'appartenir à la scène 1, dont il est la nécessaire ouverture; il entraîne, à cause de la rime, le vers 1002.[6]


*

6. Tout bien pesé, on en arrive au texte suivant, où des guillemets signalent la nouvelle numérotation des vers :


              Scène primitive 1


             THÉSÉE

Ah! qu'est-ce que j'entends ! Un traître, un téméraire

Préparait cet outrage à l'honneur de son père ?

Tous les liens du sang n'ont pu le retenir ?

Et Phèdre différait à le faire punir ?

Le silence de Phèdre épargnait le coupable ?      "1005"


             ŒNONE

Phèdre épargnait plutôt un père déplorable.

Honteuse du dessein d'un amant furieux,

Et du feu criminel qu'il a pris dans ses yeux,

Phèdre mourait, Seigneur, et sa main meurtrière

Éteignait de ses yeux l'innocente lumière.        "1010"

J'ai vu lever le bras, j'ai couru la sauver.

Moi seule à votre amour j'ai su la conserver.

Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,

J'ai servi malgré moi d'interprète à ses larmes.


             THÉSÉE

Le perfide ! Il n'a pu s'empêcher de pâlir.                     "1015"

De crainte en m'abordant je l'ai vu tressaillir.

Je me suis étonné de son peu d'allégresse;

Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.

Mais ce coupable amour dont il est dévoré,

Dans Athènes déjà s'était-il déclaré ?            "1020"


             ŒNONE

Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la Reine.

Un amour criminel causa toute sa haine.


             THÉSÉE

Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ?


             ŒNONE

Je vous ai dit, Seigneur, tout ce qui s'est passé.

C'est trop laisser la Reine à sa douleur mortelle.     "1025"

Souffrez que je vous quitte et me range auprès d'elle.


                 Scène primitive 2


             THÉSÉE

Avec quelle rigueur, Destin, tu me poursuis !

Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.

O tendresse ! O bonté trop mal récompensée !

Projet audacieux ! Détestable pensée !                                      "1030"

Pour parvenir au but de ses noires amours

L'insolent de la force empruntait le secours.

J'ai reconnu le fer, instrument de sa rage ;

Ce fer dont je l'armai pour un plus noble usage.

Mais le voici. Grands Dieux !


               Scène primitive 3


                À ce chaste maintien etc.[7] "1035"


On notera sans peine que la version restituée corrige sensiblement certaines étrangetés d'écriture de la vulgate ; le pronom le du vers "1035", qui ferme la scène primitive 2 (et ouvre la scène 2 de la vulgate), trouve aisément son antécédent, puisque Thésée, dans son monologue, mentionne son fils : « le voici » s'inscrit dans la suite de « je l'armai », appartenant au vers "1034". De même, les propos de Thésée qui ouvrent la scène primitive 1 se laissent désormais interpréter comme une série de prises à témoin et d'interrogations rhétoriques qui n'est plus coupée par des exclamations vraies; ces dernières forment le monologue de la scène primitive 2.


*

7. Là n'est pas le plus important. Les paroles de Thésée, quoiqu'inchangées dans leur détail, prennent, par le pur effet d'une division et d'un déplacement, un caractère tout différent. Là où le lecteur de la vulgate rencontre un texte continu, qui peut et doit être interprété comme tel, la version restituée propose deux textes entièrement séparés, l'un appartenant à la scène primitive 1 et l'autre formant la scène primitive 2 ; chacun d'eux peut et doit être interprété pour lui-même.


Or, l'interprétation des paroles prononcées sur la scène classique obéit à une loi rigoureuse, qui peut s'énoncer ainsi : l'interprétation du théâtre classique est séquentielle.


Autrement dit, chaque parole prononcée traite, comme un effet ou comme un commentaire ou comme une arme, la parole prononcée à l'instant antérieur; chaque scène traite, commente, transforme, contredit la scène qui la précède immédiatement. C'est du reste par l'application de cette loi que le spectateur peut reconstruire une péripétie oblitérée, à partir d'une scène subséquente. De ce point de vue, tout est changé entre la version primitive et la vulgate. Par le seul fait que certaines paroles de Thésée ont été déplacées ou condensées, elles devront recevoir une interprétation différente; par le seul fait que les paroles ouvrant la scène primitive 1 reçoivent une interprétation différente, le moment antérieur qu'elles engagent à restituer, devra, lui aussi, être différent; par le seul fait que les paroles de Thésée ont une interprétation différente, les paroles d'Œnone qui les suivent, quoiqu'elles soient inchangées en elles-mêmes, fonctionneront de manière différente. Rien de ce qui vaut dans la vulgate ne saurait plus être accepté sans examen dans la version primitive.


Considérons pour lui-même le mouvement de la scène primitive. Sur ce qui vient de se passer avant que le rideau se lève, les paroles de Thésée constituent le seul indice; notons le vocabulaire : traîtrise, témérité, honneur, punition, liens du sang, il n'est question, dans les paroles qui désormais ouvrent la scène 1, que de droit et plus spécifiquement du droit de la famille. On en conclura donc que l'outrage dont Hippolyte a été accusé dans l'intervalle des actes est une faute essentiellement juridique. Comparons alors le monologue ; le vocabulaire est tout autre : projet, noires amours, force, rage, on n'est plus dans le domaine de la faute juridique, mais dans celui du forfait, d'un acte si criminel qu'il est au-delà du droit. La conclusion s'impose : aux deux moments, Thésée ne parle pas de la même faute, mais de deux fautes distinctes. La première concerne le droit; elle a été révélée hors du théâtre à Thésée, qui la connaissait dès avant le début de la scène primitive 1. La seconde est hors droit; elle a été révélée sur le théâtre et Thésée, comme le spectateur, en découvre la nature au cours de la scène primitive 1. On verra du reste que cette "reconnaissance" se subdivise elle-même en moments distincts.


