Atelier



Le roman pédophile. Sur un roman de Gabriel Matzneff

par Nelly Wolf


Extrait de Proses du monde - Les Enjeux sociaux des styles littéraires, P.U. du Septentrion, 2014.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et des Presses universitaires du Septentrion.


Dossier Morale.





Le roman pédophile. Sur un roman de Gabriel Matzneff


[Bien qu'elle fasse partie des présupposés de Mai 68, la libération sexuelle n'atteint pas vraiment la production romanesque des années 70]. Ce type de roman fait cependant exception à ce constat : le roman à tendance pédophile. On étudiera brièvement dans cette perspective un récit de Gabriel Matzneff, Isaïe, réjouis-toi[1], paru en 1974.


Le roman pédophile

L'intrigue expose la crise conjugale que traversent Nil Kolytcheff et sa femme Véronique. Tous deux appartiennent à la deuxième génération de l'immigration russe à Paris. Ils sont devenus amants alors que Véronique était encore lycéenne et Nil déjà un écrivain reconnu. Quelques années plus tard, ils se marient selon le rite orthodoxe. Avant son mariage, Nil collectionnait les conquêtes féminines tout en multipliant les aventures avec des enfants et des adolescents des deux sexes. Après la célébration de son union avec Véronique, il s'impose une discipline. « Depuis son mariage, Nil n'a eu que deux aventures avec des gamins, l'une à Louxor avec un écolier copte, l'autre à Tozeur avec un apprenti jardinier rencontré dans la palmeraie… » (60). Toutefois afin d'éviter la routine conjugale, il introduit dans son couple un adolescent anglais âgé de 16 ans, Anthony. « […] Véro et moi accueillant Anthony dans notre lit, comme un fils légèrement incestueux, ce ne serait pas une partouze, ce serait tout sauf une partouze, ce serait un épisode très chouette, très joli… » (61). Hélas, plutôt que de partager le jeune Anglais avec son mari, Véronique le réserve à son propre usage, travestissant la fête amoureuse en comédie de boulevard. Cet épisode révèle à Nil le « vrai visage », « la vraie nature » (109) de sa femme dont il découvre en lisant en cachette ses carnets intimes toute « la mesquinerie petite-bourgeoise » (105). Il entame donc une procédure de divorce. En attendant, il retourne à ses occupations antérieures : lecture, écriture, voyages, activités sexuelles variées : un lycéen de Montaigne (146), une amante japonaise (160), deux petits Tunisiens de treize ans, Moktar et Béchir (177-180), une « adorable maîtresse de quinze ans » (215).


Si le contenu pédophile n'a pas le monopole de l'intrigue amoureuse, il en occupe, on le voit à travers ce résumé, une part essentielle. Ce qu'on remarque d'emblée, c'est que Matzneff rompt avec la tradition du roman pédérastique qui euphémise la réalité de la relation sexuelle. Sans remonter jusqu'à Gide, on peut évoquer Roger Peyrefitte (Les Amitiés particulières, 1944) et surtout Montherlant, que Matzneff connaissait bien, et dont la version intégrale des Garçons a été publiée en 1973 par Gallimard, un an après la mort de l'écrivain et un an avant Isaïe, réjouis-toi. Si on compare justement ces deux œuvres, le contraste est frappant. Là où Montherlant utilise encore des périphrases allusives et des termes dissimulateurs pour désigner le coït, parlant de « quelque chose d'extraordinaire », de « sensation de plénitude », d'« incandescence », d'« abandon »[2], le narrateur « matzneffien » a recours à des procédés beaucoup plus crus empruntant autant au registre de la pornographie que de l'érotisme, qu'il s'agisse de décrire le « corps enfantin, baisé, exploré, fouillé » d'une adolescente (40) ou bien d'égrener des considérations sur la sensualité des petits Maghrébins : « D'ordinaire, les gosses arabes ne sont pas peloteurs, ils n'aiment ni le flirt ni les caresses, ils manquent de sensualité, crac-crac, on a tiré son coup, bonsoir la compagnie. » (216). Une autre différence tient au fait que chez Montherlant les scènes de pédophilie active n'impliquent que des enfants et des adolescents un peu plus âgés, alors que chez Matzneff, un des partenaires est adulte.


