Atelier

Le développement qui suit est extrait du dossier de notre édition d'Horace, GF-Flammarion, 2001. Les citations des Trois Discours sur le poème dramatique renvoient à l'édition GF-Flammarion, 1999 (éd. critique, par B. Louvat & M. Escola).

  • Dans la mesure où nombre de principes formulés dans les Discours de 1660 sont précisément issus de la réflexion de Corneille sur les imperfections d'Horace, est-il déraisonnable d'espérer produire à partir d'eux les variantes susceptibles de remédier à la duplicité d'action reconnue par le dramaturge ? Peut-on imaginer Horace récrit par Corneille en 1660 ? L'exercice peut paraître vain : il ne fait pourtant que renouer avec le mode de lecture le mieux attesté au XVIIe siècle, où tout texte s'évalue en regard des " possibles " du sujet.

  • Pour récrire Horace, nul besoin de donner au personnage un autre " caractère " : l'exercice consistera pour l'essentiel à pallier l'insuffisance des " préparations " en leur substituant d'authentiques acheminements au terme desquels la seconde action et le second péril apparaîtront comme une conséquence nécessaire du combat héroïque. Ou, pour renouer avec le paradigme grammatical qui informe la conception classique de la cohérence : il faut faire de deux propositions indépendantes simplement coordonnées une phrase complexe comportant un seul verbe principal et une proposition subordonnée.

Trois principes et trois Discours

  • Trouvera-t-on chez Tite-Live un biais pour reconstruire l'enchaînement entre l'acte héroïque et le fratricide, deux gestes dont la succession fait la "duplicité d'action" et principale imperfection de la pièce ? Si le texte de l'historien latin fournissait quelque médiation, nul doute que Corneille l'eût d'abord trouvée… De fait, la chronique historique enchaîne brutalement les deux actions (Horace rencontre sa sœur sur la route de Rome), sans faire de l'acte criminel une conséquence de l'héroïsme antérieur.
S'il s'agit d'unifier, avec les deux périls, les deux actions successives, le plus court (si l'on ose dire) serait sans doute de faire commencer la pièce à l'issue du premier péril et au retour d'Horace, de prendre le héros au sommet de sa gloire pour nous montrer sa chute. Cette tragédie-là amputerait le sujet de la moitié (au moins) de son pathétique — en ruinant en outre le sublime du personnage de Sabine. Comment pourrait-on d'ailleurs nourrir cinq actes avec cette seule péripétie ? Ce serait la tragédie de Camille, et nullement celle d'Horace déchu de son rôle de premier acteur. Corneille n'eût pas consenti davantage en 1660 qu'en 1639 à cette amputation.

  • Pour imaginer des variantes " cornéliennes ", il suffit finalement de projeter sur les trois défauts relevés dans l'Examen les principes dramaturgiques formulés dans les Discours :

1. Pour que le geste de l'acte IV n'apparaisse plus comme une " action momentanée " (Premier Discours, éd. cit., p. 77), il faut substituer aux " préparations " une série d'" acheminements ", c'est-à-dire d'" actions imparfaites " ou incomplètes qui inscrivent le geste dans un unique enchaînement de causes et d'effets (Troisième Discours, éd. cit., p. 133-134).

2. Pour réduire la duplicité de périls, il faut faire en sorte que le second apparaisse comme une conséquence nécessaire du premier (Troisième Discours, éd. cit., p. 133) et, si possible, que le " péril particulier " lié au meurtre de Camille intéresse encore le salut public.

3. Pour éviter tout bouleversement dans la hiérarchie du personnel dramatique, il faut donner à Camille un rôle plus actif dans les trois premiers actes, en ôtant à Sabine une bonne part de son ascendant sur la pièce. Peut-on espérer faire d'une pierre trois coups ? On a toutes les raisons de penser que la solution la plus " cornélienne " tiendrait dans une unique variante qui déciderait d'une complète récriture : la promotion d'une action secondaire ou épisode susceptible d'acheminer le second geste d'Horace ; il faudrait donner à Camille une autonomie suffisante pour animer un épisode — une action non pas " momentanée " mais continue et " concurrente " de l'action principale qu'elle viendrait localement " traverser " pour susciter une ou plusieurs péripéties, et " acheminer " ultimement la " catastrophe " (le fratricide). En d'autres termes : on ne peut réduire la duplicité d'action qu'en mettant en œuvre une action double.

