Atelier

Responsabilités de la forme:
voies et détours de l'engagement
littéraire contemporaine


«La Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire»,
R. Barthes, Le Degré zéro de l'écriture.

Avec son autonomie, la représentation littéraire a acquis au cours du xixe siècle les pouvoirs éthiques autrefois confiés à la rhétorique. Désormais pensées en terme de vérité référentielle, narration et description se voient investies de fonctions appartenant traditionnellement au discours: désigner, dénoncer, décrire, sont des actes d'engagement d'un nouveau venu: l'écrivain. Si l'histoire et la politique n'appartiennent plus à l'ordre du littéraire, toute représentation du réel, voile ou déchirure du voile, devient à cet égard possiblement engagée. Mais le discours du roman est un discours plus complexe que les narrations exemplaires que l'ancienne rhétorique avait pour habitude de produire ou que ce que le réalisme et son rêve d'universel reportage voudrait affirmer: la difficulté à maîtrise le sens des représentations s'ajoute à la complexité et à la fragilité épistémologique des savoirs produits par la fiction et à la tension entre la nécessité de produire des croyances et la suspension de l'incrédulité inévitable dans notre lecture moderne de la fiction. La mimèsis, si elle doit être une éthique interne à la littérature et proposer non un discours gnomique ou polémique, mais plutôt une morale du récit, est de fait bien autre chose qu'une fluide et transparente mise à jour: empoignade ou jeu avec le lecteur sur le terrain du réel, elle ne se résout que rarement à cet immédiat «mode d'action par dévoilement» où «la parole est action»[1] réclamé par Sartre. C'est cette complexité des stratégies modernes d'engagement de l'écriture dans le récit contemporain,que je voudrais pointer.

Engagement et esthétique

La description en des termes communicationnels simples de l'engagement littéraire – comme la recherche d'un effet politique (au sens le plus large) sur le lecteur, performation textuelle enclenchée et garantie par l'implication idéologique, plus ou moins contractualisée, de l'auteur – ne permet en effet en rien de présumer des stratégiesesthétiques nécessaires à la mise en place et à l'efficacité de la relation pragmatique engagée par la littérature. Autrement dit: l'engagement littéraire recouvre à la fois des extensions fort dissemblables de l'espace du politique et du degré d'implication nécessaire de l'écrivain (est-il vraiment similaire «[de] sortir sur la place, [de] prendre ouvertement parti, [de] tenter de peser sur l'événement», selon une tripartition proposée par M. Winock? et dans quel mesure les contextes historiques ne conditionnent-ils pas a posteriori l'évaluation de l'engagement de l'écrivain?[2]) comme des possibles esthétiques innombrables et parfois contradictoires. Si les immenses variations des rapports entre littérature et politique ont fait l'objet de maints travaux, c'est sur la seconde hétérogénéité, celle des moyens stylistiques et génériques, que j'insisterai tout d'abord. Une fois posée la distinction énonciative fondamentale opposant l'option discursive (pamphlet, libelle, manifeste, etc., selon la liste variée établie par M. Angenot[3]) aux paris sur les pouvoirs du récit de fiction (conte, roman à thèse, etc.) qui offre non des assertions directes mais des représentations, il convient en effet de souligner à quel point les formes narratives d'engagement littéraire manifestent elles-mêmes des stratégiesdiachroniquement et synchroniquement distinctes : usage d'une rhétorique de l'exemplarité démarquée de la narratio judiciaire (exemplum ou contre-exemplum), recours à des dispositifs immersifs (réalismes et naturalismes), proposition de récits ouverts (ironie célinienne, simultanéisme sartrien, etc.)[4]. Narrateur accompagnant ou narrateur en retrait, personnages formant surface de projection ou corps étrangers qui influencent par leur altérité même, pari sur une émotion préattentionnelle ou une démonstration intellectuelle, conditionnement habile ou émancipation encadrée du lecteur: les formes d'influences de l'auteur engagé dessinent une gamme de dispositifs d'implication et d'action extrêmement variée.

