Atelier


Séminaire Proust dans la recherche comparatiste, bilan et nouvelles perspectives (Comparatisme : l'exemple de Proust)
Première journée d'étude : Proust et l'incertitude

Proust et Cervantès, par Anna Isabella Squarzina.

Anna Isabella Squarzina (isabella.anna@libero.it) est docteur de recherches de l'École doctorale en Littérature française de l'Université de Rome La Sapienza, chargée de cours à l'Université de Macerata et à l'Université LUMSA de Rome et boursière de l'Ambassade de France à Rome, du Ministère des Affaires étrangères et de la Fondazione Primoli de Rome.



Résumé

Cervantès est une présence discrète mais concrète dans l'horizon culturel proustien. En harmonie avec l'attention que la littérature française a toujours réservée, dès le début du XVIIe siècle, au Don Quichotte, la Recherche n'oublie pas l'hidalgo, et la correspondance proustienne le mentionne régulièrement, sans négliger d'évoquer son auteur. Ce qui frappe Proust dans la biographie cervantine c'est, selon le mot de Robert de Montesquiou, cet « émouvant contraste [...] entre une poésie d'eden et une vie d'enfer ». Ce qui le passionne chez le Chevalier à la Triste Figure c'est le rapport que Cervantès, « voulant se moquer de Don Quichotte et se prenant à l'aimer », entretient avec son personnage. La question se creuse et gagne en profondeur alors que l'on met côte à côte les différents niveaux de la narration proustienne (auteur-Narrateur-Marcel) et ceux du texte cervantin (auteur-traducteur-Cid Hamete Benengeli).
Les immanquables « moulins à vent » sont bien là dans la Recherche. Toutefois la dette principale de Proust envers Cervantès est quelque chose de plus ample, de plus structurel, et donc fatalement de plus « incertain ». Des critiques importants y ont fait allusion (René Girard, Harry Levin, Jean Canavaggio), sans toutefois jamais s'y arrêter.
L'attention de Proust se concentre davantage, à notre avis, sur le second volume du Don Quichotte, là où les frontières entre folie et lucidité, entre délire et bon sens s'estompent définitivement, et là où ce n'est plus seulement le regard porté par le héros sur le monde qui déforme la réalité, mais où le monde consent malicieusement à cesser de se dérober, et à satisfaire les désirs du protagoniste.

Proust et Cervantès[1]

Il n'y a de certain, dans une étude visant à explorer la présence de Cervantès dans l'univers proustien, que la présence, concrète encore qu'intermittente, de l'auteur du Quichotte dans l'ensemble de l'œuvre de Proust. Tout ce qui dépassera le cadre d'une reconnaissance ponctuelle des occurrences cervantines chez l'auteur de la Recherche correspond parfaitement à la visée d'une journée d'études qui entend préserver – si ce n'est exalter –, plutôt qu'éliminer, la part d'incertitude que recèle toute hypothèse de nature intertextuelle et comparatiste.

Le choix de Cervantès est bien sûr le fruit du renouveau d'intérêt qu'a connu Don Quichotte lors des toutes récentes célébrations du quatrième centenaire de la publication de la première partie du roman. Un colloque romain portant sur la fortune Don Quichotte dans la littérature européenne m'a tout d'abord poussée dans cette direction. C'est également à cette récurrence qu'est dû le rapprochement, au programme des Classes préparatoires 2006-2008, entre Don Quichotte et Un amour de Swann, apparentés à De la recherche de la vérité de Malebranche, sous le thème « Puissances de l'imagination », ainsi que la présence du roman espagnol au programme de l'agrégation de lettres modernes.

