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Scénarios possibles pour un film invisible
Par Jean-Louis Jeannelle (Université de Rouen)


Extrait (introduction) de Films sans images: une histoire des scénarios non réalisés de «La Condition humaine», Paris, Éditions du Seuil, coll. «Poétique», 2015, p.9-20.



Ce passage est ici reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.

Compte rendu dans Acta Fabula: Films sans images: génétique & poétique des possibles


Du même auteur, lire également Le fil perdu (Cinéma et littérature)


Dossier Cinéma





Scénarios possibles pour un film invisible



«Il serait intéressant, un jour, de pouvoir écrire une histoire du cinéma au négatif, une histoire de sa matière noire, des films qui n'ont jamais été tournés.»
Silvia Maglioni et Graeme Thomson, dans Félix Guattari, Un amour d'UIQ: scénario pour un film qui manque, Éditions Amsterdam, 2012, p.37.


Des six romans publiés par André Malraux entre 1928 (Les Conquérants) et 1943 (La Lutte avec l'ange, retitrée Les Noyers de l'Altenburg en 1948), il n'existe aujourd'hui qu'une seule adaptation cinématographique: celle que l'écrivain tourna de L'Espoir entre août 1938 et janvier 1939 sous le titre Sierra de Teruel, devenue Espoir à la Libération afin de marquer plus nettement sa continuité avec le roman de 1937. Ironie du sort: le romancier dont on a le plus souvent vanté le style «cinématographique» est en réalité l'un des plus délaissés par le septième art… — du moins si l'on s'en tient au catalogue des films réalisés. Mais acceptons d'étendre quelque peu l'idée que nous nous faisons du cinéma, et c'est toute une filmographie invisible qui apparaît alors. Les projets nés de La Condition humaine en constituent le cœur: près de quatre-vingts ans d'essais infructueux, dont le coup d'envoi fut lancé par Malraux en collaboration avec Eisenstein, peu de temps après la publication de son roman en 1933.


Parmi les documents qui subsistent de cette collaboration se trouve un synopsis auquel Malraux a joint une page d'«observations» qui débute par ce simple constat:

Il n'y a pas de «scénario» possible de La C.h. Ceci ne prétend qu'à donner un axe de travail. (Œ1, p.1300).

Avant même que le travail entrepris avec Eisenstein ait pu déboucher sur un scénario complet, a fortiori sur un film, Malraux entendait-il poser une sorte d'interdit? Et si tel est bien le cas, faut-il alors en déduire que la longue histoire d'échecs dont il va être ici question est due à la fatalité? De 1934 à aujourd'hui, scénaristes et réalisateurs de toutes nationalités se seraient en vain essayés à braver l'interdit formulé par le romancier lui-même, peu de temps après la parution du roman en 1933.


Étrange interdit, néanmoins, chacun en conviendra, puisque, formulé à la suite d'un premier découpage en 27 séquences, il n'a pas empêché Malraux de tenter le premier l'impossible… Il convient donc d'interpréter cette formule elliptique autrement: l'écrivain y signifie non pas que l'adaptation de La Condition humaine serait inenvisageable, mais qu'un scénario ne saurait donner qu'une faible idée de ce à quoi l'œuvre cinématographique achevée peut prétendre, ainsi que le confirme une seconde «observation» de Malraux: «Toute la force de ce film serait dans le dialogue et dans les images. Un scénario ne donne rien du dialogue et peu des images» (Œ1, p.1300). En ce sens, le romancier ne faisait que confirmer l'idée très largement admise selon laquelle un scénario n'est pas un film, une œuvre cinématographique n'existant qu'à partir du moment où elle consiste en une suite d'images animées et (presque toujours depuis le début des années 1930) sonorisées.


