Atelier




Scène de parole

par Myriam Olah
Maître-Assistante à l'Université de Lausanne


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Scène de parole


Les travaux de Dominique Maingueneau (2004) sur la «scène d'énonciation» ont posé les prémisses du concept de «scène de parole», en discernant les points de vue externes et internes du processus de communication. Lorsqu'il est question de «scène d'énonciation», la situation de communication est considérée de l'intérieur «à travers la situation que la parole prétend définir, le cadre qu'elle montre (au sens pragmatique) dans le mouvement même où elle se déploie. »[1]. Maingueneau associe le texte avec la trace d'un discours où la parole serait mise en scène. Ses recherches dans le domaine de l'analyse du discours distinguent «trois scènes» complémentaires : la «scène englobante» qui correspond aux divers types de discours, la «scène générique» qui se rapporte aux différents genres de discours et la «scénographie» qui équivaut à la condition et au produit spécifique de l'œuvre. Cette dernière scène intègre les statuts d'énonciateur et de co-énonciateur, ainsi que l'espace et le temps de l'énonciation. Elle associe la dimension théâtrale et graphique de l'œuvre, à l'aide d'indices décelables. La graphie renvoie à l'inscription légitimante d'un texte, à la mémoire d'une énonciation en filiation avec d'autres énonciations, présumant un certain type de réemploi, en tant que cadre et processus.


La «scène de parole» dite dans le texte est incorporée à la «scénographie» qui est à la fois l'origine et le produit du discours. Elle sert de base à l'inscription légitimante de l'œuvre. Selon Maingueneau, les textes comportent des indications explicites qui revendiquent la caution de «scènes de parole» préexistantes. Ces formes énonciatives validées par la «scénographie» participent à la légitimation de l'œuvre car elles entérinent la filiation avec des discours antérieurs. Dominique Maingueneau souligne le fondement de la «scénographie» sur des scènes d'énonciation déjà validées, par d'autres genres littéraires ou d'autres œuvres. L'œuvre littéraire est légitimée au sein d'une boucle dans laquelle la «scène de parole» a une fonction intertextuelle et, plus largement interdiscursive.


De nouveaux effets de sens sont conférés aux «scènes de parole» préexistantes par la mobilisation d'extraits de textes inscrits dans la mémoire. Ute Heidmann (2013) montre comment Sylviane Dupuis exploite les vers de Virgile dans sa poésie, en créant de nouvelles «scènes de parole»[2]. Chaque époque, chaque culture et chaque langue modifie ces «scènes de parole» suivant des modalités textuelles spécifiques. Les citations antiques, énoncées dans des contextes totalitaires introduisent des effets de sens différents, renforcés par le processus de (r)écriture, comme l'illustrent les textes de Yannis Ritsos et de Sándor Weöres[3] qui ont (re)configuré les mythes sous l'oppression politique.


La fonction intertextuelle de la «scène de parole» permet d'intégrer la dimension discursive par la mise en texte. Du point de vue interdiscursif, la «scène de parole» équivaudrait à une trace énonciative concrète, remémoration d'une scène éventuellement réelle ou d'une scène fictionnalisée. En effet, chaque «scène de parole» correspond à une situation particulière de communication et véhicule une référentialité au monde et au langage. Elle entre ainsi en relation avec l'«ethos»[4]. Jérôme Meizoz qui se réfère à Maingueneau pour distinguer «posture» et «ethos», rappelle que «l'ethos s'origine sur le versant discursif» [5]. Il souligne la dimension scénique consubstantielle à l'activité littéraire et se réfère à la «scène de parole» en développant sa portée discursive, souvent marquée par l'oralité, en affirmant qu'«écrire, c'est entrer en scène»[6].


Ecrire, (r)écrire et traduire constituent une mise en scène. En effet, la dimension scénographique de l'écriture peut être élargie à la traduction, à la suite des travaux d'Henri Meschonnic qui attribue au XXe siècle la spécificité d'une «mise en scène du traduire»[7]. Il souligne «l'affinité entre traduire et mettre en scène, et même, que traduire est déjà mettre en scène»[8]. Henri Meschonnic donne l'exemple de la mise en scène et de la traduction par Antoine Vitez de La Mouette, texte composé en russe par Anton Tchekhov.


Ainsi, le concept de «scène de parole» peut être étendu au domaine traductorial, et plus largement, à celui de la littérature comparée. Le comparatisme plurilingue et différentiel permet de mettre en évidence les valeurs tantôt intertextuelles tantôt interdiscursives du concept de «scène de parole». En appliquant la notion de «scène de parole» aux littératures comparées, Ute Heidmann accorde une importance particulière à la création littéraire en tant qu'événement énonciatif significativement lié à son contexte d'énonciation au moment de son émergence. Elle montre que les modalités énonciatives du dire sont souvent signalées dans les péritextes (préfaces, frontispices, épîtres, postface, illustrations, etc.) et récits cadres où se trouvent les indices révélateurs des «scènes de parole». La comparaison plurilingue, différentielle et dialogique permet de découvrir les stratégies discursives et les nouveaux effets de sens mis en texte. Alors que Maingueneau explore prioritairement un corpus français, il souligne le fait que «dans d'autres lieux et à d'autres époques on ne peut pas parler de “scène littéraire” de la même façon.»[9] . Le concept de «scène de parole» peut être élargi à des textes écrits dans différentes langues et dans différentes cultures. Il est également opératoire au niveau interdisciplinaire.