L'idée que je voudrais ici défendre, c'est d'abord celle du déplacement des interrogations thématiques vers des questions formelles et de la diversification des stratégies littéraires d'engagement dans la seconde moitié du xxe siècle, où l'intensité des combats où se trouve requis l'écrivain a pour égal le degré de prise de conscience critique de la rhétorique et des formes romanesques traditionnelles. Cette tension entre la pureté des missions et l'impureté des moyens devient centrale après guerre, notamment dans les réflexions de R. Barthes dans le Degré zéro de l'écriture sur la manière dont la littérature moderniste se doit de dépasser l'illusion bourgeoise d'un langage naturel. La manière dont l'écriture se désigne alors comme son propre adversaire relègue au second plan le combat omniprésent depuis la fin du xixe siècle entre littérature d'idées et art pour l'art, opposition qui perd de sa pertinence lorsque l'on rejette simultanément la possibilité d'un acte gratuit et le caractère transparent du langage, entraînant à la littérature engagé à une quête de renouvellement de ses tactiques formelles[5].

La condition déchirée de l'écrivain

Un premier moment de tension théorique et de renouvellement technique est clairement constitué par les contradictions sartriennes. Ce nœud historique a été analysé notamment par S. Suleiman, qui a par exemple démontré avec finesse que L'Enfance d'un chef constituait «une parodie/critiquedu roman à thèse »[6]: chez Sartre, l'accroissement des devoirs de l'écrivain ne saurait être séparé de l'élargissement des responsabilités de la lecture, l'emprise du combat politique réclamant non seulement la mise en crise délibérée des mécanismes de projection exemplifiants du roman traditionnel, mais aussi la construction d'un espace de dégagement, de distanciation, permettant l'exercice de la liberté du lecteur à l'intérieur même du texte. Mais je voudrais ici insister sur des renouvellements postérieurs de la littérature engagée, ceux qui commencent avec la fin des années 60, début d'une ère hyper-critique où toute parole est perçue comme potentiellement logocentrique, phonocentrique et phallocentrique et où la dénonciation de la rhétorique du récit fait l'objet d'un vaste consensus – qu'il s'agisse comme le new-criticism de rejeter le l'illusion génétique (genetic fallacy), expliquant l'œuvre par des causes externes, l'illusion intentionnelle (intentional fallacy), la référant à son auteur, et l'illusion affective (affective fallacy) ou de s'en prendre comme la critique française à l'autorité de la mimesis comme représentation adéquate du réel, puis à l'autorité des signes et des structures linguistiques[7].

Cette ère historique sans innocence, profondément marquée par la nouvelle crise de l'humanisme littéraire européen qui a suivi la seconde guerre mondiale, me semble posséder ainsi une autre caractéristique forte: elle impose à l'écrivain d'assumer les dangers internes de la parole littéraire, perçus depuis comme préengagépar son usage du véhicule linguistique et des normes formelles instituées et font de son engagement une «condition déchirée», selon l'expression de R. Barthes[8]). En lui interdisant de faire d'un thème ou une technique le vecteur transparente d'une prise de position ponctuelle sans engager l'acte même d'écrire et l'idée même de Littérature, l'engagement moderne expose alors l'écrivain à la tentation du silence et du retrait, conçu non comme le célibat glorieux de l'Artiste, mais plutôt comme une sorte de procédure d'engagement de la littérature par sa mise en procès («chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la Littérature», affirmait après M. Blanchot R. Barthes[9]), et de son éventuelle condamnation au silence. Rendus plus responsables mais dotés d'un outil considéré comme dangereux, les auteurs contemporains ont dû ainsi reconstituer chacun des maillons de la chaîne communicationnelle que vise à déployer la littérature engagée, au moment même où l'objet même de l'engagement littéraire se modifiait avec le reflux des affrontements politiques binaires. De la complexification des postures idéologiques et de l'émergence de nouvelles questions appelant engagement de l'écrivain à partir des années 1980, je retiendrais essentiellement une double tendance: le passage d'une saisie collective à des exigences individuelles ou locales, et le déplacement de programmes politiques prospectifs à des questionnement rétrospectifs. Témoigner des exterminations et donner voix aux anéantissements, rattraper les destins obscurs perdus dans le cheminement de l'histoire ou l'étourdissement de la société contemporaine, accepter la radicalité culturelle d'autrui, renouer les fils de la filiation et de mémoires dispersées, trouver la force de dire la maladie etoffrir par la littérature une forme de survie post-mortem : tels sont les nouveaux engagements et les nouvelles utopies de la littérature reformulés aussi bien par les écrivains de la mémoire (le Modiano de Dora Bruder), que ceux de la filiation (P. Michon ou J. Rouaud), ou les néo-réalistes du social (F. Bon), de la maladie (H. Guibert) ou de la condition féminine (A. Ernaux, N. Bouraoui)[10]. Au lieu de nous promettre un futur, l'engagement de l'écrivain vise désormais à fixer le passé en corrigeant l'oubli par la mémoire littéraire, faisant de la vérité présente du passé la condition sine qua non de la proposition d'une histoire. Et alors qu'il avait fait de son engagement le projet d'un peuple, d'une classe ou d'une nation, à l'écrivain de s'engager d'abord dans un travail d'authentification et de garantie d'identités individuelles concrètes en recentrant son combat autour de questions métaphysiques propre à la condition humaine mais que l'ère du tout politique avait relégué au second plan.