La différence entre les fautes est brouillée dans la vulgate. Le "crime odieux" dont Œnone a dû parler peut sans doute se laisser analyser, néanmoins cette analyse demeure sans portée dramatique, puisqu'entre l'amour coupable et la violence, il n'y a nulle séparation, nulle gradation. Du même coup, Thésée, au lever du rideau, paraît avoir déjà appris tout l'essentiel - d'où le risque d'inutilité de la scène. Dans la version restituée, l'ombre même de ce risque disparaît ; au début de la scène primitive 1, Thésée ne sait pas tout ; en fait, il ne sait presque rien ; c'est au cours de la scène, devant les spectateurs, qu'il apprendra l'essentiel de la bouche d'Œnone.


Les paroles d'Œnone, quoiqu'inchangées entre la version primitive et la version actuelle, se révèlent du même coup avoir une tout autre portée. Elles ne sont plus là pour donner une sorte d'échantillon des techniques qui sont censées s'être exercées avant que la scène ne commence. Elles font progresser l'action, en modifiant profondément ce que Thésée est supposé conclure; par là même, bien évidemment, elles sont aussi la mise en œuvre, complètement déployée, de la technique d'Œnone.


Sans doute la vulgate suffisait-elle à s'en former une idée exacte : une transsubstantiation du vrai en faux. Tout comme le pain et le vin, sans changer de propriétés sensibles, changent de substance, de même Œnone, par une Eucharistie perverse, sait dire ce qui est, tout ce qui est et seulement ce qui est, de telle façon pourtant que le véridique se change en mensonger.


Par les vers 1029-1030 (= "1021"-"1022")

             Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la Reine.

             Un amour criminel causa toute sa haine ...

Œnone ne fait que répéter l'aveu de Phèdre. Quand elle décrit la mort empêchée, elle n'excède en rien ce que le spectateur a vu : Phèdre demandant à Hippolyte qu'il la tue, puis s'emparant de l'épée pour se tuer elle-même. Sauf que les mots, exacts en eux-mêmes, se combinent de telle manière que leurs significations s'inversent.


Le faux témoin peut à bon droit résumer son propos :

             Je vous ai dit, Seigneur, tout ce qui s'est passé.

Tout, c'est-à-dire rien de plus et rien de moins. Détail après détail, Œnone n'a ni menti ni trompé, sinon qu'en les additionnant, son récit ment et trompe. Ce n'est pas forcer les textes que de songer ici aux techniques de la restriction mentale, telles que les casuistes les recommandaient et telles que Pascal les avaient dénoncées publiquement. Du reste, le rapprochement a été fait[8] et concorde avec la réputation de pièce janséniste (entendez pièce du parti janséniste) que Phèdre avait eue.[9]


« Phèdre mourait … », suicide ? Le mot est trop précis, puisqu'Œnone ne l'emploie pas. À l'indétermination des mots "un amour criminel" , répond dans son langage une indétermination multipliée - elle parle seulement de mort, et ne choisit pas entre meurtre et suicide. "Phèdre mourait", "j'ai vu lever le bras", "j'ai couru la sauver" ces mots s'appliquent aussi bien à l'un qu'à l'autre. Rien ne contraint les deux articles possessifs, sa dans "sa main meurtrière" et ses dans "de ses yeux l'innocente lumière", à renvoyer au même référent - suicide d'une innocente -, ou à deux référents distincts - meurtre d'une innocente.[10] L'analogie avec l'expression "un amour criminel" est trop éclatante pour qu'on puisse hésiter : l'ambiguïté est également voulue dans les deux cas. Œnone laisse entendre à Thésée - libre à lui du moins de choisir cette interprétation - qu'Hippolyte a voulu tuer Phèdre et qu'elle-même, Œnone, fut témoin de la tentative.[11] Ainsi s'explique l'insistance sur le voir ; "j'ai vu lever le bras", dit-elle, laissant à Thésée le soin de conclure qu'il s'agit du bras d'Hippolyte et se proposant, à tout hasard, comme témoin oculaire.


Quoique l'accusation de meurtre se laisse déchiffrer dans la vulgate, la version restituée la rend plus présente encore. Elle l'insère dans cette gradation qui fait passer de la sphère du droit où se meut Thésée au début de la scène primitive à la sphère du hors-droit où s'articulera le monologue. Elle en fait un moment décisif du cheminement qui va mener Thésée à la plus déchirante hamartia.


À tous égards, la version primitive est plus distincte que la vulgate; elle expose en pleine lumière les procédés presque alchimiques de la transsubstantiation opérée par Œnone. En fait, elle la donne à voir, au sens propre. En effet, à la différence de la vulgate, elle ne mentionne pas le fer à l'ouverture de la scène 1 (v. 1009), mais bien dans le monologue de la scène primitive 2 (v."1034"). Suivant la stricte logique de l'interprétation séquentielle, cela implique que le fer prenne sa réalité dramatique dans le temps qui précède immédiatement le monologue, temps qui n'est rien d'autre que la scène primitive 1 elle-même. Il faut donc que dans cette scène quelque chose se soit passé qui concerne le fer.


Soyons clair. Si le fer apparaît seulement dans le monologue, si le monologue contient les mots "j'ai reconnu le fer", c'est que le fer est devenu visible aux yeux de Thésée au cours de la scène primitive 1. Autrement dit, Œnone a donné l'épée accusatrice à Thésée sous les yeux des spectateurs. À quel moment ? Un seul moment s'y prête : précisément celui où Œnone narre la tentative de mort - meurtre ou suicide. Il faut supposer un jeu de scène ; en disant, "j'ai vu lever le bras, j'ai couru la sauver", Œnone, en larmes, tend à Thésée le fer et celui-ci le saisit.[12] À cet instant, s'accomplit, sans qu'Œnone ni Thésée aient nommé Hippolyte, la reconnaissance muette, dont on ne parle que par rétroaction, en usant du parfait : "j'ai reconnu le fer". Le temps d'un silence, tout se passe par regards, dans les yeux du roi, sous les yeux des spectateurs.