Cinq étapes pour une " variante "

  • Première étape dans le travail d'inventio : on peut marquer d'avance les lieux de l'inventio pour cette action épisodique " possible " ; elle s'inscrira entre le nœud (II, 2-4) et la catastrophe (IV, 5), de part et d'autre d'une péripétie qui reste à imaginer et qui constituera le temps de fort de la " concurrence " entre action principale et épisode. Tentons de faire apparaître la place structurelle de cette variante majeure, sans lui donner pour l'heure de contenu thématique précis. Les actes I et V demeurant fonctionnellement inchangés, l'essentiel de l'intervention portera logiquement sur l'acte III, que Corneille avouait dans l'Examen comme " l'un des plus artificieux qui soient sur la Scène " : à l'exception de la scène finale, la plupart des scènes dans la version de 1640 n'ont pas d'autre fonction que dilatoire, comme le reconnaît le dramaturge (ce troisième acte n'" est soutenu [que] de la narration de la seule moitié du combat des trois frères "). On est en droit d'attendre de l'épisode qu'il nourrisse ici pleinement l'action dramatique — en acheminant lui-même la péripétie.

  • Deuxième étape : on traduira dans les termes d'un " épisode " possible les trois exigences de l'Examen, en partant de la dernière énoncée :

1. Camille sera l'instigatrice de l'action secondaire, qu'on doit imaginer comme une action consciente lancée délibérément pour contrarier ou, en termes classiques, " traverser " le cours de l'action principale. De quelle nature pourrait être l'initiative de Camille ? À relire l'ensemble de ses répliques dans les deux premiers actes de la version de 1640, son vœu est assez clair : que la guerre entre Rome et Albe n'ait pas lieu, quel que soit le prix à payer — la guerre aura bien lieu, puisque l'Histoire le veut, mais c'est là le tragique propre de l'épisode, susceptible d'introduire dans la fable un pathétique nouveau qui formerait avec celui porté par Sabine un heureux contraste (révisée, la scène 4 de l'acte III mettrait en regard le drame de l'impuissance et celui de l'action avortée). Reste donc à donner à Camille les moyens d'une action en ouvrant une porte dans le gynécée — sans attenter à l'unité de lieu. On trouvera à cet effet de solides points d'appui dans la version de 1640 : ainsi des déclarations de Camille à la scène 2 du premier acte (v. 229 sq. : le triomphe d'Albe ou sa défaite rendent également impossible le mariage de Curiace et Camille) — la seule issue pour elle est bien que le combat n'ait pas lieu. Le quiproquo manifeste au début de la scène suivante (I, 3) est tout aussi révélateur : Camille croit à une désertion de Curiace dont elle fait une preuve d'amour — son seul espoir est bien que Curiace parvienne à fuir la bataille. À l'acte II, après le choix par Rome et Albe de leurs champions, Camille invitera encore son amant à se dérober à son devoir (v. 543 sq.) pour ne pas la " trahir " (v. 561). Ces déclarations sont autant de " possibles " pour notre récriture : sur le plan de l'èthos, Camille fait de la fidélité amoureuse une valeur supérieure à la fidélité patriotique (" l'honneur " de Curiace, la " gloire " d'Horace) ; sur le plan du muthos, elle pourrait bien favoriser, non pas la désertion de Curiace (celui-ci, par deux fois, s'y refuse fermement, I, 3, v. 263 sq., II, 5, v. 553 sq.), mais l'ajournement du combat. Il faut imaginer Camille prête à tout.

2. L'action épisodique démarre classiquement dès le nœud, qui noue l'un à l'autre les deux fils : le choix des champions décidera à la fois de l'action principale et de l'initiative de Camille qui vise à " traverser " son cours prévisible — son effet le plus voyant formera la péripétie à l'acte III : conséquence publique dont Camille aura ultérieurement à endosser la responsabilité.

3. L'action secondaire devra en outre avoir cette conséquence que le péril romain ne sera pas complètement levé avec la victoire d'Horace : Horace, et Rome avec lui, seront encore sous le coup d'un péril après la fin du combat.