Or très peu de grands romans restés jusqu'à présent sans adaptation comptent autant de scénarios, imaginés, ébauchés ou même achevés (en tant que structure dramatique), que La Condition humaine. Peut-être même aucun, si l'on considère que les scénarios dont il va être ici question ne représentent qu'une partie seulement des versions accessibles parmi toutes les tentatives de transposition effectives. Le nombre complet de projets existant depuis 1933 est, en réalité, impossible à estimer non seulement faute d'archives (il ne subsiste presque pas de traces des négociations menées par Manès Sperber puis par Albert Beuret[1], longtemps en charge l'un et l'autre, avec Jean Rossignol, des projets d'adaptation des œuvres de Malraux chez Gallimard), mais surtout parce que l'ensemble de ces projets ayant échoué, leurs auteurs n'en ont souvent pas conservé les traces ou ont préféré ne jamais en faire mention par la suite.


Je ne viserai donc pas l'exhaustivité; elle serait illusoire. À ce stade ne sont accessibles que sept des différents projets débutés puis avortés: sept, du simple fragment jusqu'au scénario de travail auquel il n'a manqué que d'être suivi d'un tournage. En premier lieu, une continuité dialoguée de 35 feuillets rédigée, peu après la parution de La Condition humaine, par le romancier lui-même en collaboration avec Eisenstein et conservée dans les archives de ce dernier (y sont joints quelques documents préalables de la main de Malraux): si le désir (vain) que l'auteur du Cuirassé Potemkine eut d'adapter le prix Goncourt 1933 a souvent été commenté, les critiques n'ont toutefois prêté aucune attention au texte qu'il rédigea avec l'écrivain, ignorant ainsi qu'au cours de leur collaboration, le romancier et le réalisateur n'avaient pas hésité, par souci d'orthodoxie, à modifier l'histoire au point d'en inverser entièrement le cours. Le deuxième texte n'est autre qu'une longue séquence publiée par James Agee dans le premier numéro de la revue Films en 1939: la tentative d'adaptation s'y réduit à la célèbre scène du préau, où les révolutionnaires attendent d'être jetés dans la chaudière d'un train et où Katow se sacrifie en offrant son cyanure à deux jeunes garçons. Viennent ensuite trois scénarios rédigés en vue du film que Fred Zinnemann a entrepris de tourner dans la seconde moitié des années 1960 pour la MGM: ces scénarios sont de Jean Cau (une version complète, accompagnée d'une longue note d'intention), de John McGrath (seul un simple traitement subsiste) et, enfin, d'Han Suyin (plusieurs versions furent rédigées) — cette dernière fut choisie par le réalisateur, avec l'accord des producteurs, pour être la scénariste de Man's Fate; toutefois quelques jours avant le lancement du tournage, la nouvelle direction de la MGM annula le projet pour des raisons que je tenterai d'établir. Le sixième scénario, dont Lawrence Hauben (connu pour avoir adapté One Flew Over the Cuckoo's Nest) a rédigé une première version début 1979, fut retravaillé durant l'été en collaboration avec Constantin Costa-Gavras, qui devait en assurer la réalisation: à la suite d'un voyage entrepris en Chine, où il voulait s'assurer de la possibilité de tourner le film sur place, le réalisateur a néanmoins tenté de rédiger une nouvelle version avec Jorge Semprún, peu avant d'abandonner le projet, dont la coproduction soulevait trop d'obstacles diplomatiques et esthétiques. Enfin je ne ferai qu'allusion au septième projet: Michael Cimino a, à plusieurs reprises, annoncé le tournage du scénario qu'il a lui-même tiré du roman. Mais depuis que l'on a appris, en 2001, que le film serait joué par Daniel Day-Lewis, John Malkovich, Uma Thurman et Johnny Depp, les fonds nécessaires au lancement de l'adaptation envisagée par Michael Cimino n'ont jamais pu être réunis. Depuis, les noms de plusieurs autres réalisateurs ont été avancés, parmi lesquels en particulier celui de Lou Ye.