Sauf qu'à la fin de la scène primitive 1, Thésée a seulement vu et reconnu; il n'a pas encore fini de conclure.


*

8. Dans la version actuelle, le spectateur peut supposer qu'Œnone a explicitement nommé et accusé le fils du roi; dans la version primitive, rien de tel : Thésée, tenant en mains l'objet, en tire la preuve. Œnone ne dit rien, Thésée seul conclut; plus exactement, il conclut quand il est seul.


Car, au sens strict, la reconnaissance et la conclusion sont disjointes. Thésée reconnaît devant Œnone, mais se tait; hors de la présence d'Œnone, il parle et conclut. Bienséance qui veut qu'un souverain n'accuse pas son propre fils devant une servante ? Bien plutôt cette scansion du temps logique que Lacan avait articulée : la scène primitive 1 consiste dans son essence en un moment de voir - Thésée, l'épée sous les yeux, la reconnaît. Évidence qui est aussi un évidement du sujet. Puis vient un temps pour comprendre, au cours duquel Thésée, vidé, ne peut que bégayer ce qui d'ores et déjà ne l'intéresse plus : l'amour coupable; ainsi s'achève la scène, tandis que se mature la conclusion. Le moment de conclure est le monologue. Alors, en un éclair, dans la solitude extrême, Thésée conclut au forfait.


Mais à quel forfait conclut-il ?


Une fois encore, on pourrait craindre de retrouver la cheville dramatique : s'il ne se passe rien dans le monologue qui soit nouveau par rapport à la scène antérieure, alors il est trop clair qu'il s'agit là seulement de laisser à Hippolyte le temps d'arriver (cf. Scherer sur la lenteur des déplacements, ibid., p.266). Et il ne suffit pas de dire, comme nous l'avons dit, que, dans le monologue, se déroule, comme événement décisif, le conclure. Car si la conclusion de Thésée ne fait que mettre au jour la tentative de meurtre, implicitement contenue dans le fer matériel qu'on lui a remis, alors elle se borne à répéter ce que le théâtre a simplement vu.


Mais tel n'est pas le cas. Il y a bien en effet dans le monologue un événement décisif : Thésée conclut à davantage et à pire qu'au meurtre.


Tout repose, semble-t-il, sur un déplacement du masculin singulier au féminin pluriel ; tout au long de la scène primitive 1, il est question de l'amour coupable ; dans la scène primitive 2 seule, émergent enfin les "noires amours". Racine, lecteur des romans grecs et savant en langue française, ne pouvait laisser au hasard un tel déplacement. Par une simple opération grammaticale, l'on est passé du sentiment, sans doute fautif, sans doute coupable, mais seulement juridiquement coupable, qu'est l'amour d'un fils pour la femme de son père, aux amours noires : c'est-à-dire à l'acte charnel. L'idée qui occupe à ce moment Thésée et qui forme le fond de sa conclusion, c'est, selon les termes de Spinoza, en son livre III de l'Éthique , "joindre l'image de la chose aimée aux parties honteuses et aux excrétions de l'autre".


Qu'il en soit ainsi dans la version primitive, cela est confirmé par une autre information que nous donne Subligny ; alors que la vulgate clôt la scène 1 sur

             Ah! le voici. Grands Dieux ! À ce noble maintien…

les premières représentations proposaient de ce vers une autre formulation :

             Mais le voici. Grands Dieux ! À ce chaste maintien …

Sur la présence du mot chaste[13], l'information est certaine, puisque Subligny commente : "notre auteur a corrigé ce vers dans les dernières représentations et, au lieu de chaste [...] il a mis noble, et a toujours laissé ce maintien qui devait être changé plutôt que l'autre"; de plus, Madame Deshoulières semble bien y faire allusion dans un sonnet railleur où elle écrit à propos d'Hippolyte, « Rien ne change son air ni son chaste maintien ».[14] L'indice est d'importance. Comme la pensée de Thésée est tout entière occupée par le contraste entre ce qu'il voit chez son fils et ce qu'il vient d'apprendre, il faut nécessairement conclure : dans la version primitive, ce qu'il sait désormais d'Hippolyte est en opposition pertinente, non pas à la noblesse en général, mais très singulièrement à la chasteté. Autrement dit, il s'agit bel et bien de la fornication.


Au cours du monologue et par le monologue, sans qu'Œnone ait proféré, ni sur le théâtre ni hors du théâtre, la moindre accusation explicite, sans qu'elle ait fait davantage que de lui donner en silence un objet ambigu, Thésée a conclu au viol.[15] Par Œnone, il a appris qu'Hippolyte aimait Phèdre (amour coupable, faute juridique contre les lois de la famille) et par Œnone, il a eu en mains l'indice d'un meurtre tenté par Hippolyte sur Phèdre (forfait contre le droit naturel). De la conjonction des deux, il fait surgir un forfait nouveau. Hippolyte est coupable, non pas une fois, non pas deux fois, mais trois fois. Il est coupable d'aimer qui il ne doit pas, il est coupable d'avoir tenté un meurtre, il est coupable d'avoir tenté un viol.


Le viol ne sera pas nommé dans la tragédie (bien que Racine prenne soin d'écrire en toutes lettres le verbe violer dans sa Préface ; serait-ce pour guider l'interprète ? on verra ce qu'il faut en penser). Comment ne pas souligner que dans un texte où tout est qualifié - l'amour coupable, le meurtre ("sa main meurtrière"), l'inceste, les noires amours -, le crime ultime demeure innommé, dans la béance obscure ouverte entre une faute et une autre.[16] Pourtant, seul le troisième forfait peut expliquer le dénouement : à la faute contre le droit positif qu'était l'amour coupable, Thésée pouvait et devait répondre par un acte juridique - l'exil, sans doute; à la faute contre le droit naturel qu'était la tentative de meurtre, Thésée pouvait et devait répondre par une sanction juridique, plus grave, mais intérieure à l'univers des hommes, une sentence de mort, peut-être.[17] Au forfait insoutenable qu'est le viol, aucun droit humain ne suffit plus : Hippolyte désormais dépend des Dieux. D'où la malédiction.


