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Sade était-il vraiment sadien?

La théorie des textes possibles à l'épreuve des 120 journées de Sodome

par Aurélien Maignant



Aurélien Maignant est étudiant en Master européen dans les Universités de Lausanne, Paris3 Sorbonne Nouvelle et Humboldt zu Berlin. Le présent essai est issu d'un travail produit dans le cadre du séminaire de Marc Escola sur L'achèvement, Université de Lausanne, printemps 2016. Il constitue le commentaire justificatif d'un synopsis où se trouvent élaborées quelques propositions pour l'achèvement du roman de Sade: La 120e Journée de Sodome. Synopsis critique.


Dossiers Variante, Textes possibles






Sade était-il vraiment sadien?
La théorie des textes possibles à l'épreuve des 120 journées de Sodome



Depuis sa découverte par Iwan Bloch au début du XXe siècle, le «rouleau» manuscrit des 120 journées de Sodome a acquis le statut de chef d'œuvre inachevé. Chef d'œuvre, car Sade lui-même prétendait en faire la pierre angulaire de l'ensemble de ses travaux; inachevé, au sens le plus littéral: l'auteur a laissé incomplet son manuscrit.


Rappelons les faits: retenu à la Bastille, Sade écrit sur un seul rouleau de feuillets l'histoire de quatre libertins organisant le plus grand des jeux sadiques; dans un château suisse, seize victimes innocentes (huit jeunes hommes et huit jeunes femmes) vont subir quatre mois de tortures et de perversions rigoureusement organisées par les appétits toujours croissants de leurs bourreaux[1]. Le texte publié aujourd'hui reprend le manuscrit abandonné par l'auteur durant sa captivité (probablement autour de 1795) et comprend une adresse au lecteur pleinement rédigée ainsi qu'une longue table des matières qui donne un aperçu de l'ambition encyclopédique de l'ouvrage. Outre la longue introduction qui présente dans le détail chacun des personnages (il y en a plus de trente), le plan de Sade prévoit une distribution sur quatre mois du catalogue des sévices, chacun présentant cent-cinquante passions que veulent assouvir les libertins. Seule la rédaction du premier mois, celui des passions simples, a été achevée par l'auteur; les trois autres nous sont parvenus sous la forme de listes de passions numérotées, sans autre mise en forme.


Serait-il si difficile d'achever la fiction — d'aller au bout du rouleau? La rédaction systématique de «l'emploi» des trois derniers mois et les indications laissées par l'auteur sur le manuscrit donnent une idée assez nette de ce qu'aurait été le roman achevé. Il  suffirait au fond d'appliquer les formes narratives et esthétiques du premier mois à la liste de «passions» prévues pour les trois suivants, puis d'écrire la fin (sans réelle surprise ni complexité) que projetait Sade. Si nous ne disposons que d'un quart du livre en acte, cela suffit à imaginer les trois suivants restés en puissance — qui ne demandent donc qu'à être actualisés


Si Sade n'a pas achevé celle de ses fictions qu'il regardait comme son meilleur livre, alors même que le plan d'ensemble était suffisamment échafaudé, peut-être doit-on prendre la question de l'inachèvement selon un tout autre biais: davantage qu'une œuvre inachevée, Les 120 journées paraissent à de nombreux égards une œuvre inachevable. On a voulu mettre en cause la littérarité des Journées[2] ou leur narrativité (personnages interchangeables, absence d'intrigue, surcharge descriptive…). Notre propos consistera plutôt à faire valoir leur manque de sadité. Si Les 120 Journées peuvent sembler le texte le plus sadique du Marquis, elles constituent son projet le moins sadien: rien ou presque de ce qui fait sa manière ne se retrouve dans le rouleau. On posera donc ce paradoxe: le chef d'œuvre que voulait Sade n'était pas le sien; et on se proposera de… sadifier le manuscrit inachevé de Sade. Conçue dans le cadre d'un séminaire proposé par Marc Escola à l'Université de Lasaunne[3], la réflexion théorique ici proposée se conçoit comme le commentaire d'un essai de synopsis que le lecteur est invité à découvrir au préalable à la page La 120e Journée de Sodome. Synopsis critique, quitte à y revenir plusieurs fois ; nous y proposons un ensemble de variantes narratives qui visent à rendre l'œuvre plus sadienne, et par là-même mieux achevable. On espère montrer que, pour ludique qu'elle soit, la démarche qui consiste à produire les possibles d'une œuvre autorise à mettre en lumière certaines de ses déterminations historiques aussi bien que ses spécificités thématiques et formelles.