Sept: ce chiffre est sans aucun doute limité au regard du nombre de scénarios de La Condition humaine effectivement rédigés, en entier ou en partie, mais il est considérable si l'on tient compte du fait que les œuvres littéraires ayant suscité le plus grand nombre d'adaptations (qu'il s'agisse de pièces comme Roméo et Juliette, de romans comme Don Quichotte et Les Misérables, ou de récits de genre, tels L'Étrange Cas du DrJekyll et de MrHyde, Dracula, etc.) l'ont été très tôt dans l'histoire du cinéma et ont relevé du remake autant que de l'adaptation, bénéficiant ainsi d'une dynamique vertueuse[2]. Le propre des «Conditions humaines» pour le grand écran est de n'avoir jusqu'à présent donné naissance à aucun film: c'est par conséquent dans la sphère scénaristique que se déploie cette histoire depuis quatre-vingts ans. Aucune de ces versions, restées sans suite, n'est aujourd'hui considérée comme l'adaptation à proprement parler de La Condition humaine. Pourtant, toutes en sont à égalité des formes possibles, qu'il convient de prendre en compte en tant que telles.


***


Je ne m'attacherai ici qu'à une partie seulement de cette longue histoire, et laisserai en particulier de côté le scénario de Michael Cimino qui reste, avec Lou Ye, l'un des candidats privilégiés à la réalisation de Man's Fate. Une raison explique que j'accorde une attention particulière au projet conduit par Fred Zinnemann, à savoir l'existence d'un extraordinaire fonds de documents conservé dans les archives du réalisateur à la bibliothèque de l'Academy of Motion Picture Arts & Sciences, la Margaret Herrick Library (située dans le Fairbanks Center for Motion Picture Study, à Los Angeles). En raison des circonstances particulières dans lesquelles s'est interrompue la production de ce film, nous avons accès à la quasi-totalité des pièces conservées par Zinnemann à l'époque où celui-ci s'est engagé dans un procès de près de quatre années contre la MGM. Aucune autre tentative de porter La Condition humaine à l'écran ne s'est vue plus proche d'aboutir à la réalisation d'un film — l'atteste en particulier une photographie de plateau réunissant l'équipe au complet[3]. Aucune, de même, n'est mieux documentée. Ce vaste projet occupera donc une place centrale, en particulier par l'analyse génétique du scénario d'Han Suyin.


Il importe néanmoins d'envisager ces tentatives inabouties dans leur continuité, puisque chacune d'entre elles prolonge le roman de Malraux sous une forme intermédiaire. S'esquisse ici une postérité alternative de La Condition humaine, certes en grande partie virtuelle faute d'avoir été livrée au public, mais qui en double secrètement la réception à quelques moments stratégiques du siècle. À la faveur de ces recréations inachevées se croisent trois temporalités: 1) les différentes lectures du roman depuis 1933, 2) le cours des événements historiques pour chacun des pays concernés, 3) les mutations survenues dans l'industrie du cinéma, dont l'adaptation est l'une des sphères d'activité les plus lucratives — ces trois lignes de temps obéissent à des cadences différentes, mais qui s'entrecroisent sans cesse, formant une longue série d'occasions manquées pour le grand écran. Subsistent pourtant de nombreux scénarios, qu'il s'agit à présent d'arracher aux rouages d'une production cinématographique avortée afin de les considérer pour eux-mêmes.