*

9. La version primitive est parée de grandes séductions. La force dramatique en est indéniable : il se passe quelque chose dans la scène 1, qui n'est rien de moins qu'une reconnaissance, au sens le plus concret du terme; il se passe quelque chose dans le monologue la scène 2, puisque Thésée passe du voir au conclure et conclut au-delà de ce que permettait la reconnaissance elle-même. On pourrait même soutenir que la version actuelle, de ce strict point de vue, constitue un affadissement.


Ce n'est pas que, grâce au détour par la version primitive, certains traits cachés de la version actuelle ne se laissent mieux dessiner. Ainsi, l'ambiguïté des paroles d'Œnone paraît désormais indubitable. Reste que cette ambiguïté, détachée de la présentation visible du fer, perd beaucoup de son efficacité, au point qu'elle demeure généralement inaperçue. Sans la gradation à trois degrés de la version primitive, l'accusation de meurtre (quand elle est perçue) est sans portée dramatique. Quant à l'accusation de viol, elle est indistincte; en fait, il faut la Préface et éventuellement l'érudition des spectateurs pour la discerner et l'isoler des autres griefs.


Quoi qu'il en soit de sa supériorité, la Phèdre primitive est en toute hypothèse dramatiquement différente de la Phèdre actuelle. On peut se demander alors pourquoi Racine y a renoncé. Ce ne peut être pour des raisons faibles et la bienséance ne saurait suffire. Quelque enjeu grave doit être reconnu. Nous avancerons l'hypothèse qu'il concernait Thésée.


Pour le comprendre, il faut revenir aux caractères fondamentaux du personnage dans la version primitive.


Le monologue est instant de conclure. Jacques Lacan avait référé un tel instant à la fonction de la hâte. Et, de fait, Thésée se hâte de conclure au forfait de son fils. À strictement parler, sa conclusion excède les indices dont il dispose. De l'amour coupable et du meurtre tenté, ne suit pas nécessairement le viol. Le raisonnement cloche. Les contemporains en furent choqués ; ici encore Subligny fournit des indications précieuses, confirmées par le soin qu'apporte Louis Racine à exonérer son père d'une telle imputation. Confirmées également par la Préface de Racine lui-même.


Car, cette Préface, bien entendu, a été écrite pour la version modifiée, la seule dont nous ayons la trace imprimée. On peut s'attendre qu'elle procède du même mouvement qui a conduit Racine à corriger la version primitive. On peut s'attendre donc qu'elle éclaire ce mouvement. Or, il y est dit ceci : "Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d'avoir en effet violé sa belle-mère [...] Mais il n'est accusé ici que d'en avoir eu le dessein". L'allusion vise très précisément, dans le texte de la pièce, les propos d'Œnone, où le mot dessein se rencontre explicitement : "le dessein d'un amant furieux" (v. 1015). Comme il arrive souvent dans les Préfaces de Racine, il y a là une opération stratégique, dirigée contre des opposants. Un des buts de l'opération est clair : s'exonérer soi-même de reproches du reste contradictoires - être infidèle aux modèles anciens ou manquer aux bienséances en suivant trop aveuglément ces modèles. À quoi s'ajoute un autre but, plus important peut-être : attirer toute l'attention sur la seule Œnone.


En usant du mot dessein, Racine accomplit deux effets : indiquer au lecteur que ce mot dans la bouche d'Œnone concerne un viol projeté, et, par ailleurs, lui indiquer que l'accusation portée contre Hippolyte l'est par celle qui prononce le mot dessein. Autrement dit, le lecteur doit penser deux choses : premièrement, que l'accusation portée par Œnone concerne un dessein de viol et non pas un viol; secondement, qu'Œnone porte l'accusation et personne d'autre.[18] Racine ici force son propre texte. Car, dans la vulgate, Thésée a conclu au projet de viol dès le début de la scène; Œnone, au vers 1015, ne fait que répéter ce qui a déjà été dit par Thésée aux vers 1006-1010. Nous ne savons pas si, dans l'entre deux actes, Œnone a explicitement proféré l'accusation ou si Thésée est proprement le seul véritable accusateur. Ou plutôt nous ne saurions rien, si Racine ne précisait pas dans la Préface ce qu'il convient de comprendre. Tout se passe donc comme si, inquiet de ne pas avoir encore suffisamment exonéré Thésée dans sa nouvelle version, Racine éprouvait la nécessité d'orienter plus nettement l'interprétation par un commentaire ad hoc.


Il fallait tout faire pour que l'accusation de viol ne revînt pas à Thésée. La Préface en témoigne et là réside la clé de la différence qui sépare les deux versions. Car, la hâte de Thésée éclate dans la version primitive; sans disparaître complètement, elle s'atténue dans la version actuelle. Tout de même que dans la version actuelle, interprétée à la lumière de la Préface, l'autonomie de Thésée s'est effacée ; Œnone a tout fait, tout dit, tout montré et Thésée se présente comme le jouet du mensonge d'autrui, l'innocente victime, l'homme d'honneur trop confiant pour soupçonner tant de noirceur. On retrouve la situation du More de Venise ; la technique d'Œnone rappelle celle d'Iago, accuser et proposer à l'appui de son accusation l'objet matériel même qui devrait prouver l'innocence.[19] Dans la version primitive, Thésée est absolument libre ; infiniment plus subtile qu'Iago, Œnone n'a dit que des paroles à double entente et n'a montré que des indices à double lecture. Thésée seul choisit. Qui plus est, lui seul, en excès des indices, conclut en hâte au plus abominable. Son erreur n'a d'autre cause que lui-même.