Dans un premier temps, on cherchera à déterminer les critères qui ont contribué à valoir aux Journées la réputation d'œuvre «inachevable». Dans un second moment, nous illustrerons a contrario le manque de sadité du rouleau, en indiquant quelques-unes de nos variantes «sadiennes». Dans un troisième temps, nous reviendrons sur l'ensemble la démarche, pour mettre en relation les opérations de sadification et l'horizon d'attente de l'œuvre: nous verrons en effet que les critères d'inachevabilité 1. sont corrigés en rendant l'œuvre plus sadienne, 2. sont à la base de ce qui a fait le succès des Journées au XXe siècle et que, par conséquent, 3. sadifier l'œuvre, c'est avant tout opérer une restriction de l'écart esthétique entre son contenu propre et le contexte historique de son élaboration; en d'autres termes: rapprocher l'œuvre des autres textes sadiens revient à lui dénier ce qui semble constituer une part de son impressionnante originalité, si bien que 4. sadifier le roman inachevé reviendra donc à produire un discours nouveau sur ce qui fait ou pourrait faire sa «modernité» — ce qui suppose d'articuler théorie des textes possibles et histoire littéraire.



Inachevabilité


Si l'on s'attache au contexte de sa rédaction, l'inachèvement du texte semble tenir à de simples contingences. Sade est enfermé à la bastille entre 1784 et 1789 — il confie lui-même, dans une lettre, qu'il lui aurait fallu une trentaine de jours, durant l'été1785 pour écrire et coller en rouleau les feuillets des Journées. Il sera expulsé de la Bastille au printemps89 et perdra définitivement le rouleau[4]. Mais une première question émerge: pourquoi ne pas avoir fait sortir de sa cellule cet étrange rouleau constitué de morceaux achevés et inachevés pour qu'il soit en sécurité? Nous savons qu'il fit sortir plusieurs autres textes par l'entremise de sa femme.[5] Quelque chose le poussait visiblement à garder le rouleau près de lui, mais l'a empêché de reprendre son écriture. La situation est donc plus complexe: si trente jours ont suffit à Sade pour rédiger la version que nous connaissons aujourd'hui, il aurait pu conclure le rouleau pendant les quatre ans de captivité durant lesquels il l'avait sous la main. Formulons quelques éléments qui ont pu, selon nous, contribuer à rendre l'œuvre inachevable.


Premièrement, Les Journées constituent l'apothéose de la mystique des chiffres sadienne. Tout y est calculé (certains brouillons ne présentent plus que des opérations mathématiques): 4 mois, 4 libertins, 4 historiennes, 16 victimes, 8 de chaque sexe, 600 passions à raison de 150 par mois, etc.) — et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg: en secret Sade compte les orgasmes, les coups de fouet, multiplie et divise les tortures, les plats, les grammes de nourriture, établit des correspondances mystérieuses entre les chiffres de l'œuvre et ceux qu'il croit gouverner sa vie…[6]. Par les mathématiques, il cherche à maîtriser le monde, à rationaliser le délire. Un premier critère d'inachevabilité pourrait donc tenir dans l'impossibilité d'une synthèse entre exhaustivité du délire et symétrie formelle.


Deuxièmement, ce que Sade concevait comme son plus grand roman n'a rien de romanesque. Les personnages sont multipliés jusqu'à l'absurde, et certaines décisions dictées par l'exigence de vraisemblance[7] donnent à l'œuvre une allure proprement chaotique. La plus évidente d'entre-elles? Donner un nom et un caractère à chacune des seize victimes pourtant interchangeables — puisqu'elles ne sont rien d'autre que des figures au pire, vides, au mieux, allégoriques. Les maîtres représentent tous quatre la quintessence du libertinage criminel immonde, et les victimes constituent toutes les seize l'incarnation de l'innocence la plus pure et la plus candide. Par ailleurs, l'œuvre épouse une narration trop logicienne, suivant méthodiquement un schéma linéaire: une gradation de la violence, 150 passions simples, 150 passions doubles, traitées de la même manière, 150 passions criminelles, 150 passions meurtrières. À la fin, certains meurent, les autres sont renvoyés à Paris (on ne sait trop pourquoi). On imagine comme la mise en acte, la rédaction complète des 450 passions des trois dernières parties (rappelons que les 150 premières passions représentent environ 400 pages dans une édition moderne) aurait été lassante pour l'écrivain: à en juger par la partie rédigée, l'œuvre achevée aurait compté environ 1600 pages.