L'importance du chef-d'œuvre de Cervantès pour la culture française n'est pas à prouver. Maurice Bardon[2] et tout récemment Jean Canavaggio[3] ont donné parmi les contributions majeures sur cet argument. Heinrich Heine, dans la préface à une édition allemande de Don Quichotte qu'il écrivit à Paris en 1837, nous offre par contre une troublante théâtralisation poétique du rapport entre l'écrivain espagnol et la France. C'est un Allemand qui parle d'un roman espagnol, en le situant dans une atmosphère française. Avant de lire les mots de Heine ajoutons à ce cadre, comparatiste jusqu'à la confusion, la vision d'un Russe, anglophone, célèbre détracteur de l'histoire de l'hidalgo, qui entend amoindrir le chevalier à la triste figure par une comparaison peu flatteuse avec le romantisme anglais. Au dire de Vladimir Nabokov, la nature dans le roman de Cervantès n'est qu'un « monde domestique composé de petits ruisseaux conventionnels et de prés éternellement verts et de bosquets agréables, faits à l'échelle humaine ou améliorés par l'homme », peu différente de l'«Angleterre de Jane Austen »[4]. Voilà par contre la description de Heine des belles journées de mai où, enfant, il commença à lire le Quichotte. Nous citons la traduction de Giosuè Carducci :

la fiorente primavera posava nella placida luce del mattino (...), e si lasciava lodare dall'usignolo, il suo dolce adulatore; (...) questi cantava sì molle e carezzevole (...) che l'erba innamorata e i raggi trepidi del sole si baciavano con desìo di tenerezza.
le printemps fleuri posait dans la lumière paisible du matin [...] et se laissait louer par le rossignol, son doux flatteur ; [...] celui-ci chantait de manière si douce et caressante [...] que l'herbe amoureuse et les rayons frémissants du soleil s'embrassaient pleins d'un désir de tendresse[5].

Mais venons-en au Quichotte. Le poète, adulte, a une vision mémorable, alors même qu'il franchit la frontière française:

Così, mi ricordo, quando venni in Francia, che, svegliandomi a un tratto da un assopimento febbrile, vidi nella nebbia del mattino cavalcarmi presso le due ben note figure: l'una, alla diritta, era don Chisciotte della Mancia su l'astratto suo Rossinante, l'altra, alla sinistra, era Sancio Pancia su l'asino suo positivo. Avevamo tócco a punto il confine francese. Il nobile cavaliere della Mancia chinò rispettoso la testa dinanzi alla bandiera tricolore che ci sventolava in faccia in cima ai pali del confine; il buon Sancio salutò con un cenno del capo un po' freddo i primi gendarmi francesi che vi comparvero incontro. Ma poi i due amici cavalcaron via davanti a me: io gli perdei d'occhio, e solo di tratto in tratto udivo gli entusiastici nitriti di Rossinante e i positivi hi hon dell'asino.

Ainsi je me souviens, lorsque je vins en France, que, en me réveillant tout à coup d'un assoupissement fébrile, je vis venir vers moi, dans la brume du matin, les deux figures bien connues : l'une, à droite, était Don Quichotte de la Manche sur son abstrait Rossinante, l'autre, à gauche, était Sancho Pança sur son âne positif. Nous venions juste de gagner la frontière française. Le noble chevalier de la Manche courba respectueusement la tête devant le drapeau tricolore qui, de la cime des poteaux de la frontière, flottait en ayant l'air de nous investir en pleine figure. Sancho salua d'un signe de tête un peu froid les premiers gendarmes français qui venaient vers nous. Mais ensuite les deux amis s'éloignèrent de moi à cheval : je les perdis de vue, et seulement de temps en temps j'entendais les hennissements enthousiastes de Rossinante et les hi hon positifs de l'âne[6].

Le rêve éveillé de Heine renvoie à la grande importance du roman cervantin pour le monde français; mais aussi, à l'hégémonie de la culture française, qui prend pour Heine la silhouette efflanquée d'un don Quichotte obséquieux.