Le pivot de la tragédie primitive n'est donc pas le mensonge d'Œnone - du reste Œnone n'a pas menti-, mais la hâte de Thésée. La question se pose alors : quel est le moteur de cette hâte ? Pour le comprendre, il faut revenir à la scène primitive 3, en lui intégrant la lecture que Subligny nous fait connaître, « à ce chaste maintien ». Nous tenons premièrement que la correction qui a modifié chaste en noble et celle qui a déplacé le monologue au début de la scène 1 ne sont en fait qu'une seule et même décision; nous tenons secondement que la chasteté d'Hippolyte, centrale dans la scène primitive 3, et la hâte de Thésée dans la scène primitive 2, s'articulent étroitement, au point que modifier la mention de l'une devait amener à modifier la position de l'autre.


Car enfin, cette scène primitive 3, mis à part la mention de la chasteté au vers 1035, demeure inchangée dans la version actuelle. On ne peut manquer d'être frappé alors par la place qu'y tient entre le père et le fils la question de la femme : non pas l'épouse en général, mais bel et bien l'objet du plaisir sexuel - toucher ou ne pas toucher aux femmes, telle est la question. Or, cette même question est essentielle également dans la rencontre de Phèdre et d'Hippolyte, où elle est évoquée notamment par le biais de l'inconduite de Thésée.


Thésée a toutes les femmes, dans le monde des hommes et dans celui des Dieux (« Qui va du dieu des morts déshonorer la couche »), Hippolyte, lui, n'en poursuit aucune (« Il a pour tout le sexe une haine fatale ») sauf, nous le savons, une seule : Aricie. Reste qu'Aricie, Thésée n'y croit pas; en sorte que le dialogue entre le père et le fils est celui-là même que Freud a décrit dans Totem et Tabou : le père qui a toutes les femmes et le fils qui n'en a aucune.[20] C'est justement là un ressort essentiel de la scène qui les oppose et qui s'achève sur la malédiction ; tout de même que l'épée, arrachée par Phèdre à Hippolyte, va le révéler coupable, dans la mesure même où il est innocent, de même la chasteté d'Hippolyte le condamne aux yeux de son père (vv. 1114-1118) :

             Oui, c'est ce même orgueil, lâche, qui te condamne.

             Je vois de tes froideurs le principe odieux.

             Phèdre seule charmait tes impudiques yeux.

             Et pour tout autre objet ton âme indifférente

             Dédaignait de brûler d'une flamme innocente.

C'est que Thésée a honte de sa propre inconduite sexuelle, laquelle est présentée, dans la pièce même, comme passée : ainsi, au cours de l'acte I, scène 1, Hippolyte prend la défense de son père (vv. 22-26) :

             Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.

             De ses jeunes erreurs désormais revenu

             Par un indigne obstacle il n'est point retenu.

             Et fixant de ses vœux l'inconstance fatale

             Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.

Avec ce qu'on pourrait appeler le sûr tact de la victime, Hippolyte ne manque pas l'occasion de rappeler à Thésée lui-même ce qui les sépare à l'égard des femmes. Si, dit-il à son père, il ne peut être validement soupçonné, c'est qu'il est fils de sa mère et qu'il a été instruit par un sage; ce sont les vv.1101-1104 :

             Élevé dans le sein d'une chaste héroïne,

             Je n'ai point de son sang démenti l'origine.

             Pitthée estimé sage entre tous les humains

             Daigna m'instruire encore au sortir de ses mains.


Résumons. C'est d'être demeuré loin de Thésée, c'est de ne rien tenir de lui qu'Hippolyte tire sa farouche vertu. À quoi Thésée peut-il conclure, sinon à une insulte secrètement dirigée contre lui ?


D'où les théorèmes suivants : ce que Thésée se hâte de condamner chez Hippolyte, c'est sa propre luxure et ce qui cause cette hâte, c'est à proprement l'ambivalence de la chasteté ; si le fils chaste blessait le père indéfiniment adultère, en ce qu'il ne lui ressemblait pas, le fils prédateur le blesse encore davantage, en ce qu'il lui est semblable. Dans l'un et l'autre cas, par dissemblance ou par ressemblance, Hippolyte signifie à Thésée ce qui l'institue, lui Thésée, comme homme à l'égard des femmes et c'est ce que Thésée ne supporte pas.


Le pivot de la malédiction n'est donc chez Thésée que la haine de soi. On retrouve encore ici le mouvement d'Othello ; si Othello condamne Desdémone, c'est qu'il ne peut croire en la vertu d'une femme qui a consenti à l'aimer lui, le moricaud. En sorte que la mort de Desdémone a pour moteur le mépris qu'Othello éprouve pour lui-même : mépris de sa race, Shakespeare sur ce point ne laisse pas place au doute. De même ici, Racine avance jusqu'à l'instant de dévoilement où un père croit reconnaître en son fils ce qui lui fait le plus horreur en lui-même : la sauvagerie sexuelle - la conjonction, au lieu des corps embrassés, de l'obscène et du féroce.


*

10. La haine de soi est la faute qui ne saurait être rachetée. Thésée dès lors est absolument coupable.


On comprend que Racine ait reculé.


Pour des raisons de doctrine théâtrale, tout d'abord, car la Phèdre primitive n'est plus une pièce aristotélicienne. Premièrement, elle n'a plus d'unité d'action ; à la question de l'innocence de Phèdre, s'en ajoute une autre, infiniment plus grave : la question de l'innocence de Thésée. Secondement, Thésée étant coupable de s'être hâté de se haïr lui-même, on dirait volontiers que l'excès d'horreur et de compassion suscité par une telle hâte et une telle haine ne saurait plus revenir à quelque point d'équilibre que ce soit: en bref, il n'y a pas de catharsis.[21]


Pour des raisons subjectives ensuite, mais qui dira ce qu'était un père pour Jean Racine?


