Atelier



La reconnaissance selon Ricœur

par Nathalie Kremer
(Université Sorbonne Nouvelle / Institut Universitaire de France)


Reconnaître, c'est ramener au même plan, mais autrement : en passant par une différence qui s'avère vitale pour être fonctionnelle. La reconnaissance, qui se caractérise par l'identité ou la similitude, instaure donc un écart, une différence fondatrice et même salvatrice entre les deux termes de la reconnaissance, qui les différencie et les autonomise, quitte à aller jusqu'à produire parfois un contresens.

Extrait de l'article de Nathalie Kremer, « La reconnaissance oblique. Trois chemins de traverse sur le xviiie siècle », in : La Reconnaissance littéraire. Hommages à Jan Herman, vol. dir. par Nathalie Kremer, Kris Peeters et Beatrijs Vanacker, Louvain-Paris-Bristol, Peeters, coll. « La République des Lettres », 2022, p. 320-323 [p. 319-336].

Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



Dossiers Signes de reconnaissance, Figures.





Les trois sens de la reconnaissance selon Paul Ricœur


Le terme de reconnaissance recouvre des sens multiples, qui peuvent diverger largement entre eux. Paul Ricœur en fait parfaitement état dans son livre intitulé Parcours de la Reconnaissance (Stock, 2004), dans lequel il fait part de sa perplexité devant la polysémie du mot qui ne comprend pas moins de vingt-trois significations dans le Littré.[1] Les glissements de sens d'une signification à l'autre sont à la fois subtils et énormes, comme le signale Ricœur : « jusque dans le traitement lexicographique des usages de la langue commune, le passage d'une signification à l'autre se fait par bonds imperceptibles, le principe de ces écarts infimes résidant dans le non-dit de la définition antérieure sous lequel se dissimule la génération même de la suite ordonnée de significations sous le régime de ce que nous venons d'appeler polysémie réglée ».[2]

Dans cette étude passionnante sur les glissements de sens du terme et dans sa recherche d'une cohérence sémantique aussi bien que d'une unité philosophique, Paul Ricœur ramène essentiellement à trois formes fondamentales le sens du mot reconnaissance :

1)  La reconnaissance comme identification d'une chose premièrement (« reconnaî­tre quelque chose comme la même », et donc la reconnaître comme distincte d'une autre chose, écrit Ricœur) : il s'agit ici de la reconnaissance comme acte de réactivation d'une connaissance préalable. C'est sur ce premier sens de la reconnaissance que repose, par exemple, le grand ressort littéraire de l'anagnorisis dont la littérature a fait un constant usage depuis l'Antiquité.

2) Le deuxième sens du mot concerne l'identité au titre de reconnaissance à soi (« se reconnaître soi-même » et « être reconnu pour »). Ce second sens du mot concerne l'ethos, l'image de soi que l'on offre au regard des autres, mais dans laquelle on se reconnaît aussi soi-même. Interviennent ici, entre autres actes de parole, l'aveu, la confession, mais aussi la promesse – et par ce biais, sur le plan narratif et littéraire, la projection des relations entre personnages dans le futur qui assure la relance de l'intrigue.

3) Enfin, le troisième sens que Ricœur appelle la reconnaissance mutuelle concerne la gratitude et la récompense : la reconnaissance installe ici une relation réciproque entre un bienfaiteur et le bénéficiaire, en assurant un dynamisme des rapports entre eux.

Pour Ricœur, ces trois sens si différents du mot reconnaissance trouvent néanmoins une forme de cohérence si l'on relie l'usage du mot à la voix active — « je reconnais activement quelque chose » ou quelqu'un, je l'identifie — à son usage à la voix passive — « je demande à être reconnu par les autres » —, et lorsqu'on est reconnu par les autres, « la reconnaissance devient gratitude » : c'est « l'ultime équation entre reconnaissance et gratitude, que la langue française est une des rares langues à honorer », écrit le philosophe.[3]

Ces trois sens fondamentaux du terme de reconnaissance que Ricœur a parfaitement su lier en étudiant la dynamique de l'actif au passif supposent chacun un facteur différenciateur. Ainsi, pour reconnaître une chose ou une personne au sens de l'identifier, qui est le premier sens distingué par Ricœur, il faut nécessairement l'avoir d'abord perdue de vue, ne pas l'avoir reconnue ou connue pendant un certain temps. La reconnaissance implique la connaissance préalable certes, mais un oubli, une connaissance perdue qui est soudainement, par quelque indice extérieur, réactivée. Elle suppose donc une différenciation du même, ou plutôt un retour vers le même dont le retour n'est pas pourtant, à strictement parler, l'identique. Comme l'écrit Proust dans Le Temps retrouvé, que cite Ricœur :