Débutée dans un contexte de redistribution des alliances face à la menace fasciste, peu avant l'apparition du Front populaire, la collaboration entre Malraux et Eisenstein avait été rendue impossible en raison de la pression de plus en plus violente que le régime stalinien exerçait sur le réalisateur, contraint de donner des gages en se lançant dans ce véritable double bind que fut Le Pré de Béjine, tout à la fois imposé et censuré. Aucun des projets suivants ne met en branle les mêmes enjeux pratiques, esthétiques et idéologiques. À chaque fois néanmoins se forme l'un des nœuds de cette histoire située à l'interface du roman et de sa projection filmique espérée. Nous verrons que si la scène écrite par James Agee n'était pas destinée à être produite et se voulait avant tout un exercice littéraire, les solutions imaginées juste avant la guerre par l'auteur de Louons maintenant les grands hommes (Let Us Now Praise Famous Men, 1941) manifestent le souci de traduire au mieux la très grande violence physique que recèle la scène du préau – Agee préfigure en cela les choix esthétiques qui seront ceux, plus tard, de Lawrence Hauben, mais aussi de Michael Cimino. Soutenu par les moyens extraordinaires dont dispose la MGM, le projet de Fred Zinnemann connaît lui-même de nombreux tâtonnements avant d'aboutir à la version rédigée par Han Suyin, parfaite réécriture du chef-d'œuvre malrucien selon les codes fixés par l'industrie hollywoodienne où dominent encore les récits épiques — tels Lawrence d'Arabie (Lawrence of Arabia, 1962) d'après Les Sept Piliers de la sagesse (Seven Pillars of Wisdom) ou Docteur Jivago (Doctor Zhivago, 1965) de David Lean d'après le roman de Pasternak —, et véritable synthèse des contraintes auxquelles obéissent à l'époque les superproductions. L'aboutissement de tels efforts coïncide néanmoins en 1969 avec l'effondrement définitif de ce modèle de production hérité de l'âge d'or des majors et avec le retrait progressif et douloureux au Vietnam des Américains, traumatisés par une défaite militaire et idéologique qui fracture entièrement le pays pour la première fois depuis la guerre de Sécession. Ce phénomène d'entremêlement se poursuit dans le cas du scénario initialement rédigé par Lawrence Hauben seul, puis retravaillé en collaboration avec Costa-Gavras en vue d'une coproduction franco-chinoise, puisque La Condition humaine y retrouve, dans un contexte de forte polarisation idéologique, toute sa puissance de fable historique sur une révolution réprimée: libérés des contraintes qu'imposait un studio comme la MGM, les deux auteurs se réapproprient l'œuvre de Malraux à un moment où le cinéma tente de représenter les grandes luttes idéologiques de ce siècle — malheureusement, cette réécriture portée par l'auteur de Z et de L'Aveu se heurtera à l'exigence d'orthodoxie tatillonne des autorités chinoises.


***


Il est question, dans cet essai, de films dont n'existe aucune image. Pour être tout à fait précis, nous disposons bien de certaines images, mais pas de photogrammes. Eisenstein a, en effet, ébauché quelques dessins sur les huit pages de notes qui accompagnent le manuscrit du scénario rédigé avec Malraux — ces dessins sont conservés dans les archives soviétiques et portent essentiellement sur la disposition spatiale d'une scène (comme le meurtre inaugural de Tchen) ou sur les mouvements de groupe dans certaines scènes de combat[4]. Plus intéressant encore: on trouve, dans les archives Zinnemann déposées à la Margaret Herrick Library et dans les archives du procès que le réalisateur a intenté à la MGM en Angleterre (parallèlement au procès à Los Angeles), conservées à la BFI à Londres, tout un lot de photographies (documents sur la population de Shanghai en 1933, casting des acteurs asiatiques ou occidentaux, etc.), les dessins de décors, des essais de costumes (déjà fabriqués au moment où la réalisation du film a été interrompue) ou encore le storyboard détaillé de quelques scènes[5].


Mais en tout état de cause, il n'existe pas un centimètre de pellicule sur lequel serait enregistrée une image correspondant à l'adaptation cinématographique du roman de Malraux — c'est là, bien entendu, l'essentiel. Les films dont il va être ici question n'ont de réalité que virtuelle. Quelle est donc la nature de ces «Conditions humaines» en puissance, qui offrent à chaque fois des variantes envisageables de l'œuvre adaptée mais semblent n'avoir d'intérêt qu'en fonction de films auxquels nous n'aurons jamais accès? Bien que de statut précaire, toutes appartiennent à un espace intermédiaire, une sorte de mémoire dérivée du texte de 1933, jusqu'à présent très marginale dans l'histoire officielle du septième art, mais propre à modifier radicalement l'idée très limitée que nous nous faisons des rapports entre littérature et cinéma. Cet essai a pour principal enjeu théorique le statut de ces œuvres inadvenues: un scénario abandonné n'est certes pas un film; ne peut-il néanmoins être considéré comme une œuvre?