En tout cas, il fallait innocenter Thésée : dissimuler que le motif déterminant de la malédiction lancée par le père était la blessure que lui inflige la chasteté du fils; accroître autant que faire se pouvait l'explicite des accusations d'Œnone, afin que Thésée n'apparût plus qu'un jouet entre des mains trop habiles; atténuer ces accusations en les limitant au seul dessein d'un viol, afin que Thésée ne fût pas mis en demeure de se représenter l'attouchement des corps; supprimer le mouvement de libre arbitre par lequel Thésée, hors de la présence d'Œnone, conclut au pire; au besoin, guider l'interprétation par des avertissements prodigués dans la Préface. Alors, accompagnant la tragédie, comme une basse fondamentale que l'on n'entend même plus, une voix proclame : quoi qu'il en soit de Phèdre, le père est innocent.



Jean-Claude Milner (1989)


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en mois année.





[1] Elles ont été éditées par E. Vinaver dans Racine, Principes de la tragédie, Paris, Nizet, 1968.

[2] Sans doute Phèdre use-t-elle de la même formule au début de la scène 5 de l'acte II, mais la structure est exactement inverse : Phèdre change de lieu et arrive en compagnie d'Œnone ; Thésée en revanche est seul en scène, sans changer de lieu et sans personne à qui parler.

[3] Comme le dit Louis Racine, Hippolyte "est entré dans l'instant qu'Œnone sortait" (Louis Racine, ibid., p. 182). La situation pertinente se laisse résumer comme un croisement ; entre la scène A et la scène B, un protagoniste au moins demeure et deux autres se croisent, l'un partant, l'autre arrivant. De tels croisements sont rares chez Racine, en tout état de cause. On ne tiendra pas compte évidemment des allées et venues des confidents ; ils peuvent entrer et sortir sans être annoncés dans le texte, encore que généralement ils le soient. Toutefois Œnone ne saurait être considérée comme une simple confidente ; il y a donc bien croisement avec Hippolyte. Dans Phèdre, II, 4-5, Hippolyte demeure en scène, Théramène part à l'instant où Phèdre et Œnone arrivent ; le croisement est explicitement décrit et justifié par Hippolyte, s'adressant à Théramène :

                          ... Mais la Reine s'avance.

            Va, que pour le départ tout s'arme en diligence.

            Fais donner le signal, cours, ordonne et reviens

            Me délivrer bientôt d'un fâcheux entretien.

Dans Phèdre, II, 5-6, situation inverse : Hippolyte demeure en scène, Théramène arrive à l'instant même où Phèdre et Œnone s'en vont. Ce retour est justifié par l'injonction du v. 579 : « … cours, ordonne et reviens ». Quant à son effectuation, elle est annoncée par Œnone : "on vient" ; qui plus est, le départ de Phèdre et d'Œnone est commenté par Théramène :

            Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu'on entraîne ?

Sauf coup de théâtre violent, ces précautions sont toujours respectées par Racine.

[4] Lire par exemple l'article, d'ailleurs fort estimable, de N. Edelman, "The Motion of Phèdre from Act III into Act IV : An Alternative Reading", The Eye of the Beholder, Baltimore, 1974.

[5] Le texte est généralement daté d'Avril 1677; il est anonyme. Rappelons que la première représentation de la Phèdre de Racine eut lieu le 1er Janvier 1677 et que la première édition imprimée date du 15 Mars 1677. La Dissertation a été reproduite sous le nom de Subligny dans Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, Paris, Gissey, 1740, t.II, p.351-414. [Elle est à présent accessible dans l'édition procurée par Georges Forestier, Jean Racine, Théâtre-Poésie, Paris, Gallimard, La Pléiade,1999, t.I, p. 877-904 ; voir plus spécialement le commentaire de l'acte IV, p. 892-894. Note de 2020]

[6] On peut confirmer cette analyse par ce qu'on pourrait appeler le filtre de Mesnard. Cet éditeur en effet (suivi en cela par beaucoup d'éditeurs scolaires) s'était donné le droit de modifier la ponctuation des éditions anciennes. Cf. à cet égard R. Picard, dans l'Avertissement de son édition : "En plusieurs occasions, il a fallu [...] revenir à l'édition de 1697 [...]. Il importait, en particulier, de bien distinguer le point d'interrogation du point d'exclamation; Mesnard a presque uniformément remplacé le second par le premier ..." (La Pléiade, Paris, Gallimard, 1950, t. I, p. XII). Certes, la ponctuation de Mesnard ne reflète rien d'autre que l'interprétation de Mesnard, mais cette interprétation en elle-même a son prix. Que Mesnard ait pu imprimer des points d'interrogation là où les éditions originales portaient des points d'exclamation, cela signifie aussi que le texte de Racine, dans tel ou tel cas, se prête à une interprétation interrogative. Dans le cas qui nous occupe, l'indication est utile : seule une prise à témoin peut être interprétée comme une interrogation (rhétorique, éventuellement). Le filtre de Mesnard fonctionnera donc ainsi : attribuer à la scène 2 disparue les vers que Mesnard affecte du point d'exclamation, conserver à la scène 1, les vers qu'il affecte d'un point d'interrogation. Or, tel est justement le résultat auquel nous parvenons. [À défaut de l'édition de 1697, l'édition de 1677, publiée chez Barbin sous le titre Phèdre et Hippolyte, est accessible sur le site Wikisource. Elle confirme les remarques précédentes. Note de 2020]

[7] Pour le texte de ce vers et la coupure de la scène, cf. infra.

