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Que peut (encore) la poésie ? (Remarques et questions sur le parcours théorique de Jonathan Culler), par Nicolas Wanlin (« Euterpe »-CNRS UMR 7171).

Communication présentée lors de la journée d'étude sur le lyrisme organisée en hommage à Jonathan Culler par Michel Murat et Marielle Macé à l'École Normale Supérieure (Paris) le 4 avril 2008: Le lyrisme, autour de J. Culler.

Enregistrement de l'intervention de Nicolas Wanlin



Que peut (encore) la poésie ? Remarques et questions sur le parcours théorique de Jonathan Culler.

Comme l'indique le sous-titre de mon exposé, je vais tâcher de retracer à grands traits le parcours théorique de Jonathan Culler ou plus exactement son travail théorique sur le lyrisme poétique, depuis les années 1970 jusqu'aux années 2000. Comme une telle tâche pourrait prendre des heures tant ses travaux sont riches et nombreux, je vais suivre un fil conducteur qui me permettra de restreindre cet exposé à des dimensions que j'espère raisonnables : Que peut – ou que peut encore la poésie ? C'est l'axe de lecture que j'ai choisi pour interroger cet œuvre théorique car il me semble que c'est une préoccupation constante de M. Culler et, un peu plus qu'une obsession ou une manie, c'est une interrogation fondamentale et un impératif à la fois épistémologique et déontologique.

Je vais commencer par le commencement, c'est-à-dire par un livre publié en 1975 et qui est depuis devenu un classique de la théorie littéraire en Amérique : Structuralist poetics : Structuralism, linguistics and the study of literature. Je ne reviens que sur quelques aspects du chapitre consacré dans cet ouvrage au lyrisme. Il y est souligné le caractère conventionnel de la poésie et l'importance des conventions de lecture pour qu'un lecteur de poésie adopte l'attitude de lecture ainsi que les attentes nécessaires à la bonne réception du lyrisme. Je passe sur certaines implications de ce conventionnalisme constitutif de la lecture lyrique pour m'arrêter sur le fait que, dès ce moment, M. Culler fait remarquer qu'un poème n'est pas à proprement parler un acte de communication puisque la situation d'énonciation y est au moins distanciée si ce n'est absolument fictive. (1975 : 165) Le lecteur du poème, pour l'interpréter, ne le considère pas de la même manière qu'une lettre qu'on aurait tirée de la correspondance du poète : il doit considérer l'énonciation du poème comme l'imitation d'une énonciation réelle, imitation directe ou détournée (« devious »). Déjà en 1975, l'exemple choisi pour illustrer ce fait est une apostrophe, même si le mot n'est pas lâché :

« Busie old foole, unruly sunne... » (John Donne, « The Sun rising »)

Dès ce moment, la question se pose de l'effectivité de cette imitation d'une énonciation : on peut en effet se demander ce qui fait que le lecteur construit l'idée d'un énonciateur et d'un énonciataire, c'est-à-dire pourquoi il prend au sérieux, ne serait-ce que momentanément, l'idée de cet acte d'énonciation. Il est bien précisé néanmoins que le lecteur n'est pas dupe : je cite et je traduis : « nous sommes conscients que notre intérêt pour le poème dépend du fait qu'il est autre chose que la relation d'un acte de langage réel » (« we are aware that our interest in the poem depends on the fact that it is something other than the record of an empirical speech act. »)

Ainsi, le premier pouvoir qu'il faut accorder à la poésie, ou qu'il faut supposer acquis à la poésie, est celui d'obtenir la bienveillance du lecteur à l'égard de sa fiction d'énonciation. Le lyrisme se caractérise donc par sa précarité : il est précaire parce qu'il prie son lecteur, ou son auditeur, de concrétiser ou de laisser se concrétiser à travers sa voix et sa présence une énonciation improbable ou du moins fictive. Mais j'anticipe déjà un peu sur la suite et je brûle les étapes.