1. Proust et Cervantès ?


D'importants exégètes se sont interrogés sur les rapports entre le Don Quichotte et la Recherche, et s'il n'existe pas de volumes entièrement consacrés à ce parallélisme, néanmoins en a-t-on souligné l'importance, si ce n'est même le caractère indispensable. Selon René Girard, « Don Quichotte voit un casque enchanté là où le barbier ne voit qu'un simple plat à barbe. Proust (...) décrit les structures de la perception qui rendent le quiproquo inévitable. (...) Les quiproquos de Combray ne diffèrent pas fondamentalement des quiproquos de Don Quichotte »[7]. Ou encore: « ce n'est pas de la copie réaliste ou naturaliste qu'il faut partir pour déterminer ce que À la recherche du temps perdu apporte de nouveau à l'art romanesque, c'est de Cervantès »[8]. Le principal cervantiste français, Jean Canavaggio, dans l'essai publié dans le cadre des célébrations, relie le finale de la Recherche à celui du Don Quichotte, les déclarant identiques car dans les deux cas la mort suit de près l'avènement d'une lucidité absolue[9] : Proust lui-même, dans un article publié dans le Figaro en 1907, et consacré à Henri van Blarenberghe, qui avait tué sa mère pour ensuite se suicider, suggère à Canavaggio ce parallélisme, alors qu'il affirme pouvoir lire dans l'esprit de cet assassin à même de se tuer le « moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de don Quichotte eut le sien »[10]. Canavaggio, encore, relate qu'Harry Levin voyait en Marcel un jeune don Quichotte engagé dans une grandiose aventure intérieure[11].


2. Cervantès dans la correspondance proustienne


Il est certain que Cervantès n'est pas absent de l'horizon proustien; l'article sur van Blarenberghe le montre bien, et la correspondance permet également de le vérifier.

Dans une lettre du 10 janvier 1896 à Robert de Montesquiou, Proust commente l'article du dandy écrit à l'occasion des funérailles de Paul Verlaine, célébrées le même jour dans l'église de Saint-Etienne-du-Mont. Montesquiou comparait Verlaine à Cervantès en vertu, écrit Proust, de cet « émouvant contraste (qui est aussi dans la vie de Watteau, moins tragique mais aussi souffrante) entre une poésie d'éden et une vie d'enfer »[12]. Comme Cervantès, « Pauvre Lélian », anagramme et pseudonyme de Verlaine qui donne son titre à l'article de Montesquiou paru sur le Gaulois, était mort au milieu des difficultés et des privations.

Au début de février 1899, Proust flatte Anatole France en le rapprochant de deux astres du dix-septième siècle : « Votre gaîté est goûtée des simples comme celle de Molière et de Cervantès. Et les raffinés n'y perdent rien »[13]. Ou encore, dans la réponse à l'article bien connu d'Henri Ghéon du 1er janvier 1914, qui donnait une description acérée de Du côté de chez Swann, Proust se défend, de manière chatouilleuse et avec force détails, de l'accusation d'être un écrivain qui a du temps à perdre : bien au contraire, la maladie le lui vole quasiment tout entier. En dernier recours, vers la fin de la lettre, Proust recopie, en priant Ghéon d'être discret, certains passages d'une lettre de Francis Jammes. Il en choisit un où l'écrivain-poète s'adresse à lui en l'insérant dans une lignée prestigieuse : « L'abîme des coeurs. Vous y fraternisez avec les plus grands, avec Shakespeare, Cervantès, La Bruyère, Molière, Balzac, Paul de Kocq »[14]. En mars 1916, dans la période où commence à se concrétiser la possibilité de passer de la maison Grasset à la Nouvelle Revue française, Proust dans une lettre à Gallimard parlera encore, avec une fausse modestie pleine de délicatesse, de cette « lettre admirable et insensée où il me comparait simplement à Shakespeare à Balzac à Cervantes », en omettant le peu commode Paul de Kocq.