[8] Cf. Marc Fumaroli, "Melpomène au miroir : la tragédie comme héroïne dans Médée et Phèdre", Saggi e Ricerche di Letteratura Francese, (19/2O), 198O-81, 175-2O5, dont nous rejoignons exactement les conclusions : " Un amour criminel causa toute sa haine' est au sens strict exact, sauf que le tour de phrase imprécis, et le contexte laissent suggérer que cet amour est celui d'Hippolyte pour Phèdre, alors que la restriction mentale d'Œnone entend par devers elle l'amour de Phèdre pour Hippolyte" (ibid., p. 197, n.13). Ajoutons que « sa haine » n'est pas moins ambigu. S'agit-il de la haine qu'effectivement Phèdre se contraignait de manifester à Hippolyte, pour se défendre d'elle-même, ou de la haine prétendue d'Hippolyte repoussé, qui l'aurait prétendument conduit à la violence criminelle ?

[9] Le témoignage de Voltaire est connu : "Je sais de science certaine qu'on accusa Phèdre d'être janséniste. Comment ! disaient les ennemis de l'auteur; sera-t-il permis de débiter [...] ces maximes diaboliques : Vous aimez; on ne peut vaincre sa destinée; /Par un charme fatal vous fûtes entraînée". N'est-ce pas là évidemment un juste à qui la grâce a manqué ? J'ai entendu tenir ces propos dans mon enfance, non pas une fois, mais trente" (Lettre de 1760 au marquis Albergati Capacelli). [Voltaire étant né en 1694, son « enfance » renvoie aux dernières années du règne de Louis XIV, qui meurt en 1715 ; la querelle janséniste était loin d'être éteinte à cette période. Note de 2020.] Il ne s'agit pas seulement de doctrine, mais bien de politique; plus exactement, la doctrine est invoquée seulement aux fins d'une lutte de factions. Que Racine ait eu à l'esprit la doctrine augustinienne de la grâce, cela est vraisemblable. L'essentiel pourtant est ailleurs : la pièce se laissait déchiffrer comme une opération favorable à un certain parti. Par les ennemis de ce parti, comme en témoigne Voltaire, mais aussi par ses membres les plus éminents, si l'on en croit Louis Racine. Ce dernier prétend en effet que Phèdre permit, grâce à l'entremise de Boileau, la réconciliation de Racine et du grand Arnauld. [Georges Forestier doute de cette anecdote (La Pléiade, ibid., p. 1625) ; même fausse, elle garde pourtant une valeur, puisqu'elle témoigne des choix politiques de Boileau, sans doute, et de Louis Racine, sûrement. Du reste, il convient de distinguer trois questions : a) la réconciliation entre Racine et Port-Royal, qui n'a pu se faire qu'au prix de l'abandon du théâtre et dont il est effectivement peu vraisemblable que Phèdre ait été l'occasion, même si la fin de la Préface la prépare ; b) la réflexion de Racine sur l'innocence et la culpabilité de Phèdre, qui a pu être marquée par la doctrine augustinienne, mais aussi par la conception euripidienne de la perversité des dieux grecs ; c) l'interprétation politique que le public du temps a pu donner de la pièce, sans se soucier des véritables intentions de Racine. Note de 2020.]

[10] Peut-être est-il trop subtil d'évoquer une homophonie à propos du vers « Et du feu criminel qu'il a pris dans ses yeux. »

À la lecture, le vers est clair : il désigne Hippolyte. Néanmoins on peut rappeler qu'au XVIIe s., qu'il et qui se prononcent de la même manière : /ki/. Il est même des exemples assez nombreux d'"interversions" : "Tout est dit [...] depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui (lire qu'ils) pensent" (La Bruyère), "le voilà qu'il (lire qui) vient" (critiqué par Vaugelas). On supposerait que Racine a volontairement laissé à l'auditeur la possibilité d'entendre Et du feu criminel qui a pris dans ses yeux.

Des ambiguïtés comparables existent chez les tragiques grecs et, chose à souligner, dans la Phèdre de Sénèque; cf. par exemple, le v. 1122, prononcé par Thésée à propos d'Hippolyte, Quod interemi non quod amisi fleo, qui peut signifier, suivant l'accentuation, ‘je pleure non parce que je l'ai tué, mais parce que je l'ai perdu' ou ‘je pleure non parce que je l'ai perdu, mais parce que je l'ai tué'.

[11] Les commentateurs anglophones, sollicités sans doute par l'opposition his/her, ont souligné cette ambiguïté ; cf. W. J. Crain, "A Problem in Racine's Phèdre : Whose Murderous Hand ?", Romance Notes, XIV (72/73), 528-535. Cet auteur cite lui-même l'édition de Lyons and Searles, Eight French Classic Plays, New York, 1947, p.589 n. Allant au-delà de l'ambiguïté, il tient que seule l'interprétation "sa = Hippolyte" doit être retenue. À l'appui de la suggestion de W.J. Crain, G. Buford Norman Jr. "Whose murderous Hand ?, continued", Romance Notes, XVI (74/75) 611-612, fait valoir que dans le livret (dû à l'abbé Pellegrin) de l'Hippolyte et Aricie de Rameau, l'imputation d'homicide est explicite. On peut ajouter qu'au cours de la scène de reproches de l'acte IV, Thésée, comme nous l'avons déjà souligné, ne mentionne pas la tentative de suicide; en revanche, il parle de meurtre (vv. 1085-1086). L'objection qu'on peut adresser à MM. Crain et Norman Jr est qu'ils tiennent l'ambiguïté pour une inadvertance de Racine : à leurs yeux, le texte est tout simplement mal écrit. En vérité, l'ambiguïté est voulue et appartient au dessein d'Œnone. On peut ici encore citer M. Fumaroli : "‘J'ai vu lever le bras', pris à la lettre, est une description irréprochable de ce qui s'est passé, mais l'omission des circonstances [...] suggère indirectement un geste d'intention meurtrière" (ibid., p. 197, n. 13).