En 1977 paraît l'article intitulé « Apostrophe », repris comme chapitre d'un second livre, encore plus important, à mon sens que Structuralist poetics, intitulé The Pursuit of Signs : Semiotic, Literature, Deconstruction, qui a connu 2 éditions en 1981 et 2001. C'est dans ce livre, que J. Culler pose les fondements de sa théorie de l'apostrophe lyrique. Je ne reviens pas en détail sur ce chapitre car M. Culler en a lui-même indiqué les grandes thèses lors de son cours de lundi dernier (Cycle de cours donnés en 2008 à l'ENS de Paris.). Je ne ferai donc que relever et commenter quelques points.

Je cite deux formules de ce texte car elles me semblent très bien résumer l'enjeu de cette théorie : « What is really in question, however, is the power of poetry to make something happen. » et quelques pages plus loin la précision suivante : « Nothing need happen because the poem itself is to be happening. » Il est très délicat de traduire en français le verbe to happen mais je risque la traduction suivante : « Quoi qu'il en soit, ce qui est en jeu est le pouvoir de la poésie de faire advenir quelque chose. » et, donc, plus loin : « Il n'est besoin d'aucune anecdote, d'aucun événement, parce que c'est au poème lui-même de devenir l'événement. »

C'est ainsi une manière de définir l'efficacité lyrique en parallèle mais aussi en opposition avec le fonctionnement de la fiction narrative (qui, elle, consiste essentiellement à représenter des actions.)

Peut-être faut-il noter, à ce point, que le mot « événement » traduit imparfaitement le mot « event » et les expressions utilisant le verbe to « happen » : en Français, le mot « événement » comporte des connotations plus dramatiques et spectaculaires que « event » et « to happen » ; et c'est seulement ce décalage dû à la traduction qui peut faire sourire quand on pense à une théorie du lyrisme comme une théorie de l'événement. Dans la réflexion de Jonathan Culler, l'événement lyrique est conçu avec une grande modestie comme ce qui est éminemment improbable et précaire, voire quasi impossible.<:p>

En effet, qu'est-ce qui peut bien « advenir » à la lecture d'un poème ? En quoi le fait de lire « O wild west wind... », « O Rose, thou art sick... », « Sois sage, ô ma douleur... » ou encore « Andromaque, je pense à vous... » – en quoi cela peut-il faire évènement ?

La thèse développée de manière très convaincante par Jonathan Culler est que, lorsqu'elle réussit, l'énonciation lyrique, à la quelle le lecteur prête sa voix, rend crédible une temporalité autre, un présent du poème distinct du présent de la lecture et dans lequel ce que dit le poème est tenu pour vrai. Il ne s'agit pas d'illusionnisme ou d'hallucination, car le lecteur est toujours parfaitement conscient des conventions de lecture qu'il a acceptées et donc du caractère artificiel et conventionnel de l'énonciation dont il se fait complice. Il s'agit – du moins est-ce mon interprétation – d'un effet analogue à ce que Coleridge appelle « a willing suspension of disbelief, that constitutes poetic faith » : une « suspension volontaire de l'incrédulité qui constitue la foi poétique ». Le poète fait le pari que son énoncé sera pris au sérieux et le lecteur prend le risque de donner toute sa réalité et sa portée à l'énoncé poétique, si invraisemblable qu'il puisse être.

M. Culler choisit cet exemple particulièrement parlant du poème où Keats s'adresse au lecteur pour lui tendre la main, par delà la tombe :

This living hand, now warm and capable
Of earnest grasping, would, if it were cold
And in the icy silence of the tomb,
So haunt thy days and chill thy dreaming nights
That thou wouldst wish thine own heart dry of blood
So in my veins red life might stream again,
And thou be conscience-calm'd – see here it is –
I hold it towards you.