Nous retrouvons encore l'auteur de Don Quichotte dans une lettre adressée à Emile Mâle, figure centrale dans le cadre de la découverte proustienne de l'art médiéval. Mâle eut également un rôle fondamental pour la définition géographique de la Recherche : en août 1906 il répondait à une lettre de Proust en lui conseillant de visiter la Normandie plutôt que la Bretagne, le décidant ainsi à séjourner à Cabourg (future Balbec) l'été suivant. Proust fait montre de connaître le prologue[15] du roman de Cervantès, directement ou par le biais de souvenirs scolaires, alors qu'il rappelle sa première rencontre avec Mâle en 1907. Les forces lui manquèrent pour monter jusqu'à l'habitation de l'historien de l'art au troisième étage ; Proust pria donc Mâle de descendre pour le recevoir dans la loge du concierge : « On faisait faire autrefois aux élèves une dissertation où ils devaient montrer, ce qui est en effet fort raisonnable, que la prison où Cervantès écrivit Don Quichotte était beaucoup plus délicieuse à habiter pour lui que des palais ne sont etc. La loge de votre concierge est un des endroits dont je me souviendrai avec le plus de plaisir »[16]. Nous allons voir pourquoi il peut être intéressant que Proust associe Don Quichotte, par l'intermédiaire de Mâle, à un imaginaire médiéval qui exerça sur lui un charme durable.

Venons-en à présent à l'occurrence la plus intéressante de toute la correspondance proustienne, là où Proust trahit non pas une science purement anecdotique de la tradition cervantine, mais une connaissance raisonnablement approfondie du texte lui même. Dans une lettre datée du 15 septembre 1916, toujours à Gaston Gallimard, Proust demande conseil à l'ami-éditeur, car il entend se dégager de ses obligations envers Grasset. Il s'agit des dépenses présumées que Grasset aurait soutenues en vue du deuxième volume de la Recherche. Deuxième volume dont la publication aurait été finalement confiée, nous le savons, aux soins de la Nouvelle Revue française. Proust recopie pour Gallimard un long passage d'une lettre qu'il a préparée pour Grasset, et se dit prêt à la modifier ou à ne pas l'envoyer, conformément à l'avis ou au désir que son ami lui exprimera. Il se reproche de n'avoir pas laconiquement écrit à l'éditeur Du côté de chez Swann « nous sommes d'accord ». N'étant en fait pas du tout d'accord avec lui, il s'est au contraire laissé aller à dire la vérité, et à se plaindre. Il se sent, en citant Saint-Simon, « comme le maréchal de Villeroy venu faire ses excuses au Cardinal Dubois et le couvrant d'injures (...) ou comme Cervantès voulant se moquer de Don Quichotte et se prenant à l'aimer »[17].


3. Fortune de Don Quichotte


Ce que nous venons de citer ne peut sans doute pas suffire à éloigner le spectre de l'incertitude de ce parallélisme Proust-Cervantès. Dans le panorama de la littérature française, d'autres rapprochements nous viennent plus spontanément à l'esprit. Les dérivations immédiates avant tout, comme le Berger extravagant de Sorel, ou bien, plus près de nous, des œuvres qui subissent fortement l'influence cervantine, telles celles de Flaubert, Daudet ou Stendhal, que Girard rapproche de Cervantès en tant que point de départ pour lire la Recherche, ou encore Queneau. Il est toutefois possible de souligner une destinée commune.

Satire du romanesque, Don Quichotte fut, dans un premier moment, reconnu en France pour ses éléments plus franchement romanesques. Cela à cause des premières traductions partielles, qui intéressaient deux des histoires interpolées dans le roman (la Nouvelle du curieux malavisé, traduite en 1608 par Nicolas Baudoin sous le titre Le Curieux impertinent, et le Meurtre de la Fidélité, et la Défense de l'Honneur, traduit et dénaturé l'année suivante par un auteur anonyme). Un destin semblable attendait la Recherche : le roman proustien, démantèlement systématique et impitoyable du snobisme bourgeois et aristocratique, en même temps qu'entreprise qui tend à la détermination d'un ensemble de lois universelles, a pu être lu comme un monument au snobisme, comme le minutieux tableau d'une époque révolue, ou une canonisation de l'oisiveté.

