Atelier



Lecture contrauctoriale: "Qui m'aime me contredise !", par Laure Depretto.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



Qui m'aime me contredise !
(résumé)


En avant-propos à ses Plaidoyers chimériques, consacrés à la défense d'Electre, Julien Sorel ou Lafcadio, l'avocat Maurice Garçon, après avoir reconstitué les dossiers d'instruction de ses clients, récusait le jugement que leur créateur avait donné d'eux. Lisant avec l'auteur comme inventeur de mondes, il lisait contre l'auteur comme juge de ses personnages. Et ce, en raison de la conviction, acquise par la pratique et la connaissance du monde judiciaire que tout jugement est faillible. À l'origine d'une lecture contrauctoriale se trouve ce geste de scission de l'auteur en deux fonctions distinctes. Le critique parie sur l'une contre l'autre, au nom d'un refus d'autorité justifié par la faillibilité de toute entreprise interprétative. Ce geste est aussi celui de Jean Bellemin-Noël dans L'Auteur encombrant: Stendhal/Armance. Revenant sur la présence «passablement encombrante» (Genette, Figures II) de l'auteur dans son œuvre, il en tire les conséquences qui, selon lui, s'imposent: si l'on aime Stendhal, il faut se débarrasser de lui, mieux encore, le contredire. Refusant de prendre pour point de départ (et pour argent comptant) la confidence, faite par Stendhal dans une lettre à Mérimée, de l'impuissance de son héros Octave, il substitue à l'interprétation d'Armance-roman de l'impuissance, jusqu'alors retenue par tous les critiques, une lecture psychanalytique d'Armance comme roman de la folie, dans la lignée de ses travaux de textanalyse. Pour être fidèle au romancier, il faut contredire l'épistolier: une lecture d'hommage ne peut être qu'une lecture contrauctoriale.

Dans les années 1820, la mode est au roman de l'impuissance, mais d'un genre bien particulier: il faut faire deviner le secret du héros sans le dire explicitement. Stendhal, au moment où son personnage Octave va avouer son secret à sa cousine Armance, invente un subterfuge pour suspendre la révélation. Octave a écrit une lettre à sa cousine qu'il a déchirée avant qu'elle puisse la lire. Le lecteur à aucun moment n'a accès à cette lettre. On est donc en présence de deux lettres: une fictionnelle et une réelle, une disparue et une conservée. Une que Stendhal mentionne, qu'il a inventée sans jamais avoir à l'écrire et qu'il fait détruire par son héros avant sa diffusion; une qu'il a bien écrite à Mérimée et qui a été préservée. Mieux qui a été ajoutée par la critique comme appendice au roman, comme pièce à conviction. Or, rien ne dit que ces deux lettres disent la même chose. Pour lire contre l'auteur, il faut le supposer, et partant, accorder une supériorité, celle de la clef sur la serrure, à un hors-texte (que la critique a transformé en paratexte), la lettre à Mérimée. Or cette lettre, pourquoi supposer qu'elle dit plus la vérité que le roman, qui, lui, ne parle pas d'impuissance?

Bellemin-Noël refuse cette supériorité. Mais il fait aussi un pas de côté: c'est l'idée même du roman à devinette qu'il faut contrer. Deux lectures contrauctoriales se font concurrence:contre Stendhal épistolier, une lecture qui propose une autre réponse à l'énigme et contre Stendhal créateur d'un roman à énigmes, une lecture qui renonce d'avance à toute résolution. De plus, son geste de contre-lecture apparaît alors comme une réaction à une trahison critique (publier la lettre inédite de Stendhal et lui faire crédit) au nom du respect d'une volonté supposée de l'auteur. Trois étapes structurent ce livre. On peut les formuler de deux manières: d'une lecture contre l'auteur, le livre devient une lecture contre la critique antérieure, enfin une lecture contre soi. Ou bien, ce qui revient au même: contre chaque interprète d'une œuvre dès lors qu'il prend une posture d'auteur, l'écrivain, le critique, soi-même. Revenant en conclusion sur le chemin parcouru, le critique est pris d'un scrupule: entreprise de libération, la lecture contre l'auteur pourrait être une machine à reconstituer de la soumission. Son lecteur aura peut-être autant de mal à se défaire de l'interprétation en termes de folie que Bellemin-Noël avait eu des difficultés à se défaire de celle de Stendhal en termes d'impuissance. Comment dès lors s'y prendre pour avoir la légitimité sans l'autorité? Comme Maurice Garçon, Bellemin-Noël a renversé un pouvoir, mais sans le prendre ni l'occuper. Comment une lecture contrauctoriale peut-elle se passer des transferts de compétences et des substitutions d'autorité? La lecture contre l'auteur est inséparable de deux autres gestes: lecture contre la critique antérieure parce qu'elle a suivi l'auteur et lecture contre soi comme garantie de fair play. Usurpation provisoire, transitoire, la lecture contrauctoriale doit s'interdire de vouloir avoir le dernier mot, aussi convaincue soit-elle de son bon droit.