Ma main que voici
vivante, chaude, et capable
D'étreindre passionnément, viendrait, si elle était raidie
Et emprisonnée au silence glacial du tombeau,
A ce point hanter tes jours et transir les rêves de tes nuits,
Que tu voudrais pouvoir exprimer de ton propre cœur jusqu'à la dernière goutte de sang,
Pour que dans mes veines le flot rouge fasse de nouveau couler la vie
Et que ta conscience s'apaise. Regarde, la voici ;
Je la tends vers toi. (trad. Laffay)

Cette main tendue, aussi glaçante soit-elle, le lecteur poétique lui accorde un semblant d'existence : même s'il ne va pas concrètement tendre sa propre main à la rencontre d'une improbable hallucination, il conçoit « quelque chose comme » une main tendue.

Alors, il faut que je précise le rapprochement que j'ai fait avec la fameuse, peut-être trop fameuse, expression de Coleridge : « willing suspension of disbelief ». La bienveillance qu'appelle et suscite la poésie, au contraire de la fiction, n'a pas pour objet les conditions de possibilité d'une expérience fictionnelle de la diégèse, mais les conditions de possibilité d'un acte d'énonciation lui-même. C'est ce que M. Culler met en évidence lorsqu'il souligne la dimension autoréflexive de l'apostrophe : l'énormité de l'apostrophe, son absurdité criante et embarrassante interdisent une normalisation de cet acte de langage, fût-ce par la force des conventions et des traditions ; elle ne fait qu'appeler plus sûrement l'implication bienveillante du lecteur, qui n'en est pas dupe.

Une relation de communication, improbable et précaire, est donc en jeu dans cette exacerbation de l'énonciation lyrique qu'est l'apostrophe et j'aime beaucoup l'idée que cette main tendue de Keats puisse en être l'emblème. Car cette main tendue, à mon sens, signale que c'est de relation intersubjective qu'il est question. J. Culler insiste sur le fait que l'apostrophe constitue l'énonciateur en sujet en lui créant cette sorte de miroir intersubjectif qu'est l'entité apostrophée.

Mais j'ai l'impression, si j'ai bien compris sa théorie, qu'il voit finalement dans ce geste lyrique de l'apostrophe non seulement la réflexivité de l'énonciation poétique mais aussi une certaine forme d'autonomie du poème lyrique comme événement ; je veux dire par là que le poème, dans cette théorie, serait à lui-même sa propre réalisation. Ce qui « adviendrait » serait la réussite du poème en tant qu'il aurait trouvé, dans une lecture, par un lecteur, une occasion de fonctionner.

C'est en tous cas une impression de clôture du poème sur lui-même que me fait ce premier état de la théorie de l'apostrophe – peut-être en partie démenti par la suite.

Je voudrais donc proposer une variante personnelle tout en revenant sur l'interprétation du poème de Baudelaire « Le Cygne », dont il a été question lundi (Cours donné par M. Culler.). C'est ce poème des Fleurs du mal qui commence par :

Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel…

et ce poème contient l'étrange vers cité par M. Culler et qui met cette apostrophe dans la bouche, si je puis dire, du cygne lui-même :

« Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? »

Peut-on dire que cette apostrophe est ironique ? ou qu'elle pointe le caractère traditionnel et conventionnel de l'apostrophe ? Je crois que lorsque le cygne apostrophe l'eau, en conjuguant le verbe pleuvoir à une improbable deuxième personne, cela manifeste le côté soit infantile soit animiste de la figure de l'apostrophe généralisée. Mais surtout, ce qui est sûr, c'est que cette apostrophe a un statut énonciatif un peu particulier, étant elle-même enchâssée dans un système d'apostrophes du poète qui avait commencé son poème en s'adressant à Andromaque : « Andromaque, je pense à vous ! » ; et qui le clôt par une autre apostrophe, qui doit nous faire réfléchir sur la frontière entre figure d'apostrophe et simple énonciation lyrique :

Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;
Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard;

A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tètent la Douleur comme une bonne louve!
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus!.., à bien d'autres encor!