Il est possible de distinguer trois différentes directions que peut prendre la lecture d'une œuvre qui se ressent du Don Quichotte. Le repérage d'un protagoniste soi-disant donquichottesque, héros-anti-héros ambitieux et d'une intégrité plus ou moins à toute épreuve, tourmenté par ce que Harry Levin a défini comme le « quixotic principle »[18] : plus le personnage s'évertue à conquérir le monde, plus celui-ci se dérobe à ses désirs. Ou bien, plus facile, l'identification du couple caractéristique de deux individus hétérogènes et semblables à la fois, et inséparables. Ou encore, la reconnaissance de cette fièvre de la lecture, pernicieuse au point qu'elle est capable d'ôter la raison. La première et la troisième directions peuvent souvent, bien entendu, fusionner : le personnage que le « quixotic principle » déchire est souvent un grand amateur de livres. Ni Girard, ni Canavaggio, nous l'avons vu, ne parcourent ces trois voies. Au contraire, nous choisissons la plus confortable, la deuxième. Après avoir déniché le Cervantès de la correspondance proustienne, venons en au cœur de cette analyse : la tentative de trouver l'abstrait chevalier de la Recherche, et son positif Sancho. Mais avant, un dernier détour, dans les essais de jeunesse cette fois. Dans une petite note inédite, publiée pour la première fois dans les Nouveaux mélanges et classée par Pierre Clarac et Yves Sandre dans la section Essais et articles sous le titre La création poétique, Proust compare la vie du poète à celle des autres hommes. Apparemment identique aux vies ordinaires, l'existence du poète est réglée par des lois tout autres, et la foule des petits évènements insignifiants qui la compose « lui sert à un tout autre usage »[19]. Seulement, l'enchantement qui permet au poète de trouver dans la réalité ce qu'il cherche est rare:

De là les ouvrages interrompus, repris, sans cesse recommencés, quelquefois achevés au bout de soixante ans comme le Faust de Goethe, quelquefois laissés inachevés et sans que le génie y ait passé, si bien qu'à la dernière heure, voyant clair au moment de mourir comme Don Quichotte, un Mallarmé qui s'acharnait depuis dix ans à une œuvre immense dit à sa fille de brûler ses manuscrits.[20]

Comme dans l'article sur van Blarenberghe que nous avons cité auparavant, un moment de suprême lucidité précède immédiatement celui de la mort, et c'est ce qui fait surgir le spectre émouvant de don Quichotte agonisant. Or les éditeurs, par le biais de l'allusion à la mort de Mallarmé (9 septembre 1898), datent cette note des dernières années du siècle. Les deux citations contenues dans la production de la jeunesse de Proust sont donc presque identiques.


4. Don Quichotte dans la Recherche


Identifier un couple donquichottesque dans une œuvre postérieure au roman de Cervantès : il s'agirait donc de l'opération critique la plus confortable. D'un confort relatif toutefois, alors qu'on a affaire à un parallélisme Proust-Cervantès, ou Cervantès-Proust, étant donné que la présence de l'œuvre de Cervantès dans la Recherche apparaît adroitement, même si sans doute involontairement, occultée. Les occurrences donquichottesques dans la Recherche, peu nombreuses à vrai dire, ne sont pas faciles à repérer. Le nom de Dulcinée paraît deux fois, mais il ne figure pas dans l'index de la Pléiade de Jean-Yves Tadié. Dans un cas, accompagné par un pronom possessif, il paraît sous forme de substantif, « sa dulcinée »[21]; la lettre minuscule explique pourquoi il n'est pas considéré comme un nom propre. Mais l'index n'enregistre pas l'occurrence qui, dans le volume précédent, voit Dulcinée comparaître avec la lettre majuscule. Le nom de don Quichotte, qui n'a qu'une seule occurrence, est par contre régulièrement enregistré par l'index.