  • Troisième étape : il faut maintenant faire la part des exigences de l'Histoire, celles tout au moins avec lesquelles on ne saurait transiger, sauf à ruiner la " créance " des spectateurs (deuxième Discours, éd. cit., p. 115-116) et avec elle les effets attendus du spectacle tragique (la pitié suppose l'adhésion du public à la fiction). Ces exigences sont encore au nombre de trois : le combat doit avoir lieu, et avoir lieu en deux temps (renoncer à la première fuite d'Horace, ce serait à la fois attenter au " texte du spectateur ", à la mémoire de l'Histoire qu'on peut lui supposer, et se priver du sublime de la réaction du Vieil Horace) ; le meurtre de Camille doit avoir lieu, et avoir lieu " à visage découvert " (deuxième Discours, éd. cit., p. 110) : la pièce de 1660 ne trouvera donc pas davantage grâce aux yeux de l'abbé d'Aubignac que la version originale (mais on sait que le dramaturge et le théoricien sont à jamais irréconciliables…) ; le geste d'Horace doit donner lieu à un procès, quelles que soient les variantes à introduire dans le cinquième acte de 1640 (l'épisode pourrait bien verser au bénéfice de ce dénouement peu satisfaisant, de l'aveu même de Corneille, quelques révélations susceptibles d'étoffer une action alanguie par les plaidoyers). Traduisons, une fois encore : il nous faudra veiller à ce que la tragédie soit bien la tragédie d'Horace et non celle de Camille — à ce que l'épisode (dont c'est précisément le dessein) ne prenne nullement le pas sur l'action principale

  • Quatrième étape : évaluons les contraintes proprement dramaturgiques (ce que Corneille appelle, en un sens assez rare, les " nécessités "). Pour ce qui touche aux unités de temps et de lieu, on se fiera aux solutions de la version originale, sur ce point au moins assez satisfaisante — d'autant que l'essentiel des variantes à produire portent sur l'acte III. Il reste que si Camille doit prendre l'initiative d'une action sans pouvoir compter sur la complicité de Curiace, le huis clos imposé aux femmes (II, 8, v. 695 sq.) et que conditionne l'unité de lieu peut s'avérer dommageable : il faut impérativement que Camille s'adjoigne les services d'un personnage susceptible d'agir à l'extérieur de la maison d'Horace ; nous verrons s'il nous faut inventer, pour ce rôle d'adjuvant, un nouveau personnage. Et nous mettrons classiquement à profit l'intervalle entre les actes II et III pour donner à cet adjuvant le temps d'exécuter le dessein de Camille. Prolongeons le raisonnement : si l'on ne peut attenter à la " narration de la moitié du combat " sauf à renoncer à un moment proprement sublime, l'effet de l'épisode devra se situer en amont ; la nouvelle péripétie prendra donc structurellement la place de la fausse péripétie de la scène 2 de l'acte III qui restait sans effet (" artificieuse ") dans la version de 1640 : le combat sera différé non plus à la suite d'une émeute populaire, mais par suite de l'initiative de Camille — " dessein " singulier auquel il sera bientôt temps de donner un contenu.

  • Cinquième et dernière étape : on relèvera enfin les éléments de la version de 1640 qui pourraient être fonctionnalisés autrement, soient : les ressorts disponibles qui sont susceptibles d'autres effets que ceux effectivement produits dans le texte original. Ces éléments sont également au nombre de trois.

— L'oracle inaugural et le songe de Camille. Corneille dans l'Examen se félicite de l'" effet " de l'oracle, qui d'abord " porte l'imagination en un sens contraire ", mais n'est qu'à moitié satisfait du songe " qui ne fait qu'exprimer une ébauche tout à fait informe de ce qui doit arriver de funeste ". Ces deux prédictions sont délibérément mises en concurrence par Corneille : le rappel de leur contradiction, encore aiguisé par les allusions à l'oracle fondateur fait à Énée, scande le texte de 1640. Nul doute, à la lumière des recours ultérieurs de Corneille à ces deux ressorts traditionnels (les oracles d'Andromède, et d'Œdipe, le songe de Polyeucte, toutes pièces mentionnées dans l'Examen), que le dramaturge eût fait encore mieux en 1660 : il eût par exemple gommé le quiproquo presque comique qui impute d'abord à l'amour de Valère l'effet sur Camille de l'oracle (I, 2, v. 205) — il y a là à l'évidence un artifice destiné à mentionner l'existence de Valère dès l'acte I, où il n'a aucun rôle déterminé à jouer. Corneille eût surtout veillé à donner à l'oracle une vertu plus dramatique qu'herméneutique, à l'exemple de l'oracle des mânes de Laïus dans Œdipe : dans la récriture cornélienne de la pièce de Sophocle, l'oracle est suffisamment ambigu pour autoriser non seulement différentes interprétations (il semble désigner tour à tour Dircé, Thésée et ultimement Œdipe), mais pour nourrir des convictions divergentes qui poussent successivement différents personnages (Dircé puis Thésée, les " seconds amants " de la tragédie) à agir — l'action secondaire d'Œdipe trouve dans l'oracle son principal moteur. Il nous faudrait donc imaginer ici un oracle inaugural qui prédirait énigmatiquement l'action d'un membre de la gens horatienne, auquel pourraient être identifiés ou dans lequel pourraient se reconnaître tour à tour Sabine (II, 6, v. 621), Horace (III, 6, premier récit du combat), et enfin Camille (IV, 5). Il serait cependant commode sinon élégant de garder quelque chose de la concurrence entre deux énoncés prophétiques, mais en sacrifiant le songe : un autre oracle public inscrirait dans sa lettre, évidemment confuse, que les deux villes ont chacune à " donner " trois de leurs enfants. La décision de soumettre la lutte de Rome et d'Albe au combat de six champions confèrerait un premier sens à ce second oracle : on ne comprendrait pas d'abord que l'ensemble de ces " enfants " sont destinés à périr (comment imaginer un combat sans au moins un survivant pour vainqueur ?), mais l'on verrait ensuite que les deux oracles n'en formaient qu'un, qui ne se trouve pleinement satisfait qu'avec la mort de Camille, troisième enfant du Vieil Horace à perdre la vie en un même jour.

