Atelier

Saint Augustin, Confessions, III, 3, trad. d'Arnauld d'Andilly (1649), établie par O. Barenne, éd. Ph. Sellier, Gallimard, " Folio ", 1993, p. 89-92.


J'avais aussi en même temps une passion violente pour les spectacles du théâtre, qui étaient pleins des images de mes misères, et des flammes amoureuses qui entretenaient le feu qui me dévorait. Mais quel est ce motif qui fait que les hommes y courent avec tant d'ardeur, et qu'ils veulent ressentir de la tristesse en regardant des choses funestes et tragiques qu'ils ne voudraient pas néanmoins souffrir ? Car les spectateurs veulent en ressentir de la douleur ; et cette douleur est leur joie. D'où vient cela, sinon d'une étrange maladie d'esprit ? puisqu'on est d'autant plus touché de ces aventures poétiques que l'on est moins guéri de ses passions, quoique d'ailleurs on appelle misère le mal que l'on souffre en sa personne, et miséricorde la compassion qu'on a des malheurs des autres. Mais quelle compassion peut-on avoir en des choses feintes et représentées sur un théâtre, puisque l'on n'y excite pas l'auditeur à secourir les faibles et les opprimés, mais que l'on le convie seulement à s'affliger de leur infortune ; de sorte qu'il est d'autant plus satisfait des acteurs, qu'ils l'ont plus touché de regret et d'affliction ; et que si ces sujets tragiques et ces malheurs véritables ou supposés, sont représentés avec si peu de grâce et d'industrie qu'il ne s'en afflige pas, il sort tout dégoûté et tout irrité contre les Comédiens. Que si au contraire il est touché de douleur il demeure attentif et pleure, étant en même temps dans la joie et dans les larmes. Mais puisque tous les hommes naturellement désirent de se réjouir, comment peuvent-ils aimer ces larmes et ces douleurs ? N'est-ce point qu'encore que l'homme ne prenne pas plaisir à être dans la misère, il prend plaisir néanmoins à être touché de miséricorde : et qu'à cause qu'il ne peut être touché de ce mouvement sans en ressentir de la douleur, il arrive, par une suite nécessaire, qu'il chérit et qu'il aime ces douleurs ? Ces larmes procèdent donc de la source de l'amour naturel que nous nous portons les uns aux autres. Mais où vont les eaux de cette source, et où coulent-elles ? Elles vont fondre dans un torrent de poix bouillante, d'où sortent les violentes ardeurs de ces noires et de ces sales voluptés : et c'est en ces actions vicieuses que cet amour se convertit et se change par son propre mouvement, lorsqu'il s'écarte et s'éloigne de la pureté céleste du vrai amour. Devons-nous donc rejeter les mouvements de miséricorde et de compassion ? Nullement : et il faut demeurer d'accord qu'il y a des rencontres où l'on peut aimer les douleurs. Mais, […] garde-toi, mon âme, de l'impureté d'une compassion folle. Car il y en a une sage et raisonnable, dont je ne laisse pas d'être touché maintenant. Mais alors je prenais part à la joie de ces amants de théâtre, lorsque par leurs artifices ils faisaient réussir leurs impudiques désirs, quoiqu'il n'y eût rien que de feint dans ces représentations et ces spectacles. Et lorsque ces amants étaient contraints de se séparer, je m'affligeais avec eux comme si j'eusse été touché de compassion ; et toutefois je ne trouvais pas moins de plaisir dans l'un que dans l'autre. Mais aujourd'hui j'ai plus de compassion de celui qui se réjouit dans ses excès et dans ses vices, que de celui qui s'afflige dans la perte qu'il a faite d'une volupté pernicieuse, et d'une félicité misérable. Voilà ce qu'on doit appeler une vraie miséricorde. Mais en celle-là ce n'est pas la douleur que nous ressentons des maux d'autrui qui nous donne du plaisir. Car, encore que celui qui ressent de la douleur en voyant la misère de son prochain lui rende un devoir de charité qui est louable, néanmoins celui qui est véritablement miséricordieux, aimerait mieux n'avoir point de sujet de ressentir cette douleur : et il est aussi peu possible qu'il puisse désirer qu'il y ait des misérables, afin d'avoir sujet d'exercer sa miséricorde, comme il est peu possible que la bonté même puisse être malicieuse, et que la bienveillance nous porte à vouloir du mal à notre prochain. [Aussi il y a bien quelque douleur que l'on peut permettre, mais il n'y en a point que l'on doive aimer. Ce que vous nous faites bien voir, ô mon Seigneur et mon Dieu, puisque vous qui aimez les âmes incomparablement davantage et plus purement que nous ne les aimons, exercez sur elles des miséricordes d'autant plus grandes et plus parfaites que vous ne pouvez être touché d'aucune douleur. Mais qui est celui qui est capable d'une si haute perfection ? Et moi au contraire] […] j'étais alors si misérable que j'aimais à être touché de quelque douleur et en cherchais les sujets, n'y ayant aucunes actions des Comédiens qui me plussent tant, et qui me charmassent davantage que lorsqu'ils me tiraient des larmes des yeux, par la représentation de quelques malheurs étrangers et fabuleux qu'ils représentaient sur le théâtre. Et faut-il s'en étonner, puisque étant alors une brebis malheureuse qui m'étais égarée en quittant votre troupeau, parce que je ne pouvais souffrir votre conduite, je me trouvais comme tout couvert de gale ? Voilà d'où procédait cet amour que j'avais pour les douleurs, lequel toutefois n'était pas tel que j'eusse désiré qu'elles eussent passé plus avant dans mon cœur et dans mon âme. Car je n'eusse pas aimé à souffrir les choses que j'aimais à regarder : mais j'étais bien aise que le récit et la représentation qui s'en faisait devant moi m'égratignât un peu la peau, pour le dire ainsi, quoique ensuite, comme il arrive à ceux qui se grattent avec les ongles, cette satisfaction passagère me causât une enflure pleine d'inflammation, d'où sortait du sang corrompu et de la boue. Telle était alors ma vie : mais peut-on l'appeler une vie ? mon Dieu.


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