Où prendre d'autres titres d'autorité que chez l'auteur? Le critique contrant l'auteur a besoin d'autres sources de légitimité. Il peut les emprunter à d'autres disciplines, s'inspirer d'autres auteurs (Freud pour la textanalyse). Autre exemple, à titre de comparaison, la lecture que Jacques Dubois, s'inspirant des travaux de Bourdieu sur L'Éducation sentimentale et plus généralement de la sociologie du champ, propose d'Armance dans Stendhal une sociologie romanesque. Même ambition que Bellemin-Noël en introduction: déconditionner la lecture en défaisant une image habituelle de l'auteur. L'impuissance dans Armance est d'abord une impuissance sociale: le héros souffre d'une situation sociale bloquée. Le chemin parcouru n'est pas le même, là où l'approche par la sociologie remplace une figure par une autre (Flaubert, Stendhal, Proust quoi qu'on en dise, sont avant tout des écrivains du social, des quasi-sociologues, des créateurs de mondes homologues du monde social réel), l'approche textanalytique de Bellemin-Noël ne substitue pas: pas de Stendhal monomaniaque ou souffrant du complexe de castration… La textanalyse fonctionne comme un aveu de l'importance du transfert du critique et comme un abandon de la psychanalyse de l'auteur. Dubois, lui, s'attache à montrer que l'auteur invente un monde social qu'il ne sait pas tout à fait formaliser (parce que tel n'est pas son objet). Le sociologue, en co-auteur, se donne pour tâche de finir ce travail.

Dans le cas Bellemin-Noël, on est en présence d'une critique psychanalytique qui s'affiche comme contrauctoriale, mais rongée par le scrupule de l'usurpation et privée de toute autorité scientifique, en raison du choix d'une démarche proprement irréfutable. S'y réalise une substitution provisoire d'autorité, en attente de l'aval du prochain lecteur. Dans le cas Dubois, une mise en forme abstraite de la production de l'auteur, une lecture qui s'affiche pro-auctoriale mais contre-critique. Les deux partagent les mêmes arguments quant à la recherche de légitimité:
1. Des méthodes empruntées à une autre discipline, d'autres auteurs de référence, Freud, Bourdieu;
2. Un engagement dans son dire et une revendication d'honnêteté et de parti pris;
3. La présentation de résultats jamais mis au jour.
Pour les deux, un dispositif qui conjugue autorité par le droit – respect d'un protocole explicite et sans cesse rappelé, amendé – et par le fait – force de proposition et mise au jour de l'inédit. S'il est une raison suffisante pour se risquer à la lecture contrauctoriale, cette justification restera incomplète tant qu'elle n'aura pas obtenu validation de ses propres lecteurs.

La lecture contrauctoriale semble avoir du mal à éviter les exercices de substitution: le texte à la place de son auteur, l'auteur de sciences sociales à la place de l'auteur de fiction, l'inconscient à la place du conscient, la position dans le champ à la place de l'intention d'auteur, l'auteur nouveau à la place de l'auteur de la tradition critique. Mais elle pratique aussi bien les exercices de dédoublement: le geste de séparation est inhérent à toute lecture contrauctoriale. J'aime l'auteur comme créateur, en son nom, je lis contre l'auteur comme autolecteur. Les critiques existantes l'ayant en revanche suivi, je lis contre eux, qui font, hélas, autorité. Mais inséparable d'un besoin d'autolégitimation, ce geste de désobéissance, je dois le reconnaître pour ce qu'il est et m'objectiver: en raison de ma propre situation dans le champ, de la projection de mon inconscient sur un texte, j'ai aussi des raisons de vouloir lire contre, et par honnêteté, il faut aussi que je les expose. Lisant contre l'auteur, je ne peux pas faire l'économie d'une lecture contre moi-même, d'une part pour examiner les raisons qui m'y poussent ou au contraire qui pourraient m'en empêcher, et pour regarder avec lucidité les résultats obtenus. Une lecture contre l'auteur a toujours trois cibles, n'étant jamais sûre d'avoir ni de vouloir l'autorité pour elle, elle refuse néanmoins toute forme d'imposition autoritaire du sens. Pour reprendre notre exemple de départ, si le dossier d'instruction reste intouchable – l'œuvre -, que toutes les pièces à conviction sont disponibles, le lecteur contrauctorial ne peut occuper que la place de l'avocat, qui, aussi convaincu soit-il de la validité de son interprétation, ne peut que laisser la décision au juge – son lecteur, la communauté de lecteurs à laquelle il s'adresse – cette décision étant elle-même soumise au prochain juge, en cas d'appel. L'arrêt définitif d'une interprétation vaudrait chômage pour le critique et mort des échanges au sein de la communauté de lecteurs qu'il voudrait maintenir vivante. La lecture contrauctoriale est peut-être d'abord une question de survie. Un geste contraint, un exercice d'hygiène, comme le pastiche pour l'écrivain débutant, à la fois preuve d'amour, prise d'autonomie et création d'une communauté.


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Laure Depretto

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2009 à 18h02.