À l'évidence, le roman de Matzneff cherche à étendre à la pédophilie la norme permissive instaurée par Mai 68 en matière de sexualité. Il alimente, et même inaugure un courant revendicatif dont il faut ici rapidement retracer l'historique. Au nom de la libération des mœurs et de l'opposition à l'ordre bourgeois, s'engage dans les années soixante-dix un combat en vue de légitimer les pratiques sexuelles alternatives. La défense des minorités sexuelles, la reconnaissance des droits sexuels des enfants, la normalisation de l'inceste et de la pédophilie sont à ce titre traitées comme des causes relevant de la même problématique. Tony Duvert, Gabriel Matzneff, Guy Hocquenghem figurent parmi les principaux acteurs de la contestation. Tony Duvert obtient le prix Médicis en 1973 pour Paysage de fantaisie, qu'il qualifie lui-même en quatrième de couverture de « perversion […] vouée à l'enfance ». La même année, il publie Le bon sexe illustré, prise de position militante en faveur des pratiques pédophiles. De la même manière, le pamphlet pédophile de Gabriel Matzneff, Les moins de seize ans, paraît quelques mois après son roman, Isaïe, réjouis-toi. La presse intellectuelle et contestataire ouvre volontiers ses colonnes à cette thématique pédophile. Le 10 avril 1979, Libération publie une interview de Tony Duvert et Gabriel Matzneff par Guy Hocquenghem. En octobre 1976, Roger-Paul Droit rend compte d'un album publié par Schérer et Hocquenghem. Il constate que les auteurs ne cachent pas que « le corps des enfants – sexué, désirant, désirable, ludique – les intéresse. » [3] La presse littéraire, où Matzneff a de nombreux appuis, accueille plutôt favorablement Les moins de seize ans. En tout cas, s'il y a des critiques, elles ne portent pas sur la légitimité des amours évoquées. Le journaliste du Magazine littéraire, Marc de Smedt, termine son article par une pirouette : « Filles ou garçons, peu importe. Compte la grâce, dans tous les sens du mot. »[4] Au Figaro littéraire, Jean Chalon, fataliste, emprunte sa conclusion à Julien Green : « Inutile de se voiler la face. D'abord, avec quoi la voilerait-on ? Il n'y a plus de voiles. [5] » Le point culminant de cette campagne est atteint lorsque Libération, les 26 et 27 janvier 1979, publie une lettre de Jacques Dugué, emprisonné pour attentats à la pudeur sur mineurs sans violences. Dugué parle d'une famille « heureuse et unie » où le beau-père « fait l'amour avec sa femme mais aussi avec les garçons et pas en catimini, dans le lit conjugal […] »[6]. Non seulement le roman de Matzneff développe l'argumentaire pédophile mais il l'inscrit explicitement dans l'héritage de Mai 68 et son idéologie de la libération.

Plusieurs éléments contribuent à cette contextualisation. Ainsi, la disposition narrative repose sur la succession rapide des épisodes amoureux. Flanqué d'un mariage et de quelques liaisons entre adultes consentants, l'amour des moins de seize ans devient donc une activité comme une autre, la simple variété d'une sexualité épanouie et débarrassée des tabous. Les discours et commentaires intradiégétiques récupèrent les thèses de la vulgate soixante-huitarde. La polyvalence sexuelle est assimilée à un refus des valeurs bourgeoises, telles que la possessivité (107), tandis que la pédophilie est instituée en acte de rébellion : « Moi aussi, je tire la langue aux gens sérieux, à la société bourgeoise. » (136).

