Atelier

Que regarde la littérature ?

Dans le Démon de la théorie, A. Compagnon rappelle à quel point les débats opposant les thuriféraires et les sectateurs de la représentation littéraire ont partie liée avec la définition du mot nature, que la tradition classique donne comme l'objet à imiter par la mimèsis, et, donc plus généralement, avec la détermination du point de référence de la représentation. À la question « qu'est-ce que représentent ou doivent représenter les représentations ? », les réponses les plus contradictoires ont été apportées :

a)La représentation imite le réel. C'est la thèse dite « pictorialiste » selon laquelle la mimésis est l'imitation directe (au théâtre), ou indirecte (dans le récit), du réel, dont les objets sont transformées en signes. À l'intérieur de ce présupposé, il n'importe guère de savoir si la représentation littéraire agit en concurrence (dans la description par exemple) ou en complémentarité (à la littérature reviendrait plus particulièrement le domaine des actions et des événements) avec la peinture : l'essentiel est le lien étroit que certaines formes littéraires « réalistes » doivent entretenir avec le monde et la nécessité qui est la leur de proposer des représentations conformes à ce que le lecteur sait du réel, afin qu'il puisse donc les re-connaître dans l'œuvre d'art.

b)La représentation imite un modèle intellectuel (un prototype, une « idée ») du réel. Proposé pour résoudre les apories du modèle précédent (exhaustivité impossible et universalité improbable de toute représentation uniquement fondée sur les apparences perceptives), le modèle idéaliste de la représentation conçoit la création comme le filtrage des détails inutiles ou accidentels du réel au profit de la recherche de l'essence même d'un caractère ou d'une situation : pour le père Rapin, théoricien du classicisme, il s'agit ainsi de décrire les choses « non comme elles sont, mais comme elles devraient être » ; pour Zola, il faudra dire la vérité scientifique du réel : dans les deux cas, le point de référence de la représentation, c'est donc la rationalité du créateur.

c)La représentation imite d'autres représentations. Par un glissement sur le sens du mot « imitation » (de l'imitation de la nature à l'imitation d'un texte), pour la tradition rhétorique, la meilleure manière de retrouver la vérité du réel, c'est en effet de se fonder sur les lieux communs de la tradition, et, plus généralement, sur les représentations consacrées par les Anciens. Il y aurait congruence entre l'idéal exprimés par les auteurs classiques, au sens historique, et la beauté classique, au sens esthétique : la meilleure manière de peintre la campagne sera d'emprunter à Virgile ou à Ovide leurs tableaux bucoliques, au risque de conduire la représentation à l'immobilité d'une représentation circulaire, qui ne ferait que se répéter elle-même.

d)La représentation imite une norme, une doxa. Le modèle idéaliste comme le modèle intertextuels renvoient la représentation à des normes ou à des conventions communes sur ce que c'est que le Bien et le Beau. Il est dès lors aisé de faire une histoire des représentations en fonction des modèles anthropologiques, idéologiques (le christianisme par exemple), ou historico-sociaux (la société de l'Ancien Régime, le colonialisme, etc.) qui agissent en sous-main. Les romans de Chrétien de Troyes s'expliqueront par le modèle trifonctionnel de la société médiévale, le drame du XIXe siècle par la structure de la famille bourgeoise, l'autobiographie par la démocratie individualiste libérale, etc. On retrouvera ce type d'explications –souvent très critiques- de la mimèsis du marxisme au structuralisme : il caractérisera ce que l'on nomme « la crise des représentations ».

e)La représentation imite le langage. Pour ce mouvement post-structuraliste que l'on a pu qualifier de « déconstruction », la représentation est au moins aussi dépendante de ses moyens linguistiques que de ses présupposés idéologiques. Il n'y a pas plus de pensée avant la langage qu'il n'y aurait de réalité non linguistique : loin d'être transparent, le langage ne fait que se répéter lui-même en voulant transcrire le monde, geste autotélique qui vide les représentations de toute portée éthique, puisqu'il n'y a dès lors plus de signification, mais une simple « signifiance » (Riffaterre) intralinguistique de la mimèsis.

S'il est évident que ces points de référence sont présentés ici de manière extrêmement schématique, ils décrivent les orientations bien différentes de ce miroir dont on a fait la métaphore de la mimèsis : en somme, celui-ci peut pointer soit vers l'observateur, soit vers l'objet, soit vers la représentation elle-même, en tant que langage. C'est vers cette dernière position que nous a conduit la philosophie contemporaine : au pire, la représentation devient inutile (avant d'être dangereuse parce que fausse, elle est d'abord vide) ; au mieux, la conscience critique de cette réflexivité du langage peut autoriser, sur le modèle du contrat, du jeu ou du conflit, un travail de sélection de représentations aptes à informer sur la manière que nous avons de connaître le monde, à défaut d' y accéder immédiatement.

Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Novembre 2007 à 13h57.