[12] C'est à cet instant, vraisemblablement, que fait allusion Thésée, à l'acte V, scène 3, vv. 1441-1442 :

            Mais j'en crois des témoins certains, irréprochables.

            J'ai vu, j'ai vu couler des larmes véritables.

Il faut bien dire que, dans la vulgate, le vers 1442 ne s'explique pas très naturellement. On songe à des larmes de Phèdre, mais Thésée n'a pas vu Phèdre. Quant à Œnone, il est certes possible qu'elle pleure au cours de la scène 1 de l'acte IV, mais rien de précis n'appelle spécialement une telle émotion. [Elle pourrait certes se manifester lors de l'évocation de la mort de Phèdre aux vv. 1017-1022, qui justement s'achèvent sur le mot « larmes », mais le texte n'a rien de contraignant. Note de 2020.] La version restituée au contraire justifie entièrement les larmes d'Œnone ; elles sont ce qui donne à l'épée muette et non-nommée sa valeur de preuve. [Il y a deux témoins et non un seul : Œnone d'une part et d'autre part l'épée qu'elle montre. D'où le pluriel « des témoins » ; d'où les deux adjectifs : certains s'applique à l'épée, irréprochables s'applique à Œnone ; d'où les deux j'ai vu : le premier, sans complément, renvoie au constat visuel que permet un objet, le second, avec complément phrastique, concerne un être humain en pleurs. Note de 2020] Les vv. 1441-1442 sont comme une cicatrice de la scène abolie.

[13] Elle est évidemment moins certaine en ce qui concerne le premier hémistiche. Subligny, par hypothèse, cite de mémoire et peut se tromper sur tel ou tel détail. [Pour cette raison, je ne reprends pas sa ponctuation. Note de 2020.] À supposer néanmoins qu'on lui fasse confiance, deux points retiennent l'attention : a) le vers commence par mais et non par ah. Cela s'harmonise bien avec l'existence d'un monologue. Dans la version primitive, Thésée, demeuré seul, parle et s'interrompt en apercevant Hippolyte ; c'est un usage courant de mais que de marquer un tel mouvement. Dans la version actuelle, Thésée ne parle pas, il ne s'interrompt pas et mais serait tout à fait impropre. b) Grands dieux porte sur le voici et non sur le second hémistiche. Là encore, cela s'accorde bien avec l'interruption et la surprise qu'éprouve Thésée de voir apparaître celui-là même dont il parle et qu'il n'a pas fait appeler.

Pour Grands dieux marquant la surprise, on se souviendra évidemment de la réplique d'Œnone : "Hippolyte ! Grands dieux ! " Si l'on adopte cette lecture, la coupure de scène sera bien celle que nous avons choisie :

            Mais le voici. Grands Dieux !

                                     Scène 3

                       À ce chaste maintien etc.

Dans la version actuelle, la dimension de la surprise est moins essentielle, puisqu'il n'y a pas d'interruption. On peut du reste se demander si le spectateur est suffisamment sensible au fait qu'Hippolyte vient voir son père de son propre mouvement, en application du plan qu'il a annoncé à la fin de l'acte III :

            Allons, cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse

            Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse …

Thésée n'a pas fait venir Hippolyte et tient sa venue pour une preuve supplémentaire de son audace criminelle :

            Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi ?

Cet aspect de la scène peut échapper dans la vulgate; or, il importe : nouvelle faiblesse dramaturgique de la version actuelle.

[14] On trouvera le sonnet dans la plupart des éditions classiques de Racine et dans le Corpus Racinianum de R. Picard, Paris, Éditions du CNRS, 1976. [Internet donne accès à de multiples éditions des œuvres de Madame et Mademoiselle Deshoulières. Note de 2020.]

[15] Ou plutôt à la tentative de viol, si l'on en croit Racine dans sa Préface. Mais cela ne change rien au fond de la question.

[16] Dans un article où il tente de réfuter W.J. Crain, P. Mahmoud, "‘Whose murderous Hand ?' - la main de Phèdre, comme l'indique le texte de Racine", Romance Notes, XVII, 76-77, 33-37, distingue nettement l'imputation de meurtre et l'imputation de viol. À ses yeux, seule la seconde imputation est proférée dans la pièce, en sorte que W.J. Crain a tort de lire une ambiguïté dans les mots "sa main meurtrière" : Hippolyte n'est nullement accusé de meurtre. En réalité, aucune des deux imputations n'est proférée ; elles demeurent l'une et l'autre implicites, se déduisant du réseau des imputations explicites.

[17] Du reste, Œnone (Acte III, scène 3) parle d'exil et de mort. Il semblerait à relire cette scène qu'elle n'annonce à Phèdre qu'une partie de son plan et n'est pas moins ambiguë à l'égard de sa maîtresse qu'elle le sera à l'égard du roi. En tout cas, rien ne peut laisser prévoir à ce moment que l'on mettra Thésée en position de conclure au viol.

[18] On notera que Racine aurait pu dire projet, mais le mot projet est proféré par Thésée (v. 1006) et il fallait éviter d'impliquer Thésée.

[19] Il vaudrait la peine de retracer l'histoire et les propriétés de cette structure : le mouchoir de Desdémone, l'épée d'Hippolyte, le manteau de Joseph ont des propriétés analogues. Homonymie entre les effets matériels de l'entière innocence et ceux de l'entière culpabilité.

[20] À ceux qui n'aiment guère voir citer Freud à propos de Racine, on rappellera qu'en l'occasion, on ne fait que comparer deux lectures de la tragédie grecque ; la figure du père et la figure du fils, telles qu'elles sont ici restituées, viennent d'Euripide, aussi bien chez Racine que chez Freud.

[21] De la catharsis aussi, Racine avait son interprétation propre.



Jean-Claude Milner

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 24 Avril 2020 à 14h54.