Enfin, il est possible de mettre en relation la «scène de parole» avec les positions philosophiques, historiques et plus largement interdisciplinaires de Jacques Rancière développées dans La méthode de la scène[10], en dialogue avec Adnen Jdey. En rappelant la conception initiale liée à la théâtralité, l'ouvrage[11] met en évidence le lien étroit entre «scène» et «parole». Il insiste sur le processus de la «pensée au travail». Cette perception dynamique des termes renvoie à leur dimension performative, en appelant à décloisonner les disciplines et les arts. Par sa portée interdisciplinaire, la notion de «scène de parole» peut donc être mobilisée à différents niveaux d'analyse pour désigner la complexité de la relation entre contexte et énonciation.




Bibliographie


ADAM, Jean-Michel, La linguistique textuelle. Introduction à l'analyse textuelle des discours, Paris, Armand Colin, 2005.


HEIDMANN, Ute, «Comparaison différentielle et scène(s) de parole. Le double recours à Eurydice dans l'œuvre poétique de Sylviane Dupuis», dans Ute Heidmann, Maria Vamvouri Ruffy & Nadège Coutaz (éds.), Mythes (re)configurés. Création, Dialogues, Analyses, Lausanne, Université de Lausanne, CLE, 2013, p. 69-82.


HEIDMANN, Ute, «Pour un comparatisme différentiel», dansAnne Tomiche (éd.), Le Comparatisme comme approche critique. Objets, méthodes et pratiques comparatistes, vol. III: Objets, méthodes et pratiques comparatistes, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 31-58.


HEIDMANN, Ute, «Que veut et que fait une comparaison différentielle? Propos recueillis par Jean-Michel Adam & David Martens », Interférences littéraires, n° 21, 2017, p.199-226.


MAINGUENEAU, Dominique, L'énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, 1999.


MAINGUENEAU, Dominique, Le discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.


MEIZOZ, Jérôme, «Ce que l'on fait dire au silence: posture, ethos, image d'auteur», Argumentation et Analyse du Discours, n°3 «Ethos discursif et image d'auteur», 2009, 14. http://aad.revues.org/667, consulté le 23 mai 2018.


MEIZOZ, Jérôme, «Ecrire, c'est entrer en scène: la littérature en personne», COnTEXTES, Varia, mis en ligne le 10 février 2015, https://journals.openedition.org/contextes/6003, consulté le 23 mai 2018.


MESCHONNIC, Henri, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999.


OLAH, Myriam, «Scènes de parole dans les (re)configurations du mythe d'Orphée par Yannis Ritsos et par Sándor Weöres », Franca Bruera & Giulia Boggio Marzet (éds.), Le Mythe: mode d'emploi. Pour une nouvelle épistémologie des réécritures littéraires des mythes, Interférences littéraires,n° 17, 2015. http://interferenceslitteraires.be/sites/drupal.arts.kuleuven.be.interferences/files/illi17olah.pdf


OLAH, Myriam, (R)écrire les mythes sous l'oppression. Poétiques croisées de Yannis Ritsos et de Sándor Weöres, thèse de doctorat soutenue à l'Université de Lausanne le 2 décembre 2016.


RANCIERE, Jacques & JDEY, Adnen, La Méthode de la scène, Paris, Lignes, 2018.




[1] Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 191.

[2] https://www.fabula.org/actualites/u-heidmann-m-vamvour-ruffy-n-coutaz-dir-mythes-reconfigures-creation-dialogues-analyses_62362.php

[3] Myriam Olah, «Scènes de parole dans les (re)configurations du mythe d'Orphée par Yannis Ritsos et par Sándor Weöres », Franca Bruera & Giulia Boggio Marzet (éds.), Le Mythe: mode d'emploi. Pour une nouvelle épistémologie des réécritures littéraires des mythes, Interférences littéraires, n° 17, 2015. (https://www.fabula.org/actualites/interferences-litteraires-literaries-interferenties-multilingual-e-journal-for-literary-studies-n_72812.php) et Myriam Olah, (R)écrire les mythes sous l'oppression. Poétiques croisées de Yannis Ritsos et de Sándor Weöres, thèse de doctorat soutenue à l'Université de Lausanne, décembre 2016.

[4] http://www.fabula.org/atelier.php?Ethos

[5] Jérôme Meizoz, «Ce que l'on fait dire au silence: posture, ethos, image d'auteur», Argumentation et Analyse du Discours, n°3 «Ethos discursif et image d'auteur», 2009, 14. http://aad.revues.org/667.

[6] http://www.fabula.org/actualites/ecrire-c-est-entrer-en-scene-la-litterature-en-personne-par-j-meizoz-revue-contextes_67143.php

[7] http://www.fabula.org/actualites/h-meschonnic-poetique-du-traduire_153.php

[8] Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 493.

[9] Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 192.

[10] https://www.fabula.org/actualites/la-methode-de-la-scene-brochejacques-ranciere-adnen-jdey_85096.php

[11] Jacques Rancière & Adnen Jdey, La méthode de la scène, Paris, Lignes, 2018.





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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2018 à 11h02.