Enfin, l'œuvre tend vers l'abstraction pure — nous y reviendrons. À quelques exceptions près, elle est anhistorique. Elle n'est inscrite dans aucun des débats idéologiques (philosophiques, moraux, politiques, esthétiques, etc.) de son siècle, n'interagit avec aucune expérience personnelle de l'écrivain et son univers possible ne fait que très peu écho à l'univers référentiel. Les Journées sont en effet prototypiques de ce que Bayard (2000), dans son diagnostic des «ratages» littéraires, appelle un «excès d'isolation»[8]: absence résolue de représentation d'affects, d'implication émotive de l'auteur ; pure construction rationnelle, mathématique, froide, peuplée de personnages insipides et fonctionnels qui n'est là que pour servir un propos dont le sens profond est obscur. Le lecteur n'a aucune clé, aucun accès aux Journées, il s'agit à peine d'un monde-possible, tout juste d'un monde-expérience.


Ainsi, si l'œuvre n'a rien d'inachevable en puissance (rien n'est plus achevé qu'une symétrie) sa mise en forme pratique semble rendre le projet inachevable, impossible à actualiser.


Il convient maintenant d'analyser notre synopsis, au regard de ces quelques réflexions préliminaires: sadifier l'œuvre a consisté à la déplacer, à l'amener au plus proche de Sade, en proposant six variantes susceptibles de rendre le rouleau achevable — pour Sade, en 1785.



Sadité


Si nous proposons pour commencer d'installer un théâtre dans le château de Silling, c'est d'abord pour combler, dans une certaine mesure, l'un des manques sadiens de l'œuvre: elle entre très peu en résonance avec les expériences réelles du Marquis de Sade, grand amateur des théâtres privés de l'aristocratie libertine du XVIIIe siècle[9]. Il y puise son inspiration, tant en matière d'univers esthétique que de cadre narratif . Plus profondément, cette variante amène le texte à poser l'une des principales questions sadiennes: la vraisemblance du corps , ou comment articuler sexualité imaginaire et crédibilité de la fiction. Dans La Philosophie dans le boudoir[10], par exemple,on ne peut qu'être surpris par la vraisemblance de l'écriture érotique[11]. Le texte donne à voir un corps crédible et, contrairement aux Journées, présente des personnages accomplissant des actes que le lecteur peut se représenter raisonnablement. Leurs discours philosophiques sont ainsi portés par des entités référentielles qui leur transfèrent leur vraisemblance. A contrario, dans les Journées, Sade propose un traitement irréaliste des corps, purs objets fantasmatiques échappant à toute vraisemblance. Et, lorsque notre variante propose de faire jouer sur une scène les passions les plus irréalistes des mois3 et 4, c'est parce que, si nous ne pouvons en faire des pratiques vraisemblables (les sévices étant beaucoup trop sophistiqués), nous pouvons éviter de faire croire qu'elles se veulent crédibles. Le théâtre serait justement le moment idéal d'un croisement entre la fiction et le corps: il ménagerait aux Journées la possibilité d'une distanciation ironique. Une gestion des passions les plus invraisemblables comme mises en scènes confère à Sade une distance par rapport à ce qu'il montre et installe une perception nouvelle pour le lecteur: l'invraisemblance n'est plus un obstacle, mais une forme de pacte théâtral au second degré.


Aussi cette variante tente-t-elle de remédier à l'inachevabilité en deux temps. D'abord elle réduit l'excès d'isolation en rapprochant le texte de son créateur. Puis cette scène théâtrale sert de cadre rédactionnel, d'espace de création délimité garantissant une distance ironique, nécessairement plus propice à la rédaction, car plus ancrée dans le réel.


Abordons désormais trois variantes qui ne sont qu'un aspect du même mouvement de réécriture, à savoir: «Les libertins-philosophes», «La fenêtre» et «Les prostituées politiques».