La première occurrence fait surface dans le salon de la marquise de Villeparisis, à l'occasion d'une conversation tout à fait diplomatique entre l'ambassadeur antidreyfusard M. de Norpois et le juif Bloch :

« Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l'affaire Dreyfus ? ». M. de Norpois leva les yeux au ciel comme pour attester l'énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le devoir d'obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d'affabilité, des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France[22].

À partir de Sodome et Gomorrhe, les citations donquichottesques deviennent l'apanage exclusif du baron de Charlus. Marcel se rend à une réception chez le prince de Guermantes. Il craint de s'être mépris sur cette invitation, et de s'être, sans le vouloir, infiltré chez ses hôtes. Il cherche anxieusement quelqu'un qui puisse le présenter au prince, qu'il ne connaît pas encore. Le choix tombe sur le baron de Charlus. Mais Marcel tremble, parce que le baron vient de lui faire une scène terrible. Néanmoins :

Il n'était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D'une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s'était battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu'il prétendait s'être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une personne impossible à recevoir» d'être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu'ils aimaient (...)[23].

Dulcinée réapparaît ensuite sous l'égide de Charlus. Le couple Verdurin est en train de tramer un complot contre lui pour l'exclure du petit cercle et mettre fin à son idylle avec le pianiste Morel, qui se produit chez eux. Mme Verdurin s'adresse à son ami Brichot pour le persuader de tendre un piège à Charlus : « Il est immonde, répondit-elle. Proposez-lui de venir fumer une cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa dulcinée sans que le Charlus s'en aperçoive, et l'éclairer sur l'abîme où il roule »[24]. Donc, Charlus est don Quichotte, et Morel Dulcinée. Charlus pourrait bien dire, de manière sadienne plutôt que de manière cervantine, qu'étant donné ce qui l'intéresse dans une femme, un jeune homme peut très bien faire l'affaire. Il est difficile, dès lors, de ne pas voir dans les Verdurin une version bourgeoise des ducs trompeurs, perfides et subtils, du second volume de Don Quichotte.

Transférés dans l'univers proustien, les rôles du roman de Cervantès sont ainsi redistribués : Charlus devient don Quichotte, Morel Dulcinée, et, ajoutons-nous, Jupien Sancho Pança. Jupien, de condition modeste, est doué, comme Sancho, d'un bon sens arrêté, il a du bagou, et est également capable d'enchanter non seulement Françoise mais encore rien de moins que la grand-mère de Marcel : « Elle s'extasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman : “Sévigné n'aurait pas mieux dit” »[25]. Selon Nabokov, « chez Sancho il y a la veine de l'illusionniste : il trompe son maître au moins trois fois »[26]; ici il vaut la peine de rappeler le théatre de la cruauté que Jupien monte pour son maître. Jupien est chargé par le baron de Charlus de gérer une maison de passe exclusivement masculine, où le baron peut se faire fustiger à son gré. Jupien serait-il l'exploiteur sans scrupules d'un pervers retombé en enfance ? Pas exactement, vu que tout au long de la Recherche,

le Narrateur s'évertue à mettre en lumière la bonté foncière du giletier. Précisément comme Sancho, Jupien ourdit des mises en scène invraisemblables et hors du sens commun, non pas contre mais au bénéfice de son maître :

« Non, si j'ai pris cette maison, (...) c'est uniquement pour rendre service au Baron et distraire ses vieux jours. (...) C'est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que, voyez-vous, le Baron c'est un grand enfant. Même maintenant qu'il a ici tout ce qu'il peut désirer il va encore à l'aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent, par le temps qui court, avoir des conséquences »[27].

