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Prenons la forme de contrefiction potentielle, celle qui provient d'hypothèses émanant du narrateur qui vont ensuite ne pas se voir réalisées, pour montrer quelques exemples de ses visées courantes : argumentation métalittéraire, retour réflexif, caractérisation d'un personnage.

La contrefiction peut viser à une argumentation métalittéraire indirecte et polémique. L'incipit du Roman bourgeois de Furetière en est un exemple canonique. Le narrateur commence son geste littéraire par l'annonce assez détaillée de ce qu'il ne fera pas dans son ouvrage, pour bien se distinguer des auteurs de romans héroïques (tels Gomberville, Sorel ou de Scudéry). On retrouve cela couramment, de la part d'un auteur voulant se démarquer d'un mouvement dominant (ou périclitant) : chez Ségalen, par exemple (René Leys), le refus dégoûté du naturalisme : « Chercheur ‘d'impressions', ou rédacteur en quête de copie, je ne manquerais point de noter les noms bizarres, épinglant des saveurs et des sauces d'un fumet classique, très étudié, très commenté, très évolué… J'ai mieux à faire. »

Il peut s'agir d'un retour sur le récit sans portée polémique, mais assez similaire à ce qu'une mise en abyme renvoie sur l'ensemble de la structure : Gide nous en offre lui-même un exemple dans Les Faux Monnayeurs, en s'interrogeant par exemple au début du chapitre IX sur l'hypothèse d'un monde possible dans lequel « nous n'aurions à déplorer rien de ce qui arriva par la suite, si … ». Le cœur de la démarche étant ce que consigne Edouard dans son Journal à la date du 7 novembre : « (…) et j'ai plus de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être et pleure tout ce que le couvercle des mœurs atrophie. » On comprend cet attrait pour le possible que la chape de plomb des mœurs étouffe irrémédiablement dans l'individu, mais il suffit de comparer avec l'Homme sans qualités pour constater ce qui distingue les deux œuvres dont l'une seulement a cherché à manifester littérairement – et par la contrefiction – la problématique du « sens du possible ».

La caractérisation d'un personnage est aussi recherchée par la contrefiction qui épouse la démarche d'une expérience de pensée. Un cas typique est d'imaginer une remarque faite à un personnage pour envisager comment il réagirait, tout en excluant cette hypothèse de la réalité de l'histoire. « Si l'on avait dit à ma grand'tante que ce Swann (…) » s'émerveille le Narrateur. Ce détour contrefictionnel a le même statut, en fait, que les deux images qui suivent (Aristée et une lettrée, l'entrée d'Ali-Baba dan la caverne) avec leur fonction d'explicitation. Il était peut-être « impossible » que quelqu'un dise cela à la grand'tante, mais de tels exemples de contrefiction intriguent : pourquoi le narrateur n'a-t-il pas imaginé une telle scène ayant lieu, pourquoi a-t-il préféré la laisser virtuelle ? Une telle caractérisation d'un personnage, par la vision surplombante du narrateur, démontre sa supériorité. C'est la formule qui décale le personnage dans une situation qu'il n'a pas rencontré vraiment pour en montrer précisément les limites. La contrefiction désirante est d'ailleurs souvent utilisée dans un but très proche. Dans L'Homme sans qualités, pour pénétrer l'esprit de personnages, on nous informe des pensées et même des répliques (voire de véritables dialogues possibles) qu'ils voulaient/auraient pu prononcer. C'est le cas de Meingast, « le grand penseur », capable tel une mécanique intellectuelle tournant à vide d'avancer quatre étapes d'un raisonnement qu'il n'exprima finalement pas (III, 19), ou de Walter, l'impuissant, remettant à jamais des velléités d'interventions et qui fait un véritable « rêve éveillé »se voyant déambuler haletant dans la rue (II, 118).

Maxime Abolgassemi

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Dernière mise à jour de cette page le 9 Juin 2003 à 11h47.