Les libertins-philosophes est peut-être la variante sadificatrice la plus intuitive que nous ayons à proposer, mais elle n'en est pas moins essentielle. Cette variante prend en compte le fait que le corps n'est pas chez Sade un simple but, mais le moyen d'un passage, d'un accès vers l'idéal qui se résume finalement dans la matière ; le corps est l'objet disserté devenu objet dissertant. Les orgies de Justine, Juliette, des Crimes de l'Amour, et par-dessus tout de La Philosophie, sont des événements de langue doublement orientés: à la fois érotiques et didactiques. Or, le Sade théoricien semble s'être censuré dans Les Journées, comme si l'invraisemblance des passions déniait toute existence à la parole philosophique. À l'intérieur du rouleau, le foutre n'est plus l'aliment principal du flambeau de la Philosophie[12]. Notre variante permet aussi une inscription historique plus précise des Journées. Dans La Philosophie, Sade, à l'instar de ses contemporains, mise sur la fonction idéologique du dialogue. Plus profondément, l'inscription du texte dans un système de codes génériques signifie que Sade travaille de l'intérieur un matériau (ici, générique) qu'il a beaucoup lu, dont il maîtrise les codes et les effets.


Ouvrir une fenêtre dans le château est une astuce narrative pour entretenir les dissertations des maîtres, mais constitue un outrage complet au projet des 120 Journées. L'espace diégétique sadien est généralement clos, à l'image du château, topos exploité dans la plupart de ses romans: Justine y est violée, Eugénie De Franval élevée dans le vice, Aline enfermée, il incarne le triomphe du libertinage de Juliette, etc. L'espace clos permet à Sade de se positionner comme écrivain expérimentateur. Dans les romans précédemment cités, les passages se déroulant dans des chateaux sont une étape de l'itinérance philosophique des personnages (prototypique dans Les Malheurs de la Vertu): le moment matérialiste le plus intense et donc le plus absurde. Imperméable à toute narrativité, il fonctionne presque comme un complément circonstanciel dans une phrase: il produit toujours le même effet; il est autosuffisant et déplaçable.


Et c'est ce moment du château que les Journées isolent avec une ironie extrême. Elles sont toutes entières une dilatation de l'action sadique et se retrouvent prisonnières d'un paradoxe: une séquence close et étanche à tout récit sert de base au plus long de tous les récits que Sade ait jamais entrepris d'écrire. Aussi, la simple ouverture d'une meurtrière dans la salle commune de Silling engagerait l'espace des Journées à n'être plus monolithique, mais dialectique; elle forcerait les personnages à enregistrer l'extérieur et à interagir avec lui. Celui-ci se retrouverait alors métabolisé à l'intérieur du château en servant de support aux disputes philosophiques des personnages (devenus philosophes grâce à notre variante précédente).


Ouvrir une fenêtre, reviendrait donc à briser l'écriture de l'isolation, au sens commun du terme, puisque l'expérience anthropologique perdrait sa texture d'absolu, mais également au sens de Bayard (2000) cité précédemment, dans la mesure où l'œuvre devrait s'expliciter, se construire par rapport au réel(et dans la sécurité froide de la raison poétique).


Concernant «Les prostituées politiques», elles apportent d'abord une diversification du propos. Les récits des deux dernières historiennes perdraient un peu de leur caractère encyclopédique (elles racontent méthodiquement, soir après soir, les pratiques de clients qu'elles ont connu dans des bordels, sans esprit critique d'aucune sorte). Au lieu de raconter 150 passions minimales sans aucun intervenant, dans le décor presque abstrait qu'est un bordel, il s'agirait de véritables récits historiques: l'éducation d'un jeune noble et un micro-État instauré par une révolte paysanne.


En plus de ligaturer œuvre et vie, cette variante permet, on l'aura compris, d'insérer encore davantage les Journées dans un programme politico-moral-érotique qui leur manque cruellement. Sur ce point la quatrième historienne est peut-être la plus intéressante. Elle introduirait les passions du peuple révolutionnaire envers lequel les quatre aristocrates entretiendraient un mélange de fascination et de répulsion similaire à celui que ressent Le Chevalier de La Philosophie à la lecture de «Français encore un effort...» et permettrait à l'œuvre de traiter ironiquement la dichotomie entre privilèges aristocratiques et impunités chère à Sade[13].