Jupien parle d'« aventure », dans un sens érotique bien sûr, mais ce terme prend à nos yeux un lointain retentissement chevaleresque. La différence semblerait être chez Proust que Charlus est conscient de la tromperie, et qu'il en profite à bon escient, alors que don Quichotte, bien loin encore du moment du desengaňo, est la victime des manigances de son écuyer. Or au contraire les deux couples peuvent être considérés, de ce point de vue, comme parfaitement superposables. En effet quand Charlus enchaîné se fait fouetter par un jeune homme séduisant et viril, il jouit de la mise en scène sado-masochiste, mais il peut de temps en temps garder une distance vis à vis de son lit de torture pour donner quelque fugace indication de mise en scène, par l'intermédiaire de son directeur de troupe Jupien, qui fait sortir de la chambre Maurice, le bourreau soudoyé: «“Je ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m'appelle crapule comme si c'était une leçon apprise”. – “Oh ! non, personne ne lui a rien dit, répondit Jupien” ». De la même façon don Quichotte oscille entre aveuglement chevaleresque et desengaňo lucide; il est la proie de ce que Nabokov appelle le coup du cheval, « l'échiquier de son état mental, blancs et noirs de lucidité et folie, où une sorte de coup du cheval peut conduire de la logique à l'absurde, et vice-versa »[28]. Charlus se déplace sur le même échiquier. La vigoureuse paysanne rebaptisée Dulcinée ne diffère pas beaucoup en ce sens, si ce n'est de par son sexe, du débonnaire Maurice, dont le baron voudrait se persuader qu'il est un criminel sanguinaire. La vraie dette de Proust envers Cervantès, au delà du couple Charlus-Jupien, qui correspondrait au couple don Quichotte-Sancho, serait donc à rechercher dans cette vertigineuse et imprévisible oscillation entre folie et raison, trouble et lucidité, qui fait une grande partie du charme du personnage cervantin : le second volume du Quichotte aurait donc fasciné l'écrivain français plus encore que le premier.

Mais Proust, semblerait-il, fait subir à cette dette une transformation profonde, qui la rend quasiment méconnaissable. Du règne de l'amour courtois (ou, si l'on veut, de la bien réelle Espagne du XVIIe siècle qu'arpente don Quichotte, avec ses auberges, ses brigands, ses ducs et ses duchesses aussi) nous descendons dans l'antre, bien plus spectral que la caverne de Montesinos, de la perversion homosexuelle, dans les ténèbres de Paris bombardée. Mais cet antre nous apparaît d'autant plus semblable à la caverne cervantine si nous lisons la définition que de cette dernière donne, à nouveau, Nabokov :« C'est une aventure unique en son genre : un exemple d'auto-enchantement, ou mieux encore une autotromperie délibérée que notre fou-à-moitié s'inflige »[29]. En effet, si on ôte pour un instant à cette descente aux enfers proustienne sa patine sulfureuse, ce qui reste c'est bien du donquichottisme. Il n'existe pas de véritable différence entre la perversion de Charlus et les rêves chevaleresques d'un vieillard. C'est Proust qui nous le dit :

Or, les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l'amour se reconnaît encore. L'insistance de M. de Charlus à demander qu'on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d'une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, (...) au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus (...) toute l'enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyen-âgeuse. (...) En somme son désir d'être enchaîné, d'être frappé, trahissait dans sa laideur un rêve aussi poétique que (tant) d'autres (...). Et M. de Charlus tenait (...) à ce que ce rêve lui donnât l'illusion de la réalité (...)[30].

Charlus avait-il lu les romans médiévaux et les romans de chevalerie ? Peut-être, ou bien peut-être son arbre généalogique, dominé par les figures légendaires de Geneviève de Brabant et du perfide Golo l'avait-il déchargé du souci de chercher ailleurs, dans les livres, une folie qui s'offrait à lui toute faite dans les archives de famille, pour faire de lui, après la foudroyante rencontre avec Jupien-Sancho, selon l'intention de Proust affirmons-nous pleins d'incertitude, le don Quichotte de la Recherche.