Et le poème s'achève sur cette conclusion qui ne clôt rien mais ouvre au contraire tout le champ de la poésie, et tout le champ de la compassion : « à bien d'autres encore ». Je crois que, même si Andromaque n'est plus directement apostrophée dans les derniers vers, ceux-ci n'en expriment pas moins la même chose que l'apostrophe initiale : c'est-à-dire la compassion du poète. Je pense donc que l'événement de ce poème, que son incroyable force bouleversante, si elle tient à la bienveillance accordée par le lecteur à un acte d'énonciation improbable, tient aussi au fait que, à travers le personnage paradigmatique d'Andromaque, c'est une communauté indéfinie, « quiconque a perdu ce qui ne se retrouve jamais », qui se trouve touchée par une parole compatissante – par une main tendue.

Vous trouverez peut-être bizarre de parler de Baudelaire comme d'un poète compatissant. Ce n'est sans doute pas ce qui le caractérise le mieux. Mais je crois que, précisément, dans « Le Cygne », les deux figures de l'allégorie et de l'apostrophe tissent le voile pudique et conventionnel qui permet à Baudelaire d'exprimer sa compassion.

Ainsi, cette figure d'apostrophe dans laquelle M. Culler voit l'emblème du lyrisme, il me semble qu'elle ne pointe pas seulement le geste d'énonciation lui-même, dans toute son ambition et sa précarité, mais qu'elle emblématise aussi la vacance accueillante de l'énonciation poétique : vacance accueillante, selon moi, parce qu'elle offre au lecteur d'assumer par délégation le poste tantôt de locuteur, tantôt d'allocutaire, tantôt des deux à la fois.

Mais c'est précisément cette question du partage de l'énonciation poétique qui apparaît peu après dans les travaux de M. Culler. En effet, au cours des années 80 et plus encore des années 90, ses travaux se réfèrent de plus en plus à ceux de Jacques Derrida et utilisent de plus en plus la méthode déconstructionniste, notamment en ce qui concerne la forme de l'énonciation lyrique. C'est en effet à ce moment que la notion de performativité prend toute son importance dans sa réflexion sur le lyrisme.

Cette notion, la performativité, a une histoire longue et complexe que M. Culler a rappelée dans un article, récemment traduit en Français par Marie de Gandt (2006). Introduite par Austin dans How to Do Things with Words traduit en français sous le titre Quand dire, c'est faire le mot « performatif » désignait des actes de langage qui sont eux-mêmes la réalisation de ce qu'ils signifient (promesse, bénédiction, salut, déclarations, etc.) ; cette notion d'énoncé performatif a ensuite été développée par Searle dans sa théorie des actes de langage, en particulier dans le livre intitulé Speech acts et traduit par Les Actes de langage. Je passe sur le débat entre Derrida et Searle dans lequel M. Culler a soutenu les thèses de Derrida, en particulier dans son livre intitulé On deconstruction, pour en arriver directement à l'annexion littéraire de la notion de performativité, en particulier par les déconstructionnistes puis les théoriciens des gender studies. Dans le passage de la linguistique et de la philosophie du langage à un usage littéraire et herméneutique, la notion a connu une profonde réinterprétation et cette réinterprétation, ainsi que les usages qui en ont découlé ont suscité un débat très polémique. Mais ce n'est pas là mon objet et je me contenterai ici d'essayer de résumer très brièvement ce que M. Culler a très clairement exposé dans l'article de synthèse que j'ai déjà cité.

Pour Austin, un énoncé performatif réalise lui-même ce qu'il dit. L'archétype d'un tel énoncé est la promesse. A l'autre bout de la chaîne, lorsque Judith Butler et d'autres s'en emparent, ce qu'ils veulent dire, c'est que certains énoncés, derrière leur apparence constative, recèlent en fait un pouvoir performatif. Je prendrai une exemple pour être plus clair : à la naissance d'un enfant, lorsque l'on s'écrie « c'est un garçon » ou « c'est une fille », de tels énoncés ne seraient pas constatifs, ils ne constateraient pas le sexe de l'enfant, ils seraient performatifs car en fait ils attribuent un sexe à l'enfant. Ainsi, si l'on adhère à cette conception constructiviste de l'identité, de tels énoncés ne tirent pas leur valeur d'une constatation sur la réalité, mais d'une action sur la réalité.