J'aimerais montrer ici qu'il existe un intérêt littéraire et cinématographique à lire des scénarios irréalisés. Un intérêt autre que la simple curiosité ou un respect quasi fétichiste pour l'œuvre malrucienne. Et d'ailleurs, quand bien même ce ne serait que pour cette seule raison… N'est-il pas étonnant que les spécialistes de son œuvre se soient si peu intéressés à une entreprise que l'écrivain débuta lui-même avec Eisenstein, et qui s'est poursuivie jusqu'à aujourd'hui? Quelques allusions tout au plus: une telle indifférence témoigne parfaitement de la relative méfiance qu'inspirent couramment les scénarios, d'autant plus forte lorsque ceux-ci n'ont pas donné lieu à un film. De fait, si elle n'avait connu aucun projet alternatif, la tentative de coréalisation par Malraux et Eisenstein dont il sera ici question n'aurait eu qu'un intérêt limité. À mes yeux, c'est l'impulsion qu'elle a donnée à une histoire toujours en cours qui importe, cela d'autant plus qu'aucune limite certaine ne peut lui être fixée, ni dans le nombre de textes rédigés dans le passé, ni, au cas où une adaptation aboutirait au cours des années à venir, dans les versions cinématographiques auxquelles le roman pourra donner lieu par la suite.


***


Mais pour quelle raison insister, ainsi que je le fais, sur la continuité entre les tentatives qui se sont succédé depuis 1934? C'est que toutes confirment en le relançant un profond désir de voir La Condition humaine projetée sur grand écran, comme si l'œuvre ne pouvait être entière qu'ainsi redéployée dans le domaine du septième art. Un tel postulat, que d'aucuns jugeront arbitraire ou iconoclaste, m'apparaît d'autant plus évident qu'il s'enracine chez Malraux, qui négociait les droits de son roman avant même que celui-ci obtienne le prix Goncourt, puis, quelques années après, envisageait L'Espoir quasi simultanément comme un livre et comme un film (même si l'un a précédé l'autre dans les faits). L'écrivain n'a, par la suite, jamais cessé de s'intéresser aux transpositions possibles de ses œuvres, ainsi qu'en témoigne cette lettre à une amie, non datée, et que l'on peut situer soit pendant la guerre, soit entre 1948 et 1950, au sujet des «traitements» tirés de ses œuvres:

D'accord, pour Voie royale, Condition humaine, Espoir — ou pour des idées de moi. Pour des livres d'autres auteurs, seulement si ces livres me chantent… Pas question, pour les prochains romans, en ce moment, c'est moi qui suis propriétaire, et les deux volumes de la Psychologie de l'art… ne risquent pas d'être adaptés… À mon avis, il n'y a rien à faire du Temps du mépris hors de la langue française: le côté tragédie grecque fout le camp avec le texte, et, pour l'histoire, je ne la crois pas si palpitante[6]

On trouverait bien d'autres témoignages du désir qu'avait Malraux de voir ses œuvres se continuer sous leur forme cinématographique — désir qui reflète lui-même une dynamique éprouvée par les lecteurs du roman et anticipée non seulement par son éditeur, Gallimard (et par la suite, les ayants droit de l'écrivain), soucieux d'assurer au mieux la vente des droits d'adaptation, mais également par les producteurs, les réalisateurs ou les scénaristes engagés, depuis près de huit décennies, dans une entreprise que l'on jugera peut-être, faute de résultat, sans issue, mais où je vois pour ma part un aboutissement partiel. Loin de considérer les scénarios abandonnés comme la preuve d'une malédiction qui pèserait sur La Condition humaine, j'y décèle la présence d'une productivité souterraine du roman, c'est-à-dire d'une sphère d'écriture, non limitée dans le temps (puisque l'écriture d'autres versions se poursuit aujourd'hui encore), se déployant en une création continuée, certes en partie virtuelle (puisqu'à chaque fois interrompue et rendue longtemps inaccessible afin de préserver l'originalité des idées mises en œuvre), mais de ce fait d'autant plus ouverte et multiple.