Avec une ambiguïté typique des années 70, mais aussi typique de toute expérimentation sociale, ces discours oscillent entre désir de transgression et volonté de normalisation, offense et défense, provocation et conciliation : « au regard des mœurs d'aujourd'hui, plaide le narrateur, partouzes, wife-swapping, sexualité de groupe, ce que l'été dernier j'ai tenté de créer entre ma femme, cet adolescent de seize ans et moi est l'innocence même… il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. » (203). Étrangère à la dépravation qui accompagne les excès de la révolution sexuelle, la sensualité inventive du polymorphe amoureux échappe également à l'horreur de la sexualité ordinaire. Dans le train qui le ramène du Touquet, le narrateur côtoie trois voyageurs dont les propos vulgaires et dégradants illustrent la sexualité du Français moyen : « J'me la suis tapée/J'l'ai baisée/J'me la suis envoyée […] » (138). Pour parachever l'annexion de la pédophilie au vaste territoire de la libération sexuelle, le narrateur d'Isaïe souligne la parenté de ses idées avec celles de Reich et Neill, ignorant ou feignant d'ignorer que l'un condamne les relations pédophiles[7] et que l'autre dissocie santé sexuelle et homosexualité[8].


Plus significatif encore, l'inventivité linguistique dont l'époque fait preuve pour exprimer sa réforme morale féconde l'instance narrative et la parole des personnages, qui l'une et l'autre accueillent les échos de la langue de Mai, cette lingua franca faite de mots et d'expressions à la mode : le pied, le super-pied (25), les bonnes et les mauvaises vibrations (54), le couple extra (54), le trip petit bourgeois (72), « vachement triste » (104), le kif et la défonce (215), etc. Certes, la méthode rappelle Montherlant, qui parsème sa prose soutenue d'expressions triviales (Une bath séance de ciné[9]). Mais alors que dans Les Garçons, le procédé demeure rare et vise une discordance, chez Matzneff, il prend place dans un système d'oralisation généralisée et provoque un effet d'identification linguistique avec le contexte.


En effet, outre le glossaire de la modernité, la langue d'Isaïe cumule les traits d'oralité et de vocalité. Le récit est écrit majoritairement au présent : « De retour chez lui, Nil retire l'alliance qu'il porte à l'annulaire droit » (150). Il contient beaucoup de paroles rapportées sous forme de dialogues ou au style indirect libre. Le verbe introducteur est souvent après le discours, mais sans inversion du sujet :


— Je te manque ? Véro interroge.

— Oui, beaucoup.

— Toi aussi, elle ajoute.


À cela, il convient d'ajouter un style ordurier (« Tes photos, je m'en branle, tu peux te les foutre au cul ») (118), de fréquentes phrases averbales, et des indices d'oralité phonétique (« j'te ferai », « ouais »). Tous ces éléments sont également répartis entre la langue du narrateur, la langue du récit, la langue de Véronique et des autres personnages. À un moment où le développement massif de nouveaux vecteurs de communication (radio, télévision) a intensifié la circulation des voix, où d'autre part l'impact symbolique du sociolecte adolescent s'est accru, la langue littéraire s'est donc ici indexée sur l'oralité informelle des échanges courants, loin de l'écriture blanche et désaffectée de l'avant-garde néo-romanesque. Cette « langue de Mai » entre par ailleurs en relation discordante avec le vocabulaire abstrait de l'aventure spirituelle, comme le montre cette énumération conceptuelle de la dernière page : « […] dans l'allégresse et le déchirement, la solitude et la communion, le partage et la rupture, la haine et l'amour, le don et la dépossession, la foi et le rejet de la foi. » (249) On a dès lors affaire à un éclectisme linguistique qui se rapproche d'esthétiques moyennes, comme celle de la chanson à texte (Brel, Brassens, Ferré), mais aussi de la prose sans apprêt pratiquée par un certain journalisme moderne dont L'Express ou Libération fournissent, à des degrés divers, un échantillon.