On voit bien, que d'une part cette conception du performatif n'est que très indirectement liée à ce dont parlait Austin, d'autre part elle est intimement solidaire d'une méthode de travail engagée dans une forme de militantisme. Je ne développerai pas le débat que génère cet usage de la notion de performativité – qui n'est d'ailleurs pas celui que fait M. Culler – et je me borne à noter que la question sous-jacente à ce débat, sur la performativité des énoncés littéraires, est celle de la relation entre la littérature et le monde. Pour le dire vite, si l'on considère que la poésie n'a pas pour fonction essentielle de représenter le monde, on peut faire l'hypothèse qu'elle a en revanche le moyen d'agir dans le monde.

M. Culler compare quelque part l'énoncé lyrique à l'énoncé politique ou constitutionnel en ce qu'ils prétendent tous deux faire advenir ce qu'ils décrivent (1995). Mais l'action du performatif lyrique est avant tout de créer son lecteur, ou son auditeur, c'est-à-dire de se faire lire et mémoriser, de devenir un souvenir dans la conscience d'un lecteur. Je cite en la traduisant une phrase écrite par M. Culler en 1995 : « Leur performativité consiste aussi en leur capacité à créer l'auditeur/lecteur auquel ils tâchent de s'adresser et à s'en faire retenir. » (« Their performativity consists also in their success in creating the listeners/readers they attempt to address and in making themselves remembered. »)

Ici apparaît encore la précarité de l'action lyrique : combien de vers retenons-nous, de tous ceux que nous avons lu ? combien passent à la postérité, parmi tous ceux qui sont écrits ?

Là où un regard déconstructionniste apporte quelque chose de précieux à cette question, c'est, me semble-t-il, dans la manière d'articuler les aspects constatifs et performatifs des énoncés. En effet, c'est à Derrida que l'on doit l'idée que le performatif n'est pas secondaire ou parasitaire par rapport au constatif mais peut-être bien tout aussi fondamental dans la constitution du langage. Suivant cette idée, plutôt que de penser l'énonciation lyrique comme absolument à part, irréductiblement différente du langage courant, Culler peut se demander s'il ne manifeste pas au contraire un problème constitutif du langage en général, à savoir la tension entre sa fonction constative et sa fonction performative.

Il me semble que c'est là qu'apparaît le mieux la prédisposition d'un spécialiste de la poésie romantique à s'intéresser à la réflexion déconstructionniste sur la performativité. N'était-ce pas déjà, en effet, une grande préoccupation des romantiques que le divorce de la poésie et de l'action ? Cette volonté de réduire l'écart entre rêve et action, ou d'inventer un nouveau pouvoir à la poésie n'est-elle pas le problème que posent les grands poètes romantiques, en France mais aussi bien en Allemagne et en Angleterre ? Autrement dit, je demanderais volontiers à M. Culler si le fait de travailler principalement sur un corpus romantique ne prédétermine pas sa théorie du lyrisme.

C'est dans l'article de 2000 sur les fortunes du performatif que le lien entre performativité lyrique et performativité du langage courant est fait, grâce à la notion d'itérabilité. J. Culler s'est en effet intéressé à l'usage qui est fait, dans les cultural studies et les gender studies, du concept de performativité et d'un autre, qui lui est lié, celui d'itérabilité. L'idée, pour ces théoriciens, est que la puissance d'action et la normativité d'un énoncé tiennent essentiellement à sa répétition, c'est-à-dire à sa fréquence et sa prégnance dans les discours d'une société. On peut alors voir un point commun entre la puissance de l'énoncé lyrique et la puissance de ces énoncés normatifs dans les discours sociaux : c'est aussi la répétition d'un énoncé poétique qui fait sa force. Autrement dit, c'est l'itérabilité variable de l'énoncé poétique qui fait sa force relative.

Et en quoi consiste-t-elle, cette force ? Et bien, elle consiste à s'imprimer dans la mémoire, dans les consciences, bref, dans la culture.