L'enjeu d'une telle recherche relève de la poétique — une poétique élargie, ne visant plus à court-circuiter l'histoire littéraire dont elle déterminerait, à priori, le champ des possibles, mais renouvelée au contraire par son inscription dans l'histoire d'œuvres précises, envisagées à la fois dans une perspective sociologique comme production à laquelle collaborent de multiples agents et dans une perspective génétique comme processus de création dont chaque étape importe autant que le résultat final. Notamment parce qu'en l'absence d'aboutissement, seule une poétique des œuvres inadvenues est en mesure de rendre compte non de ce qui aurait pu être, mais de ce qui malgré tout a bien existé, selon des modalités qui retiennent d'ordinaire très peu notre attention. L'échec, au cinéma en particulier, ne peut être considéré comme une simple sanction, justifiant le retrait puis la disparition d'un film (dès lors rappelé par les spécialistes au seul titre d'anecdote dans la carrière d'un scénariste ou d'un réalisateur): la multiplicité des collaborateurs à réunir, le poids des contraintes financières, la succession des étapes qu'un film doit traverser avant de trouver sa forme définitive expliquent qu'on ne puisse supposer que l'inachèvement ou l'abandon d'un projet équivaille à la quasi-inexistence de l'œuvre envisagée. Il revient à la poétique, secondée par l'histoire — de la littérature et du cinéma de manière indissociable — et bénéficiant des apports de la génétique, de débarrasser l'idée d'échec de ses attaches esthétiques et d'élargir l'étude des formes littéraires et filmiques aux processus de création, quel qu'en soit le degré d'aboutissement. Il s'agit en quelque sorte d'envisager les œuvres non plus comme une donnée stable et garantie, qu'assure l'existence d'un texte publié ou d'un film diffusé, mais comme une dynamique de création telle qu'en attestent toutes les traces subsistantes.


Cette histoire des scénarios irréalisés de La Condition humaine — que je nommerai ici «inadaptations» — existe certes par défaut, c'est-à-dire en l'absence des films envisagés. Elle représente toutefois l'exploration la plus féconde de l'espace d'intersection et de recouvrement qui unit, depuis plus d'un siècle, les deux domaines de la littérature et du cinéma. Un espace qui ouvre à une cohistoire[7] d'une étonnante productivité, jusqu'à présent totalement délaissée parce que les scénarios qui en résultent se tiennent dans l'ombre de l'un et de l'autre de ces champs, à la fois trop subordonnés à la réalisation d'un film pour intéresser les spécialistes de littérature et trop entachés par leur nature textuelle pour retenir les spécialistes de cinéma.


Que nous révèle leur lecture? […]




Jean-Louis Jeannelle
Université de Rouen
Mars 2015



Pages de l'Atelier associées: Cinéma, Dehors de la littérature, Adaptation.



[1] Albert Beuret, ancien sergent-chef de Malraux durant la drôle de guerre, devint son chef de cabinet lorsque celui-ci fut ministre (et fut désigné en avril 1972 comme son exécuteur testamentaire, cela de la fin de l'année 1976 jusqu'à l'été 1987 – Jean Grosjean, puis Florence Malraux devaient lui succéder): dans les années 1960, Beuret travaillait le matin à la NRF et l'après-midi au ministère où se trouvait le cabinet d'André Malraux.

[2] Voir «Le remake et l'adaptation», CinémAction, no53, dir. Michel Serceau et Daniel Protopopoff, octobre 1989.

[3] Voir l'annexe, p.340.

[4] Voir les notes du scénario de Malraux et d'Eisenstein en annexe, p.503-512.

[5] Certains documents sont également reproduits en annexe, p.723-732.

[6] Je remercie Claude Travi de m'avoir communiqué ce document.

[7] Sur la question de l'histoire partagée entre la littérature et le cinéma, je me permets de renvoyer à Cinémalraux: essai sur l'œuvre d'André Malraux au cinéma, Paris, Hermann Éditeurs, 2015.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 22 Février 2017 à 11h12.