À l'éclectisme linguistique répond un éclectisme culturel également représentatif de l'esprit de Mai. Le texte de Matzneff associe les références disparates, Bob Dylan et Byron, Sade et les Pink Floyd, les Upanishads et Guy Béart, Dostoïevski et Brewster Mc Cloud, les prières orthodoxes et la chanson de variété, Chateaubriand et Maurice Pialat, soit, d'un côté, les emblèmes d'une culture universelle, parfois sulfureuse mais toujours élitiste, et, de l'autre côté, les symboles de la culture populaire à l'ère des mass media. Derrière ce brassage citationnel, on perçoit encore une fois une résonance de la révolte étudiante qui récuse, entre autres, la définition patrimoniale de la culture, de même que le mépris de l'université professé par Nil Kolytcheff (« l'université ce n'est pas la vie, c'est le contraire de la vie ») (49) s'accorde avec le rejet de l'institution porté par la contestation étudiante.


Enfin, n'oublions pas que le chronotope du récit coïncide, au sens large, avec les dates et les lieux emblématiques de la révolte étudiante et du style de vie contestataire du début des années soixante-dix. Véronique passe son baccalauréat au printemps 68, ce qui permet à Nil d'ironiser sur le « bac Cohn-Bendit » (24). Le couple fréquente « les cinoches du quartier latin, les petits restaurants de la Mouff et de Saint-Germain » (80). Plus tard, « ils vont au Cirque d'hiver à la manif en faveur de Krivine, ils scandent des slogans hostiles à la dissolution de la Ligue communiste » (219).


Faut-il voir, dans ces multiples allégeances à l'esprit de Mai, la manifestation d'une crise de jeunisme ou l'expression d'affinités naturelles ? Matzneff a trente-deux ans en 1968, trente-huit en 1974, et, à cette date, il bénéficie, comme écrivain, d'une certaine notoriété. Bien qu'il ne soit ni jeune, ni marginalisé, il va s'emparer de la jeunesse et de la marginalité sexuelle[10] pour définir ou redéfinir sa position dans le champ littéraire. En témoignant de sa capacité à évoluer parmi les références de la jeunesse, il abaisse, pour ainsi dire, l'âge de son récit. Il fait coïncider le style de vie et le style d'écriture de son roman avec la révolution morale et la modernisation de l'espace culturel. Tout compte fait, la pédophilie est une histoire de jeune.


Questions de style

Cependant, malgré l'apparente adhésion aux valeurs de Mai, de nombreuses tensions se font jour, révélatrices, sinon des courants qui traversent la société française, du moins des discordances qui s'instaurent entre le monde de l'écrivain et la société civile au sujet de l'amour et de la morale. À ce titre, le dispositif énonciatif d'Isaïe, réjouis-toi, mérite toute notre attention. Il alterne un récit hétérodiégétique, où il est question de Nil et de Véronique comme troisièmes personnes, et des paragraphes à la première personne, où vient s'inscrire, entre parenthèses, sans majuscule initiale, une sorte de commentaire :


Nil écrit à Marfa, une jeune actrice dont il est un peu amoureux.

(j'aime son rire étoilé, enfantin, qui jaillit de ses silences, presque hostiles, comme une eau vive d'une vasque de marbre) (165).


Ce dispositif, peut-être inspiré de la présentation du texte dans la liturgie orthodoxe, accrédite la présence d'une voix de l'auteur et l'aspect autobiographique du récit. Ainsi, la double énonciation matérialise d'emblée la coprésence de deux mondes, qui sont aussi deux cultures et deux modes d'apparition dans l'espace public : d'un côté, la fiction dissimulatrice, de l'autre, le coming out ; d'un côté, le masque romanesque, de l'autre, l'ostentation du moi. Le premier mode énonciatif est lié à la tradition littéraire, le second à la révolution des corps et des représentations.