Mais ce n'est pas tout. Dans le plus pur goût sadien pour le mélange des décors connus et de la sexualité comme forme de description anthropologique (que l'on pense à la visite par Clairwil et Olympe Borghèse des ruines de Naples dans Juliette), les récits de la quatrième partie deviendraient le lieu de tableaux anthropologiques et érotiques. Ce point est sadifiant car lié à l'engouement de l'auteur pour la documentarisation scientifique du réel. Dans ses premières années d'écrivain, Sade se voit encore comme un romancier héritier des Lumières et de leur conception de l'efficacité des fictions dans le monde réel[14].


Cette exigence de réalité serait aussi bien philosophique (aborder l'empirie du monde par la littérature) que rhétorique (faire hypothypose dans la description) et l'introduire rendrait aux Journées l'ancrage réel et la vraisemblance qui leur manquent pour être véritablement sadiennes. Dans cette variation érotique sur l'utopie, semblable au Royaume de Butua d'Aline et Valcour qui reprend les codes de l'utopie morale du «sauvage», Sade retrouverait à nouveau la distance ironique sur son siècle qui est si caractéristique de l'ensemble de son œuvre. L'auteur enfermé qui lit ses contemporains[15] retrouverait ici son goût pour la théorie, la morale et la philosophie qu'il exprime abondamment dans Aline et Valcour, écrit simultanément. D'ailleurs, si ce besoin de contact intellectuel avec le monde extérieur et de dialogisme intertextuel avait été assouvi dans Les Journées, peut-être Aline et Valcour aurait-il été abandonné?


En ce qui concerne les variantes narratives, à savoir Le Couple et L'Évêque, notre démarche comporte deux mouvements distincts: d'une part, intégrer une intrigue à l'œuvre (plus particulièrement un dénouement), et d'autre part donner plus de consistance à ses personnages.


L'ajout du couple représente notre variante la plus conséquente et la plus ambitieuse. Elle propose une narration, une évolution et un dénouement complètement exogènes au projet des Journées. En romancier habile, Sade maîtrise toujours sa narration. Toutefois, Sodome semble volontairement déjouer la dimension cognitive de la fiction romanesque: la fin des brouillons de Sade montre seulement les libertins finissant leur six-centième passion ; l'auteur compte les morts, réalise qu'il y a dix-sept survivants et décide de les renvoyer à Paris sur ordre des quatre maîtres. Et alors? Comme La Philosophie, le rouleau travaille sur une gradation de la violence. Mais, dans le boudoir, le corps accompagne l'intensification du propos philosophique; a contrario, la gradation des Journées est inachevable par essence, elle ne présente aucun climax, aucune intrigue, aucun phénomène de contraste. Tout y est prévisible, et attendu, jusqu'à la fin.


La variante du couple permettrait à la fois de briser la géométrie narrative via une perméabilité entre la ligne narrative des maîtres et celle des esclaves, et d'établir un climax vécu à travers des personnages identifiés. Ce climax, nous l'empruntons à La Philosophie dans le Boudoir qui utilise une logique narrative simple: l'initiation. Former un être pour le modifier, en puissance d'abord, lorsque Eugénie reçoit la théorie libertine, puis en acte lorsqu'elle exerce sa vengeance sur sa mère à la fin de la pièce. Cette haine pour sa mère est évoquée en pointillés dès l'incipit et installe donc l'attente d'une résolution, au terme de laquelle lecteur assistera à l'expression du monstre qu'il a vu former par Saint-Ange et Dolmancé[16]. Lorsque notre couple quittera son destin linéaire en rejoignant les maîtres, on peut rationnellement estimer qu'un effet d'attente similaire se produira chez le lecteur. Lors de leur triomphe final, celui-ci serait face à un couple devenu l'«être bisexuel»[17] sadien tel qu'analysé par Yvon Belaval. La variante du couple prend donc le contre-pied de deux critères d'inachèvement majeurs, simplement en rétablissement une gradation narrative: 1/ son impossible exhaustivité (la surcharge enlève toute vraisemblance à l'action) et 2/ sa folle systématicité qui neutralise tout suspense pour le lecteur.


Ces variantes narratives favorisent ainsi l'achevabilité en resserrant le propos autour de l'intrigue la plus simple: une situation initiale (l'œuvre originale), un élément perturbateur (le plaisir d'Eugène et Eugénie), des péripéties (l'éducation), un renversement et une fin. Ce schéma appelle naturellement un achèvement, simplement parce qu'il organise le propos autour d'un pôle majeur en interaction avec des pôles mineurs et retire à l'œuvre son obsession de la liste.



Modernité?