[1] Une première version, en italien, de cette communication, a été présentée au colloque Itinerari chisciotteschi moderni (in margine al IV centenario), Università degli Studi di Roma La Sapienza, Dipartimento di Studi Romanzi, Facoltà di Scienze Umanistiche, Rome, 20-21 octobre 2006, à paraître / paru? dans « Critica del testo », IX, 1, 2007.

[2] M. Bardon, Don Quichotte en France au XVIIº et au XVIIIº siècles (1605-1815),Paris, Champion, 1931.

[3] J. Canavaggio, Don Quichotte, du livre au mythe, Paris, Fayard, 2005.

[4] V. Nabokov, Lectures on Don Quixote, édition de Fredson Bowers, introduction de Guy Davenport, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1983, p. 33 (c'est nous qui traduisons ici et dans les notes suivantes : « a tame world of conventional brooks and invariable green meadows and pleasant woods, all made to man's measure or improved by man [...] you may find it in the England of Jane Austen ».)

[5] H. Heine, Einleitung zum Don Quixote, in M. de Cervantes Saavedra, Der sinnreiche Junker Don Quixote von La Mancha, Stuttgart, Verlag der Classiker, 1837-1838, trad. it. de G. Carducci, Prefazione al Don Chisciotte, in M. de Cervantes Saavedra, Don Chisciotte, Milan, Istituto Editoriale Italiano, s.d. (1913), p. XI (comme ci-dessous, nous traduisons de l'italien, faute d'avoir pu consulter la version allemande originale).

[6] Ibid., pp. XIII-XIV.

[7] R. Girard, Mensonge romantique ou vérité romanesque (1961), Paris, Grasset, 1999², p. 261.

[8] Ibid., p. 264.

[9] J. Canavaggio, Don Quichotte, op. cit., p. 209.

[10] M. Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 159.

[11] J. Canavaggio, Don Quichotte, op. cit., p. 208.

[12] M. Proust, Correspondance, éd. par Philip Kolb, Paris, Plon, 1970-1993, 24 vols, II, p. 45.

[13] Ibid., p. 276.

[14] Ibid., XIII, p. 26.

[15] « Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l'histoire d'un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n'avait conçues, tel enfin qu'il pouvait s'engendrer dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure? »(M. de Cervantès Saavedra, Don Quichotte de la Manche, trad. de Louis Viardot, éd. par Maurice Bardon, Paris, Garnier Frères, 1961, p. 7).

[16] M. Proust, Correspondance, op. cit., XVII, p. 546.

[17] Idem.

[18] Cf. H. Levin, The quixotic principle: Cervantes and other novelists, in The interpretation of narrative, éd. par M. W. Bloomfield, Cambridge-Mass., Harvard University Press, 1970, pp. 45-66.

[19] M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 412.

[20] Idem.

[21] M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. établie sous la direction de J-Y. Tadié, Paris, Gallimard, 1987-1989, 4 vols., II, p. 530.

[22] Idem.

[23] Ibid., III, p. 53.

[24] Ibid., III, p. 784.

[25] Ibid., I, p. 20.

[26] « […] there is a streak of the enchanter in Sancho: he deceives his master at least three times » (V. Nabokov, Lectures on Don Quixote, op. cit., p. 21).

[27] M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., IV, p. 409.

[28] « […] the checkerboard of his mental condition, squares of lucidity and squares of lunacy, with a kind of knight's move gear-shifting from mad logic to man logic and back again » (V. Nabokov, Lectures on Don Quixote, op. cit., p. 27).

[29] « As an adventure it is unique in the book since it is a case not only of self-enchantment but of what appears to be deliberate self-enchantment on the part of our striped madman » (ibid., pp. 60-61).

[30] M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit, IV, pp. 418-419.


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Anna Isabella Squarzina

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