Je ne sais pas si M. Culler me suivra sur ce point, mais je serais tenté de conclure de ce raisonnement, mettant en parallèle énoncés normatifs et énoncés poétiques, que l'itérabilité d'un énoncé lyrique est aussi ce qui le fonde en norme poétique, ce qui le fait participer au canon de la poésie. Il y aurait donc une tendance à la normativité des énoncés lyriques réussis.

Le thème qui domine donc les travaux de M. Culler sur le lyrisme à partir des années 90, et qui se précise au début des années 2000, est celui de la prégnance des énoncés lyriques. Cette préoccupation théorique tient, me semble-t-il à deux choses. Tout d'abord, c'est, comme je viens de l'évoquer, l'aboutissement naturel d'une réflexion sur la performativité et l'itérabilité. Mais, outre cette raison d'ordre interne à la théorie, je crois percevoir une raison externe. Ce qui crée l'urgence d'une réflexion sur la prégnance sociale de la poésie, c'est tout simplement la menace qui pèse sur les études poétiques à l'université.

Peut-être lit-on moins de poésie que par le passé et l'université ne ferait alors qu'enregistrer une tendance culturelle générale. Peut-être aussi est-ce une sorte de concurrence entre études littéraires à strictement parler et études culturelles qui marginalise la poésie. Il apparaît en effet que, dans le domaine des études littéraires, ce sont les genres fictionnels qui se taillent la part du lion et que, à un niveau surplombant, dans les études culturelles, les textes littéraires se voient marginalisés par l'importance croissante des autres médias. Dès lors, on peut formuler ainsi la question : quels moyens la poésie a-t-elle pour s'imposer dans la société et dans le monde universitaire qui la reflète ? Si l'impact du cinéma, de la télévision, des jeux video, d'internet, de la publicité, de la presse, etc. est bien un objet d'étude important et doit même être pris en compte dans les études littéraires elles-mêmes, puisqu'elles s'ouvrent sur l'extérieur de la littérature, l'impact supposé de la poésie peut-il faire face à cette concurrence ?

J'ai parlé jusqu'ici de manière très générale, faisant comme s'il existait une « société », une « culture » et une « université », mais la question que je voudrais poser à M. Culler porte bien entendu sur la situation spécifique des études poétiques aux États-Unis, même si nous devons tous nous sentir concernés par le statut de la poésie parmi les autres médias. En fait, il faut non seulement se demander si l'énoncé poétique a une performativité à la hauteur des attentes sociales actuelles mais aussi si le mode d'itération, la forme d'itérabilité de l'énoncé lyrique correspond encore à un public existant.

Je trouve des éléments de réponse, ou du moins de formulation de la question, dans une allocution de M. Culler au congrès des comparatistes américains en 2001. Je cite et je traduis un passage de ce texte : « Quand nous lisons de la poésie lyrique, nous la vocalisons, nous lui donnons une voix. Les romans nous font voir des choses mais en les lisant nous n'avons pas l'impression de les dire. En revanche le discours hyperbolique du lyrisme est ce que nous adoptons ou épousons momentanément lorsque nous le lisons. » (« when we read lyric we voice it, give it voice. Novels, we say, make us see things ; we don't feel that we are speaking them as we read. But the hyperbolic discourse of lyric is one we momentarily adopt or espouse as we read it. »)

Et J. Culler précise plus loin qu'en s'appropriant le texte ainsi lu, nous logeons dans notre esprit « a piece of otherness », « un peu d'alterité ». Je continue de citer en traduisant : « La capacité des poèmes à loger des fragments de leur discours dans notre esprit, leur capacité à s'y introduire et s'y installer est un trait majeur des poèmes, un aspect essentiel. Les poèmes cherchent à s'inscrire dans la mémoire mécanique, ils réclament d'être appris par cœur, introduits, injectés ou hébergés comme des morceaux d'altérité qui peuvent être répétés, appréciés, thésaurisés ou cités avec ironie. La force de la poésie dépend de sa capacité à se faire retenir. »