Passage d'un engagement du dire à un engagement de la forme selon le programme donné par Barthes[11] et conversion éthique des engagements politiques (lorsque «les récits littéraires, écrit B. Blanckeman, s'essaient à établir un seuil de responsabilité humaine, dans une éthique esquissée du malaise (Echenoz), de la douleur (Guibert), de la mélancolie (Quignard)»[12])conduisent ainsi à des stratégies littéraires qui ont pour point commun d'impliquer une refonte et un engagement de la littérature en tant que telle (d'où le fait de parler d'un «engagement littéraire» et non d'une «littérature engagée»), c'est-à-dire en tant que projet et moyen, dont la vérité engage celle des œuvres particulières. Mentionnons-en quelques formulations: le recours au témoignage, permettant de réassurer l'imputabilité du narrateur dans son discours; l'usage d'un récit documentaire destiné à regarantir les realia du récit, parfois par l'emprunt au genre biographique ou autobiographique – conçu comme une forme de déflation du roman, parfois par l'hypostase du roman dans une narration corporelle hyperréaliste; la création de dispositifs d'implication du lecteur dans des structures ouvertes destinés à réengager celui-ci dans la communication fictionnelle. Autrement dit, il s'agit de réassurer les trois niveaux de construction de la valeur, selon une distinction faite par V.Jouve[13]: le «niveau discursif», celui de l'auteur, en donnant à voir, malgré le désengagement illocutoire propre à toute parole de fiction, un énonciateur incarné et immédiatement assignable et réassuré par l'immanence de la présence autobiographique d'un l'auteurà l'ethos explicite ; le «niveau narratif» où le choix de personnages mineurs et de détails inexemplaires tend à contrarier la remontée inductives de la réalité brute vers l'exemplaire ; le «niveauprogrammatique » où ce que V. Jouve appelle «la captation du lecteur» et la fabrication de valeurs épistémiques sur les mondes et les personnages dévoilés est délibérément contrarié par l'écrivain, qui donne à voir des vérités indécidables.

S'engager pour autrui

C'est dans le recours à une forme littérarisée du genre biographique que je trouverais des exemples des dispositifs paradoxaux par lesquels l'engagement littéraire parvient à se réassurer et à changer d'objet. Autant qu'une représentation délibérément brutale des réalités biologiques, la nécessité de dévoiler «l'intraitable réalité» du réel passe en effet dans les années 1980 par un récit biographique conçu comme une sorte de «sous-fiction» documentaire. C'était toute une vie réunit ainsi les notes «au plus près du réel» de F.Bon sur la «trajectoire de vie» d'une jeune droguée, mère de trois enfants, rencontrée quelques jours avant sa mort lors d'un atelier d'écriture. Le récit prévient certes dans un étrange préambule que «ce livre est une fiction, les propos prêtés aux personnages, ces personnages eux-mêmes, et les lieux où on les décrit sont en partie réels, en partie imaginaires» en sorte qu'ils ne sauraient être «exactement ramenés à des événements ou à des personnes existants ou ayant existé[14]». Mais cette formule, à ranger aux côtés de la violence défictionalisante employée par F.Bon pour peindre le martyre de la jeune droguée, semble purement juridiqueen regard de la réalité qui a constitué le motif de l'œuvre: «ce qui force à écrire, c'est que les mots qu'on a reçus n'auront peut-être pas d'autre mémoire, et qu'ils vous hantent: un dépôt trop lourd. De ces visages qu'on a connus, l'un a disparu. […] Et c'est à la fiction d'en organiser les images, au nom de cette mémoire[15]». Une telle revendication esthético-éthique sera au demeurant confirmée par la pièce de théâtre tirée du roman, Vie de Myriam C., qui veut en proposer une sorte de tragédie sans fiction: «[La vie de Myriam] emprunte les formes, la gravité et la rigueur d'une tragédie, parce qu'il n'y a rien a ajouter à ce qui est. Les mots devraient seulement rejoindre cette gravité, mesurer le poids de la ville sur les destins[16]», écrit F.Bon, dont on sait que l'entreprise d'animation d'ateliers d'écriture a constitué un pont entre ce que les sociologues ou les psychanalystes nomment «les histoires de vies[17]» et la Littérature.