Sadifier l'œuvre aurait donc pu la rendre achevable. Il nous faut maintenant prendre un recul critique sur notre propre démarche et reconnaître qu'elle interdit aux Journées plusieurs innovations significatives.


Sade voulait Sodome comme une révolution esthétique — «pareil livre ne se trouve ni chez les anciens ni chez les modernes» — adressée comme une encyclopédie masturbatoire à son lecteur — «mais il se trouvera quelques passions qui t'échaufferont [toi Lecteur] jusqu'à te coûter du foutre et voilà tout ce qu'il nous faut, si nous n'avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient?»[18]. Or, certaines de nos variantes viennent justement atténuer les partis-pris esthétiques des Journées. Si l'on prend par exemple notre retour à une vraisemblance des corps : faire des passions irréalistes des représentations au second degré réduit leur dimension conceptuelle. Là où le rouleau se présenterait comme plus sadien, il serait en un sens moins ambitieux philosophiquement, puisque les corps n'y seraient plus des fictivités.


Ce problème émerge également quand nous faisons disserter les libertins. Il semble que, dans ce cas de figure, la connaissance du contexte d'écriture soit liée à notre perception de l'œuvre. Les correspondances dans lesquelles Sade raconte vivre la captivité «dans sa chair et dans son sang»[19] ont élaboré un imaginaire brut et sensuel de l'écrivain au travail. Introduire le discours philosophique dans le rouleau, c'est rendre son recul critique à Sade, c'est rétablir une figure d'écrivain expérimentateur du XVIIIe siècle, mais c'est aussi enlever son mystère. On peut ici développer l'un de nos constats précédents: nos variantes réduisent énormément l'excès d'isolation (liens avec la vie de l'auteur, philosophie explicite, recul critique, ironie), mais cet excès d'isolation par définition laissait plus de place à l'interprétation du lecteur et à la mythification de l'auteur.


Avec Jauss, nous pourrions souligner que nos variantes visent avant tout à réduire l'écart esthétique[20] qui existe entre les Journées et leur siècle. Cela se ressent par exemple dans le réseau intertextuel qu'elles apportent car, en réinscrivant le texte dans certains formats de son siècle, nous brisons l'une des volontés de l'auteur: se tenir à l'écart, presque à l'abri de toute catégorie.


Si l'on s'y attarde, on remarquera même que toutes les variantes de notre synopsis introduisent d'une manière ou d'une autre une forme de métadiscours dans le texte. Peut-être notre réécriture n'a-t-elle été qu'une déformation académique: il fallait que l'œuvre puisse produire du sens sur elle-même, qu'elle s'obstine à s'expliquer. On peut ici revenir à la conception de la philosophie de Sade que propose Deleuze (1967). Selon lui, le marquis utilise la surcharge comme trope argumentatif: montrer vingt fois, c'est amener une vérité empirique. Si ce changement de la monstration en démonstration pourrait trouver son paroxysme dans les Journées, nos variantes ont amené de la démonstration dans le rouleau.


Que cela ait été l'intention de Sade ou non, Les Journées sont résolument innovantes dans leur conception du rapport herméneutique entre le lecteur et la fiction. La totalité du sens du rouleau est laissée à l'interprétation de celui qui le lit: ne retrouve-t-on pas dans les Journées des personnages amenés à un niveau d'abstraction tel qu'ils ne semblent plus autre chose qu'un pur signe de texte? Dans cette abstraction, ne pourrait-on également reconstituer, dans la liberté laissée aux inférences et la fictivité des corps, toute la complexité du propos politique sadien? Le règne de l'implicite et de la monstration, l'abolition du discours dans le corps et sur le corps favorisent ensemble l'extension du territoire herméneutique des spectateurs dans une direction presque contemporaine.


Peut-être est-ce la seule ouverture qu'il nous reste à proposer: et si Sade n'y était pour rien? Rappelons-le, le marquis lui-même a été incapable d'achever le rouleau après en avoir écrit le quart en trente jours. Le projet n'était pas achevable, pas pour cet écrivain, pas à ce moment donné de son histoire personnelle, ni à ce moment donné de l'histoire littéraire. Dans ce cas précis, l'intuition de l'auteur était trop profondément éloignée du reste de son œuvre, de ses possibilités matérielles et de la culture littéraire qu'il s'était forgée au contact de son siècle. Comment l'expliquer? Deux positions sont possibles: Lucien Goldmann et la critique marxiste diraient qu'il a aperçu une œuvre au-delà du maximum de conscience possible de son époque et que ses propres déterminismes culturels l'ont empêché de la mener à bien; Bayard rétorquerait qu'il a plagié par anticipation notre vision contemporaine de la fiction et ajouterait peut-être que le grand libertin a eu trop de morale pour aller au bout de son larcin.