Ici encore, l'itérabilité et la performativité pensées par le théoricien rencontrent la préoccupation du poète romantique : M. Culler rappelle en effet, dans un article de 1998 sur le cliché baudelairien la petite note de Baudelaire sur le poncif : « créer un poncif, voilà le génie. Je dois créer un poncif ». Je crois qu'on peut comprendre ceci comme l'ambition, si je puis dire, de mettre ses vers dans toutes les bouches, de les faire passer entre toutes les mains. Je crois que nous avons ainsi une approche très précise, très concrète de ce que peut la poésie, de son pouvoir. Mais cette définition a certes ceci d'étonnant qu'elle fait reposer l'efficacité de la performance poétique sur la réceptivité des lecteurs autant que sur une qualité des textes eux-mêmes. Et, pour ma part, j'éprouve encore une légère insatisfaction à la lecture de cette théorie qui me paraît pourtant solide. N'y a-t-il rien au delà de cette invasion, quasi virale ou microbienne de la poésie dans notre esprit et notre bouche ?

Je voudrais revenir sur les idées de performativité et d'itérabilité pour poser une dernière question à M. Culler. Puisque les lecteurs de poésie et leur mémoire sont eux-mêmes la matérialisation du pouvoir de la poésie, matérialisation de ce dont elle est capable, ne peut-on pas penser que, au-delà de sa réussite en tant qu'œuvre littéraire – le côté narcissique de la poésie – un énoncé lyrique a pour ambition de former une communauté humaine, de créer un lien entre des hommes et des femmes, de différentes époques, de différents pays, de différentes sensibilités, qui auraient tous ce point commun d'avoir incorporé, d'avoir épousé – pour reprendre votre mot – tel ou tel énoncé lyrique ? Ainsi – et je conclurai par cette suggestion – il me semble que ce que fait advenir un poème c'est une communauté – que Baudelaire, par exemple, a créé une communauté, la communauté humaine de tous ceux qui s'émeuvent en lisant « Andromaque, je pense à vous… » ou « Sois sage, ô ma douleur… »


Nicolas Wanlin (« Euterpe »-CNRS UMR 7171)

Quelques travaux essentiels de J. Culler :

1975 : Structuralist Poetics: Structuralism, Linguistics and the Study of Literature, Ithaca: Cornell UP; 1975. (301 pp.)

1981: “Apostrophe.” The Pursuit of Signs: Semiotics, Literature, Deconstruction. London: Routledge, 1981, (xiii, 242 pp.) p. 135-154.

1982 : On Deconstruction: Theory and Criticism after Structuralism, Ithaca: Cornell UP; [1982] 1990. (307 pp.) [critiqué dans Searle, John Rogers, Déconstruction ou Le langage dans tous ses états ; trad. de l'anglais (USA) avec une postface par Jean-Pierre Cometti Traduction de : The word turned upside down, Combas : Éd. de l'Éclat, 1992]

1985: “Changes in the Study in the Lyric.” Lyric Poetry: Beyond the New Criticism. Ed. Chaviva Hosek and Patricia Parker. Ithaca: Cornell University Press, 1985, (375 pp.) p. 38-54.

1995: “Deconstruction and the Lyric”, Deconstruction is/in America: A New Sense of the Political. Ed. Anselm Haverkamp. New York: New York University Press, 1995, (xii, 262 pp.) p. 41-51.

1998 : « Poésie et cliché chez Baudelaire », Mathis, Gilles (ed. and foreword); Le Cliché. Toulouse, France: PU du Mirail; 1998, (312 pp.) pp. 205-217.

2001: “2001 ACLA presidential address: comparing poetry”, Comparative literature, summer 2001.

2006 : « Philosophe et littérature: Les Fortunes du performatif »; De Gandt, Marie (translator), Littérature (Litf) 2006 Dec; 144: p. 81-100.


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Dernière mise à jour de cette page le 11 Juillet 2008 à 16h25.