Devoirs de mémoire

Si P. Modiano semble aux antipodes de l'acception traditionnelle de la littérature engagée, un exemple non moins remarquable de cette «biographie du réel» est fourni par ce texte inclassable qu'est le Dora Bruder, qui illustre non le devoir de témoignage sur le présent, mais cet nouvelle forme d'engagement qu'est pour l'écrivain l'enquête rédemptrice sur le passé et l'exhumation des oubliés de l'histoire. Documentaire littéraire, sans sous-titre générique ni pacte de lecture permettant d'identifier son statut (le narrateur évitant d'interdire l'hypothèse d'une lecture fictionnelle puisqu'il ne se nomme pas P.Modiano et n'atteste par aucun document que ce soit l'existence d'une «vraie» Dora Bruder, tout en adoptant le style et la méthode d'un historien amateur), le récit en effet, croise en un même texte l'inventaire chronologique (le terme de récit serait sans doute inadéquat tant le narrateur évite tout recours aux formes de la causalité) des éléments que le narrateur a pu réunir sur la vie d'une jeune déportée (dont le nom a été relevé dans une liste, un peu à la manière dont A.Corbin a choisi Louis-François Pinagot) et le récit de l'enquête elle-même. Préservant par d'infinies prudences rhétoriques (modalisation, réticence, épanorthose) la réalité des témoignages et des archives, le roman de P.Modiano accumule les aveux d'ignorances, les «je ne sais pas», faisant résonner comme une tragédie les lacunes documentaires («Et cette précision typographique [P.Modiano vient d'énumérer les domiciles des parents de Dora] contraste avec ce qu'on ignorera pour toujours de leur vie – ce blanc, ce bloc d'inconnu et de silence[18]»). Il établit ainsi la liste des déportés anonymes avec une sécheresse nominaliste que l'on retrouverait dans les récits de Ch.Delbo[19]: «Enfant sans identité no 122. Enfant sans identité no 146. Petite fille âgée de trois ans. Prénommée Monique.Sans identité[20]». Renonçant à toute interpolation romanesque (c'est à peine s'il suggère la motivation du renoncement de Dora, qui n'a pas quitté Drancy pour ne pas être séparée de son père alors même qu'elle venait d'en être libérée) et à toute évocation pathétique, le narrateur laisse son personnage partir pour l'horreur avec une effroyable sobriété, qui émeut par euphémisme: «Tous les deux, le père et la fille, quittèrent Drancy le 18 septembre, avec mille autres hommes et femmes, dans un convoi pour Auschwitz[21]».

Survenant avec pudeur (P.Modiano ne s'autorise que des analogies prudentes et indirectes avec cette enfant déportée qu'il a failli être lui-même, et qu'il se permet simplement de nommer par son prénom), juxtaposés aux renseignements glanés sur la vie de Dora, les sentiments et le monde du narrateur n'interviennent ni comme preuve, ni comme spectacle. Ainsi la ville de Paris, familière et quotidienne, fait scène à l'absence et en portenéanmoins témoignage:

Le samedi 19 septembre, le lendemain du départ de Dora et de son père, les autorités d'occupation imposèrent un couvre-feu en représailles à un attentat qui avait été commis au cinéma Rex. […] La ville était déserte, comme pour marquer l'absence de Dora. Depuis, le Paris où j'ai tenté de retrouver sa trace est demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là. Je marche à travers des rues vides […] Je ne peux pas m'empêcher de penser à elle et de sentir un écho de sa présence dans certains quartiers[22].

Mélancolie urbaine du narrateur et de la tragédie historique, retour à une enfance «sans identité» et quête d'une simplicité perdue du verbe se rejoignent. À la faveur d'un parallèle, évident pour tout lecteur de l'œuvre explicitement autobiographique de P.Modiano, entre l'enfance de l'auteur de La Place de l'étoile et celle de Dora, le récit fait de celle-ci une identité possible de l'écrivain (identité à la fois plus tragique et plus pure) dont le propre père a échappé à Drancy grâce à de troubles compromissions[23]; la logique métaphorique engagée par le premier «comme», le saut chronologique troublant qu'est ce «depuis» qui recouvre l'espace d'un demi-siècle, restaurent la continuité mémorielle du désastre.