— Le second élément que l'on pourrait fonctionnaliser à nouveaux frais tient dans la présence aux portes de Rome de l'ennemi commun des deux villes : les Toscans. Nous avons ici la caution de l'Histoire (Tite-Live), que Corneille n'a pas négligée en 1640 : il est fait au moins une fois allusion à cette menace commune, dès l'acte I (scène 3, v. 295 sq.). Il reste que le texte original n'accorde nulle vraie fonction dramatique à cette menace : la version de 1660 pourrait bien la faire planer davantage sur tout le début de la pièce. La simple allusion mériterait d'être l'inconnue de notre nouvelle équation : les Toscans laisseront-ils le temps aux deux camps de s'affronter ? On se donnerait ainsi, à défaut de nouveaux personnages, un actant supplémentaire qui présenterait cet agrément supplémentaire (si c'en est un) de rester invisible . Et dans cet ennemi commun de Rome et d'Albe, Camille pourrait bien être tentée de voir un allié objectif de sa propre cause : s'il s'agit d'empêcher le combat et de sauver Curiace malgré lui, le mieux est encore d'alerter les Toscans.

— Il nous reste, pour achever de nourrir l'épisode, un troisième élément : Valère, objet de toutes les critiques en 1640, comme le rappelle l'Examen. Corneille en 1660 ne défend guère le personnage : en réponse à l'abbé d'Aubignac , il fait seulement état des contraintes techniques qui ont empêché le dramaturge de le faire paraître dans les trois premiers actes.

Quelques-uns ne veulent pas que Valère y soit un digne accusateur d'Horace, parce que dans la Pièce il n'a pas fait voir assez de passion pour Camille : à quoi je réponds, que ce n'est pas à dire qu'il n'en eût une très forte, mais qu'un Amant mal voulu ne pouvait se montrer de bonne grâce à sa Maîtresse dans le jour qui la rejoignait à un Amant aimé. Il n'y avait point de place pour lui au premier Acte, et encore moins au second ; il fallait qu'il tînt son rang à l'Armée pendant le troisième, et il se montre au quatrième, sitôt que la mort de son Rival fait quelque ouverture à son espérance. […]. Il ne manque pas d'amour durant les trois premiers Actes, mais d'un temps propre à le témoigner.

On peut juger faibles les raisons de la discrétion du personnage (bienséances pour les deux premiers actes, vraisemblance pour le troisième). Le fait est que Corneille n'est pas parvenu en 1640 à donner à Valère un véritable emploi qui puisse " acheminer ", c'est-à-dire fonder et pleinement légitimer sa réaction lors du procès (le dramaturge s'en est tenu là encore à de simples " préparations ") : à la scène 2 de l'acte IV, avec le second récit du combat, Valère remplit l'emploi d'un simple messager . Si Valère " ne manque pas d'amour durant les trois premiers actes, mais d'un temps propre à le témoigner ", peut-être le dramaturge de 1660 pourrait-il mieux ménager ce temps, avec une occasion pour le personnage de faire au moins la preuve de son amour. Et s'il s'agit de donner quelque couleur à notre épisode, peut-être pourrait-on promouvoir la rivalité amoureuse entre Valère et Curiace pour motiver la concurrence des deux fils dramatiques. Donnons donc à Valère un emploi de " second amant " à plein temps, pour lequel il a toutes les qualités requises : il sera cet adjuvant dont Camille a besoin et qui restait encore sans visage. Un allié peut-être provisoire, qui pourrait un moment accepter de servir le dessein de Camille avant de se raviser pour mieux perdre Curiace… Avec ces trois éléments et les considérations qui précèdent, peut-on espérer nourrir une action épisodique susceptible de répondre aux exigences de l'Examen et de " l'unité d'action ". Peut-on imaginer Horace récrit par Corneille au lendemain des Discours de 1660, où il n'hésite guère à amender plusieurs de ses pièces ? Essayons.