Aurélien Maignant, printemps 2016



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Bibliographie


Textes sources


SADE ([1904] 1972), Les Cent Vingt Journées de Sodome, Jean-Jacques Pauvert, Paris.

SADE ([1904] 1990), Les Cent Vingt Journées de Sodome, éditions de M.Delon, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade n°371, Paris.

SADE ([1793] 1990), Aline et Valcour, Gallimard, édition de M.Delon, Bibliothèque de la Pléiade n°371, Paris.

SADE ([1795] 1998), La Philosophie dans le boudoir, édition de M. Delon, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade n°449, Paris.

SADE ([1795] 1976), La Philosophie dans le boudoir, édition de Y.Belaval, Gallimard, Folio Classique, Paris.

SADE ([1800] 1987), Eugénie de Franval, Gallimard, Folio, Paris, 1987.


Littérature secondaire


BAYARD, Pierre (2000), Comment améliorer les œuvres ratées?, Minuit, Paris.

BLOCH, Iwan (1948), Marquis de Sade. His life and his works, Castle/Book Sales, New York.

DARMON, J-C., DELON, M. (dir.) (2006), Histoire de la France littéraire, PUF, Paris.

DELEUZE, Gilles (1967), Le Froid et le Cruel, Minuit, Paris.

DELON, Michel (2007), Les vies de Sade, Textuel, Paris.

DELON, Michel (dir.) (2014), Sade, un Athée en Amour, Albin Michel, Paris.

ESCOLA, Marc (2016), «L'achèvement», séminaire de Master donné à l'Université de Lausanne.

HEINE, Maurice (1950), Le Marquis de Sade, texte établi par G. Lely, Gallimard, Paris.

JAUSS, Hans Robert (1978), Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris.

LABORDE, Alice M. (1974), Sade romancier, La Baconnière, Neuchâtel.





[1] On connait aujourd'hui l'œuvre à travers l'adaptation qu'en a fait Pasolini dans son Salò.

[2] Bloch (1948) fait l'hypothèse selon laquelle le texte aurait davantage une fonction thérapeutique (exorciser les fantasmes de l'auteur) que proprement esthétique: Sade aurait ainsi arrêté d'écrire une fois sa captivité achevée.

[3] Escola (2016), plus d'informations sur https://www.fabula.org/actualites/l-achevement-seminaire-m-escola_72528.php.

[4]Voir notamment la version qu'en donne Heine (1950).

[5] Sur ses conditions d'emprisonnement, voir Delon (2007:55).

[6] Voir à ce sujet Delon (2007:51).

[7] Voir par exemple Laborde (1974:36-39).

[8] Nous nous référons ici à Bayard (2000:96-98).

[9] Voir à ce sujet l'incident qui lui valu le titre d'«Empoisonneur de Marseille» raconté notamment dans Delon (2007:33).

[10] En ce qui concerne l'inscription générique de La Philosophie, voir la discussion qu'en donne Belaval (1976:9-10): «On ne saurait répéter, à son sujet, qu'il n'est qu'un dialogue, son genre appartient déjà au théâtre».

[11] Rappelons que la pièce se construit en alternant symétriquement discours philosophiques et orgies.

[12] Sade ([1795] 1976).

[13] Voir Delon (2007:10-20).

[14] En voyage en Italie, Sade fait montre d'une exigence toute particulière lorsqu'il engage un peintre pour figer chaque perspective, chaque point de vue et lui-même décrit avec attention chacune des scènes de Naples à Bologne.

[15] Voir Delon (2014:255).

[16] «Que de progrès mes amis!... avec quelle rapidité je parcours la route épineuse du vice!... Oh je suis une fille perdue!... Je crois que tu décharges, ma douce mère?» SADE([1795] 1976:278).

[17] Voir Belaval (1976:8-9).

[18] Sade ([1904] 1972:90).

[19] (Delon 2007:58).

[20] Selon le terme de Jauss (1978:53).





Marc Escola

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