L'acception que donne P.Modiano de la «résurrection» littéraire est certes minimale, mais elle se différencie du simple comput documentaire par sa manière de laisser ouverte la quête de vérité et d'en rendre le narrateur et le lecteur co-responsables. Débuté par la petite annonce publiée en 1941 dans Paris-Soir par laquelle les parents de Dora se lancent à sa recherche, le récit se veut une sorte d'appel à témoignage. «En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. Mais j'espère toujours[24]».Le narrateur qui n'a qu'une vague tristesse et une langue appauvrie à offrir en échange, tente par le geste désespéré des dernières lignes du roman de renverser la misère en valeur et de constituer par sa négativité même une identité:

J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées […] au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n'auront pas pu lui voler[25].

Les deux vies réalistes de P. Modiano et F. Bon qui se refusent à devenir roman exigent non seulement du lecteur un effort d'organisation mais aussi un travail de comblement informatif et herméneutique: elles lui imposent d'accepter aussi bien un roman du manque qu'un manque de littérature. Elles le confrontent à un écrivain solitaire et endeuillé, à des personnages éloignés dans une irrattrapable distance, à un récit qui n'offre en partage que le monde corporel ou quotidien, à une esthétique qui n'offre que la banalité du connu ou la viduité des détails[26] et demandent au lecteur de prendre la responsabilité non d'une idée mais d'un être. À cette fin, elles infléchissent inéluctablement l'écriture en direction de ce qui serait une esthétique documentaire, un art pauvre, ou, encore, selon un expression employée par Cl.Lanzmann pour caractériser ses films consacrée à la Shoah, une «fiction du réel[27]». La comparaison me semble s'imposer: en opposant Shoah aux consolations offertes par la fiction et en définissant son projet comme une manière d'aboli[r] «toute distance entre le présent et le passé», de tout faire «redeven[ir] réel[28]», en faisant faire à la caméra les mouvements mêmes des déportés arrivés à Treblinka, en faisant rejouer à des témoins ou à des acteurs réels de l'extermination les gestes et les paroles qu'ils avaient eues quarante ans plus tôt, le cinéaste trace le programme d'un engagement qui n'est plus idéologique ou politique, mais mémoriel et testimonial.

* * *

On le voit: d'engagements pour une cause, nous sommes passés à un engagement pour autrui, dans autrui, pourrait-on dire. Et si le devoir de dévoilement évoquée par Sartre disparu du roman à thèse persiste, c'est dans des genres inattendus: biographie, témoignage, récits historiques, formes variés de reportage, jusqu'au «polars engagés»[29] à la D. Daenincks ou J.-P. Manchette. Des écrivains des années 1970 tels que G. Perec avaient entamé la réconciliation entre l'attention formaliste et l'engagement littéraire, au profit d'une morale de la forme opposée à la critique dénonçant l'inaptitude du roman moderniste à sortir de lui-même pour toucher le monde. Dans les «récits» qui n'osent plus s'appeler «romans, la politique de l'identité et les débats de mémoire qui en sont l'objet des préoccupations de la littérature contemporaine engagement la forme dans la quête d'un «romanesque de la litote»[30] qui conjoint la mise en scène souvent autobiographique de la parole auctoriale à des dispositifs complexes de déflation du romanesque. Si, dans la littérature moderne, est littérature engagée toute littérature qui proclame le sacrifice à ses pouvoirs au profit d'une idée du monde (en un retournement évident de la conception rhétorique faisant de l'engagement l'assomption des puissances discursives du littéraire), loin de conduire au recours à des formes esthétiques frustes comme cela a parfois été le cas, la responsabilité symbolique et la culpabilité formelle des engagements littéraires contemporains s'accompagnent ainsi de renouvellements esthétiques majeurs.

Alexandre Gefen, groupe de recherche Fabula



[1] J.-P. Sartre, Situations II. Qu'est-ce que la littérature, Paris, Gallimard, 1975, p 73.

[2] M. Winock, Les Voies de la liberté. Les écrivains engagés au xixe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points-Essais», 2001, p 14.

[3] M. Angenot, La Parole Pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, passim.