À son tour, le divorce de Nil et de Véronique met en scène un affrontement entre deux styles dont l'enjeu est la libération sexuelle, ou plutôt, le sens prêté à cette libération. Pour Nil et son double auctorial, la libération sexuelle est la version moderne d'un style de vie aristocratique où la transgression sexuelle témoigne de la liberté et de la supériorité des acteurs. La stylisation de la vie est prise dans une tradition littéraire, c'est un mode d'apparition dans le champ littéraire, une posture, et ce n'est pas un hasard si le roman de Matzneff semble par certains aspects une réécriture des œuvres de Gide et Montherlant. La religion orthodoxe tient ici la place du catholicisme chez Montherlant et du protestantisme chez Gide. Sa présence dramatise le combat de la chair et de l'esprit et permet de présenter la sexualité comme une mystique de substitution. La géographie pédophile joue aussi son rôle dans l'identification littéraire, puisque comme Gide et Montherlant, Nil Kolytcheff affectionne les voyages en Afrique du Nord.


Or ce style de vie aristocratique et littéraire est menacé de tomber dans le domaine commun avec la banalisation des conduites transgressives et la diffusion élargie de la morale hédoniste. Le libertinage, le mysticisme de la chair perdent leur vertu distinctive dès lors que tout un chacun est amené à faire des expériences « extra » et à se désolidariser du Français moyen. Le divorce n'est plus seulement la séparation d'un homme et d'une femme mais la ligne de partage entre libération authentique et libération parodique. Véronique, la partie adverse, symbolise dès lors la fausse libération. Elle multiplie les engagements transgressifs (homosexualité, drogue, pédophilie, féminisme, gauchisme) et les éléments de langage contestataire : « j'ai soif d'autonomie, d'identité, je veux m'appartenir » (163). Mais malgré ses efforts, elle reste la doublure caricaturale de son mari, et se cantonne dans l'imitation poussive d'un modèle réussi. Kolytcheff laisse à une voix tierce le soin d'évaluer l'économie de ce dispositif actanciel tout en explicitant la scène énonciative du roman : « — En montant cette histoire avec Anthony, tu as traité Véro comme une héroïne d'un de tes romans, et elle a réagi comme un personnage de Courteline. Avec toi, elle a vécu au-dessus de ses moyens. » (142).


La libération ne se partage pas, sauf à risquer de jouer à contre-emploi et de vivre au-dessus de ses moyens. Ce diagnostic de l'ambition mal placée est généralisé ensuite à tous les porteurs de modes de vie alternatifs : « l'erreur de ces hippies, de ces freaks et autres routards, c'est de prétendre à un style de vie d'hommes exceptionnels, alors qu'ils ne sont que des hommes ordinaires… la marginalité, la rupture, la liberté absolue, ne conviennent qu'aux créateurs, et M. Dupont-Durand voulant vivre comme Byron, Nietzsche ou Artaud, c'est un caniche vêtu d'une peau de tigre […] » (225).


On voit bien qu'il s'agit ici autant de divorcer que de protéger un territoire distinctif. Il n'empêche que dans cette querelle des styles de vie se glissent les échos d'un conflit générationnel et d'un antagonisme genré. D'une part en effet, Matzneff est né en 1936. Lui et son personnage, outre qu'ils ont vécu leur enfance sous l'Occupation, appartiennent à la génération de la guerre d'Algérie et de la « nouvelle vague », alors que Véronique, de dix ans sa cadette, appartient à la génération du « baby-boom » et de Mai 68, qui n'a pas connu le deuxième conflit mondial. Comme le note Jean-François Sirinelli, « [q]uelques années à peine de différence d'âge suffisent […] à élever une cloison étanche »[11] entre les acteurs d'une même période historique. Malgré son jeunisme et son application à imiter les baby-boomers, le narrateur d'Isaïe trahit son âge en mentionnant sa cinéphilie, « passion première »[12], passion typique de « la nouvelle vague », partagée par les personnages des Choses, cette « histoire des années soixante » consacrée au portrait de cette génération.