‘reconnaître' quelqu'un et plus encore, après n'avoir pas pu le reconnaître, l'identifier, c'est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c'est admettre que ce qui était ici, l'être qu'on se rappelle n'est plus, et que ce qui y est, c'est un être qu'on ne connaissait pas.[4]

Paul Ricœur souligne d'ailleurs que la condition de la reconnaissance-identification est le « changement »,[5] au point que le travail de la reconnaissance est « aux prises avec la hantise du méconnaissable ».[6] La reconnaissance ne peut avoir lieu donc qu'après un temps de non-connaissance voire de méconnaissance, qui fait de la reconnaissance un retour différenciateur.

De même, dans le second sens du mot distingué par Ricœur, celui de la reconnaissance à soi comme construction de l'identité du moi, qui passe souvent par un aveu, une confession, ou comme lorsqu'on admet une idée, un argument, dont nous ne convenions pas au préalable, il intervient un facteur de différenciation sur base duquel la reconnaissance s'établit : on ne peut admettre une vérité que s'il y a possibilité de résistance à celle-ci ; c'est ici moins la méconnaissance que le mensonge, le déni, l'erreur qui empêchent l'éventuelle conciliation de la reconnaissance. Et si celle-ci est réparatrice, si elle amène à la vérité de l'aveu réconciliateur, c'est parce que le moi reconnaissant peut s'appréhender d'abord dans cette erreur ou ce mensonge qui menace la reconnaissance, et s'ériger ainsi non comme un être immuable mais comme un être dynamique, sur le fond d'une recherche de soi. Car le soi n'est pas une mêmeté immuable, soutient P. Ricœur, qui oppose l'idem (ou même) à l'ipse (ou constance) : « Cette ipséité, à la différence de la mêmeté typique de l'identité biologique et caractérielle d'un individu, consiste en une volonté de constance, de maintien de soi, qui met son sceau sur une histoire de vie affrontée à l'altération des circonstances et aux vicissitudes du cœur. C'est une identité maintenue malgré…, en dépit de …, de tout ce qui inclinerait à trahir sa parole ».[7]

Enfin, la différenciation fondatrice de la reconnaissance s'érige de façon évidente dans le troisième sens distingué par Ricœur, celui de la reconnaissance mutuelle, comme dans le témoignage de gratitude : la gratitude est une forme de dette et de retour qui suit un acte de générosité ou d'aide concret, mais les deux pôles sont évidemment dissymétriques puisque l'un fait défaut à l'autre tout en affirmant la dette, la dissymétrie relationnelle. La reconnaissance n'existe ici donc que sur base de cette inégalité de situation, qu'elle vient subsumer en communion d'âme, en un rapport de « mutualité » qui caractérise l'être-ensemble de façon morale dans la société (et s'oppose à la relation de réciprocité, qui relève d'un rapport économique).

Ainsi les trois sens distingués par Ricœur dans le riche spectre sémantique du terme impliquent fondamentalement et toujours l'idée d'une résurgence d'une similarité ou d'identité – que ce soit au sens de retour du même, de réparation de l'unité du moi, ou d'union mutuelle. Et dans cette identité intervient systématiquement un facteur de différenciation comme condition de la similarité : le préfixe re- du terme reconnaissance indique une réitération qui n'est pas pure analogie, mais qui implique aussi et en même temps le changement qui a lieu à travers les nouvelles circonstances dans lesquelles cette reconnaissance a lieu. Selon la leçon logique de la différence et répétition que nous a enseignée Deleuze,[8] et qu'on retrouve dans la pensée de la reconnaissance chez Ricœur, on doit donc aborder l'idée de reconnaissance non pas comme une répétition du même, mais comme un retour transformateur, ou plutôt fondateur d'une nouvelle configuration dans le retour par le détour même qu'il opère, et ce détour, ce ductus obliquus qui est son chemin, est le lieu où œuvre la différence dans l'identité même qu'elle instaure.

Nathalie Kremer (Université Sorbonne Nouvelle / Institut Universitaire de France) 2022

Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en octobre 2022.

Pages associées Figures, Signes de reconnaissance.


[1] Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004, p. 18.

[2] Ibid., p. 15.

[3] Ibid., p. 10.

[4] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, p. 246, cité par P. Ricœur, ibid., p. 102-103.

[5] Ibid., p. 96.

[6] Ibid., p. 102.

[7] Ibid., p. 191-92.

[8] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.



Atelier de Fabula

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 5 Octobre 2022 à 11h23.