[4] Cf. le classement fait par B. Denis (Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Édition du Seuil, coll. «Points-Essais», 2000, p. 83-88) et celui proposé par S. R. Suleiman, qui oppose roman «à structure d'apprentissage» et «roman à structure antagonique», lequel peut s'appuyer sur les mécanismes du «mythe», comme sur ceux du réalisme ou du dialogisme (Le Roman à thèse ou l'autorité fictive, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Écriture», 1983, p. 79 et sq.). Sur l'évolution historique des formes d'engagement de l'auteur dans son récit depuis le modèle constitué par la narration biblique à autorité qui explicite en permanence ses fins démonstratives, on lira W. Booth, The

Rhetoric of fiction, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1961.

[5] Voir B. Denis (Littérature et engagement de Pascal à Sartre, op. cit., p. 27 et sq.

[6]

Le Roman à thèse ou l'autorité fictive, op. cit., p. 274.

[7] On lira en parallèle la manière dont G. Genette qui dans «Vraisemblance et motivation» (Figures II, 1969), met à jour l'illusion mimétique par laquelle les événements d'un récit, en soi «arbitraires», c'est-à-dire ne trouvant leur justification que «d'un jugement de fond, psychologique ou autre, extérieur au texte», s'imposent au lecteur comme motivés, et celle dont, outre-atlantique, W. Booth dénonce dans The

Rhetoric of fiction cette forme d'illusion qui nous fait considérer les événements d'un roman comme disposés par un ordre naturel et présentés par une point de vue évidemment adéquat.

[8] «C'est parce que la société n'est pas réconciliée que le langage, nécessaire et nécessairement dirigé, insitue pour l'écrivain une responsabilité déchirée» (Le Degré Zéro de l'écriture, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1993, t.I, p.183).

[9]

Ibid., p.185.

[10] Je m'inspire ici de le typologie des formes de «retour au réel» contemporain mise en place par D. Viart (Le Roman français au xxe siècle, Paris, Hachette supérieur, coll. «Les fondamentaux», 1999, p.121-124).

[11] «La Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire», écrivait R.Barthes (ibid., p.183).

[12] B. Blanckeman, «Les Récits indécidables», Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 240

[13] V. Jouve, Poétique des valeurs, «La valeurs des valeurs: l'idéologie du texte», Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Écriture», 2001, p. 89 et sq.

[14] F.Bon, C'était toute une vie, Paris, Verdier, 1995, p.6. La formule rituelle alléguant une différence supposée de la fiction et des faits a fait l'objet d'un beau roman théorique de J.-B.Puech (B.Jordane, Toute ressemblance…, Seyssel, Champ Vallon, 1995), qui tend à en montrer les paradoxes.

[15]

Ibid., quatrième de couverture (signée par l'auteur).

[16]

Id., Vie de Myriam C., mise en scène par Ch.Tordjman, Théâtre de la manufacture, octobre 1998, programme, p.4.

[17] Voir par exemple M.Legrand, L'Approche biographique, Paris, Desclée de Brouwer, 1993 ou G.Pineau et J.-L.Le Grand, Les Histoires de vies, Paris, PUF, coll. «Que sais-je?», 1993.

[18] P.Modiano, Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997, p.28.

[19] Je pense par exemple à l'écriture énumérative du Convoi du 24 janvier (Paris, Minuit, 1978).

[20] P.Modiano, Dora Bruder, op.cit., p.145.

[21]

Ibid., p.145.

[22]

Ibid., p.146.

[23] P.Modiano en fait le récit dans Livret de famille (Paris, Gallimard, 1977).

[24] P.Modiano, Dora Bruder, op.cit., p.43.

[25]

Ibid., p.147.

[26] M.Sherinham fait de la présence du quotidien un élément déterminant de la déflation du romanesque et de sa fragmentation en des pratiques génériques transversales (voir «Le Romanesque à l'épreuve du quotidien», actes du colloque «Le Romanesque», Université ParisIV-Sorbonne, septembre 2000, à paraître). E.Bouju rapproche quant à lui indétermination statutaire et écriture tumulaire et mémorielle («Romans et tombeaux: l'insoutenable indétermination du genre», in M.Dambre et M.Gosselin-Noat (éd.), L'Éclatement des genres au xxe siècle, Presses universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p.319 et suiv.).

[27] Cl.Lanzmann, «Le Lieu et la parole», in Au sujet de Shoah, Paris, Belin, 1990, p.302.

[28]

Ibid., p.298.

[29]Pour reprendre la formule de D. Viart (Le Roman français au xxe siècle, op. cit., p. 123).

[30]

Ibid., p.190.



Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 28 Avril 2005 à 15h15.