D'autre part, Nil/Matzneff est un homme et Véronique une femme. Alors que le conflit générationnel demeure implicite, l'antagonisme genré prend une forme explicite. L'hostilité au féminisme militant, le repli sur un schéma de domination traditionnel, l'attachement à une distribution des rôles capables de préserver les privilèges du créateur mâle se conjuguent à la thématique anti-institutionnelle et anti-bourgeoise. Quand le narrateur veut dissuader son épouse de s'inscrire en licence de russe, c'est à la fois pour l'empêcher de rentrer « dans le système petit-bourgeois » et parce que « la femme d'un écrivain devrait avoir d'autres soucis, d'autres aspirations. » (49). Le narrateur d'Isaïe emploie une énergie assez considérable à dérouler des clichés phallocratiques, comme dirait Véronique. Ainsi : « la femme, c'est la terre, non le ciel, l'immanence, non la transcendance, la vie, non la survie… […] la femme n'a ni le sens de la mort, ni le sens du tragique, ni le sens du sublime, elle a le sens du bon sens, aplati Nil Kolytcheff, réduit, miniaturisé… » (166). On aura donc compris que la femme, contrairement à l'homme, est congénitalement incapable de transformer la sexualité en aventure existentielle. D'une certaine manière, la perversion n'est pas son affaire. Le bon usage de la libération sexuelle est donc à la fois une question d'âge et de sexe, même s'il existe, bien entendu, des jeunes plus doués et des femmes moins niaises que d'autres.


Une singularité a frappé, à l'époque, certains critiques du roman : on y parle de multiples langues. De nombreux passages sont rédigés en anglais, des expressions russes sont constamment employées et l'italien fait une apparition à la fin du récit. Cette polyglossie traduit les ambiguïtés du narrateur matzneffien, chaque langue délimitant, en quelque sorte, un territoire imaginaire. L'italien est la langue de la tradition libertine, le russe celui de la religion orthodoxe et de l'extraterritorialité aristocratique, alors que l'anglais, langue de la modernité, en même temps qu'il évoque les styles de vie et modèles culturels en provenance de l'Angleterre ou des États-Unis, renvoie au fantasme français d'une initiation sexuelle accomplie pendant les vacances linguistiques en Grande-Bretagne.


Dans ce roman de 1974, le positionnement politique, la posture littéraire et la position sociale superposent leurs enjeux. La revendication de normalisation des pratiques pédophiles entre en conflit avec l'aristocratisme de la perversion qui lui-même recouvre des oppositions de genre et de génération. Le personnage de ce récit hybride (mi-fiction, mi-autofiction) affiche deux ambitions contradictoires : rentrer dans la moyenne tout en s'affichant au-dessus de la moyenne, sexuellement et culturellement.



Nelly Wolf, 2013


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en janvier 2020.




[1] Gabriel Matzneff, Isaïe, réjouis-toi, La Table Ronde, Paris, 1974. Les références à cet ouvrage figurent désormais, sauf exception, entre parenthèses après la citation.

[2] Henry de Montherlant, Les Garçons [1973] dans Romans II, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1982, p. 563.

[3] Cité par Anne-Claude Ambroise-Rendu, « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, condamnation », dans Le Temps des médias, 2003, n° 1, p. 31-41.

[4] Le Magazine littéraire, n° 94, novembre 1974.

[5] Le Figaro Littéraire, 2 novembre 1974.

[6] Cité par Anne-Claude Ambroise-Rendu, « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) », article cité.

[7] Wilhelm Reich, </i>La Révolution sexuelle<//i>, Christian Bourgois, Paris, 1982, p. 270. Reich dit en substance que la séduction d'enfants ou d'adolescents doit être punie.

[8] A.S. Neill, Libres enfants de Summerhill [1960], « Folio essais », Gallimard, 2001, p. 301.

[9] Henry de Montherlant, Les Garçons, op. cit., titre du chap. VIII.

[10] La presse littéraire va elle-même accréditer ces postures, en louant l'audace, la liberté, de l'écrivain.

[11] Jean-François Sirinelli, « La France des Sixties revisitée », dans Vingtième siècle, n° 69, janvier-mars 2001, p. 115.

[12] Georges Perec, Les Choses, op. cit., p. 52.



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