Horace 1660

  • La version de 1660 suit d'assez près les deux premiers actes de la version de 1640, à l'exception de l'oracle et du songe qui appellent une complète récriture pour le premier, son remplacement pour le second : la gens horatienne aura tous les honneurs de la paix si elle sait " rejoindre " les Curiace (premier oracle particulier, antérieur au temps de l'action), le mariage projeté de Camille et Curiace trouvant là une première justification ; la paix ne sera établie que si les deux villes acceptent de " donner " chacune trois de leurs enfants (second oracle public). Les deux oracles entrent très vite en concurrence : comment penser que la première prédiction puisse s'accommoder du combat qui donne sens à la seconde prophétie ? L'oracle particulier fournit cependant à Camille d'abord, à Sabine ensuite, des raisons d'espérer et peut-être d'agir.

  • À l'issue de l'acte II, Camille sait qu'elle n'épousera pas Curiace si le combat a lieu : elle forme le dessein de l'empêcher contre la volonté de Curiace ; l'acte se referme sur une tirade où éclate sa démesure : la gloire et le sort de Rome lui sont devenus indifférents ; pour provoquer une diversion, elle convaincra Valère d'alerter les Toscans et de leur indiquer le lieu où les deux armées seront rassemblées et sans armes. Quelles que soient les hésitations prévisibles du personnage, on attend de Valère qu'il s'acquitte de sa mission dans l'intervalle entre les actes II et III.

  • Au début de l'acte suivant (III, 2), Camille peut alors imputer à sa propre initiative la péripétie annoncée par Julie : si le combat est différé, c'est que l'on a cru percevoir un mouvement de troupes dans le camp des Toscans. La joie de Camille éclate dans la scène suivante. Mais avec l'arrivée du Vieil Horace, l'Histoire reprend ses droits : passé le délai dû à ce qui n'était qu'une fausse alerte, le combat a repris. Camille se sait trahie par Valère et comprend que tout est perdu, occasion d'une belle scène où elle oppose aux déplorations de Sabine l'amertume de celle qui s'est décidée à agir (Sabine comprend à demi-mot quel a été le dessein de sa belle-sœur). Cette nouvelle version du troisième acte conjuguerait au sublime de la version précédente le sublime du personnage épisodique : on verrait Camille passer de l'espoir au désespoir, en parcourant donc le même chemin que le Vieil Horace. Tout comme le récit du combat, le récit de la fausse trêve se ferait en deux temps.
En quoi cette péripétie nouvelle liée à l'épisode peut-elle prétendre " acheminer " le fratricide à l'acte suivant ? Acte IV : face à Horace triomphant, Camille dévoile son dessein avorté, en aggravant encore son cas : elle ira elle-même trouver les Toscans pour les convaincre d'attaquer Rome dans la nuit. Horace tue en elle un " ennemi des Romains " : il a tort, parce que Camille n'a péché contre Rome qu'en pensée (Valère n'a pas pleinement accompli sa mission) et que la nouvelle menace est vaine (il suffirait d'enfermer Camille) ; il a raison tout à la fois, parce qu'il s'agit bien ici encore de préserver l'avenir de Rome (l'unité de péril est donc sauvegardée). Et il y a là encore matière à débat pour un dénouement judiciaire — d'autant que Valère pourrait bien vouloir dissimuler son rôle exact dans l'affaire, et que Sabine est à même de le dénoncer. Fera-t-on de lui le seul coupable ? Ce ne serait certes pas la dernière fois qu'une tragédie s'achève sur la désignation d'un bouc émissaire, et c'est une fin assez noble pour un personnage épisodique.
Comme disait à peu près Racine lorsqu'il avait ainsi dessiné le canevas d'une pièce et décidé de la distribution des scènes : notre tragédie est faite, il ne nous reste plus qu'à l'écrire. Pour qui aurait quelque don en matière de métrique, ce serait, n'en doutons pas, l'affaire de quelques heures…



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Mai 2002 à 15h07.