Atelier



La suite dans les idées.
La prolepse et l'art du roman


par Marc Escola
(Université de Lausanne)


Dossiers Récit, Fiction, Figures.





La suite dans les idées. La prolepse et l'art du roman


Dans l'un des essais réunis sous le titre L'Urgence et la patience[1], Jean-Philippe Toussaint déclare devoir sa vocation d'écrivain à un événement parfaitement circonscrit : la lecture, à vingt et un ans, de Crime et Châtiment (« Ce fut une révélation. Un mois plus tard, je me mettais à écrire », p. 69).


Pour dire la dimension fondatrice de cette lecture, le romancier fait d'abord valoir l'identification du jeune lecteur qu'il était alors au personnage de Raskolnikov (« Ce personnage — cet étudiant, cet assassin — c'était moi » ; « en tuant, fictivement, cette vieille usurière dans un livre, c'est la première fois que je prenais conscience des pouvoirs terribles que pouvait avoir la littérature », p. 70). L'aveu est sans surprise et finalement sans risques : il n'explique pas que Toussaint soit devenu dès ce moment-là écrivain, plutôt qu'assassin ; nombreux sont sans doute les lecteurs de Crime et Châtiment qui s'identifient à Raskolnikov : tous ne deviennent pas romanciers, ni meurtriers.


Il doit y avoir autre chose, que Jean-Philippe Toussaint ne nous laisse pas attendre :

« Mais il y a autre chose qui m'est apparu pendant la lecture de Crime et Châtiment, quelque chose de souterrain, de secret, de subliminal, dont je n'avais pas conscience sur le moment, que je ne pouvais pas nommer et que j'ai mis longtemps à identifier. En relisant le livre, trente ans après ma première lecture, je crois que j'ai trouvé, c'est l'usage que Dostoïevski fait du « plus tard », de « l'après-coup », cette immixtion limitée, ponctuelle, du futur dans le présent, qu'en narratologie on appelle la prolepse et au cinéma le flashforward […]. Cette brève intrusion de l'avenir dans le présent induit pour le personnage un sentiment de prémonition, et implique, pour l'auteur, une idée de destin.

Dans la suite, quand il se remémorerait ce moment, et tout ce qui lui était arrivé au cours de ces journées, minute après minute, […] il était toujours superstitieusement frappé par une circonstance qui au fond n'avait rien d'extraordinaire, mais qui lui semblait constamment ensuite avoir été une sorte de prédestination de son sort. La voici : il n'arrivait pas à comprendre ni à s'expliquer pourquoi, fatigué, épuisé, alors que le plus avantageux aurait été de rentrer chez lui par le chemin le plus court et le plus direct, il était rentré par la Place aux Foins […]. Mais pourquoi donc, se demandait-il toujours, pourquoi une rencontre — aussi importante, aussi décisive pour lui et en même temps et aussi parfaitement fortuite — sur la Place aux Foins (par laquelle rien ne l'obligeait à passer) s'était-elle présentée précisément à ce moment, à cette heure, à cette minute de sa vie, avait-elle coïncidé précisément avec un état d'esprit et des circonstances qui seuls pouvaient lui permettre, à cette rencontre, d'exercer l'influence la plus décisive et la plus définitive sur toute sa destinée ? On aurait dit qu'elle le guettait.[2]

J'éprouve une fascination absolue pour ce paragraphe, pour cette façon — le meurtre n'ayant pas encore été commis — dont Dostoievski entrevoit, ou sait déjà, que Raskolnikov se souviendrait plus tard de ce moment précis. Je pourrais presque dire, voilà, c'est pour ça, c'est pour cet usage de la prolepse, que j'ai aimé Crime et Châtiment (si je ne craignais de décourager les meilleures volontés). Il y a là pour moi un prodige, un tour de prestidigitation, une magie, mais qui n'a rien de surnaturelle ou de féérique, qui est au contraire terriblement quotidienne, banale, prosaïque. Cette figure fascinante de la prolepse, que j'ai dû pressentir lors de cette première lecture sans pouvoir encore la nommer, on la retrouve tout au long de Crime et Châtiment, on pourrait dire qu'elle en est le chiffre secret.[3] »

Et Jean-Philippe Toussaint de multiplier les échantillons de la « douce litanie d'adverbes de temps » dans le roman russe, pour les rapprocher des « plus tard » de ses propres livres, dont la première phrase de La Vérité sur Marie[4]. Viennent ensuite un bref développement consacré à la scène de l'aveu dans Crime et Châtiment et à la figure de la réticence, puis une réflexion sur la scène où Dostoïevski « dit les choses » pour la première et la seule fois, en unissant l'assassin et Sonia la pécheresse dans la lecture d'une même page de la Bible. L'essai se referme ainsi très vite, sans que le romancier s'explique autrement sur sa « fascination » pour cette prolepse qui condense apparemment pour lui les « pouvoirs » de la littérature (le mot revient trois fois dans les premières pages).


*


On ne s'arrêtera pas à sonder ici les effets de la relecture, à trente ans de distance, d'un même roman — ni les bénéfices du lexique de la narratologie acquis dans l'intervalle (progrès en théorie littéraire toujours très lents) : on ne comprend bien que ce que l'on peut nommer, et il semble raisonnable de postuler que la fonction exacte des prolepses ne s'apprécie que lorsqu'on est à même de vérifier leur valeur prédictive — une fois connues la suite et la fin : à la relecture donc.


Mais est-ce bien le cas ? Si l'on reprend la citation épinglée, on doit plutôt souligner que pareille « immixtion du futur dans le présent » de la narration vient plutôt dispenser le romancier de décrire plus loin, « dans la suite » et sur le mode singulatif, le ou les moments où Raskolnikov se remémorerait la scène en question. En d'autres termes : la prolepse ici n'annonce rien qui puisse être ultérieurement vérifié, et le passage vient seulement inscrire dans le temps même de l'action narrée une idée du destin, que souligne le recours à l'itératif.


Ce qui fait la singularité du procédé dans les fictions de Dostoïevski, et sans doute dans quelques autres dont les romans Jean-Philippe Toussaint lui-même, c'est qu'il permet de condenser différents moments de la diégèse, pour donner à percevoir deux scènes à la fois, ou plutôt deux (ou plusieurs) fois la même scène, différemment évaluée — le moment où le héros se déroute pour passer par la Place aux foins, et celui (ou ceux) logiquement postérieur(s) où il refait mentalement le trajet. La duplication n'a pas d'autre fonction que de dramatiser un écart : celui qui sépare tragiquement l'avant de l'après, en instituant la rencontre en question comme ressort même de la fatalité — si bien que le passage vaut aussi comme un commentaire de l'intrigue formulé par son protagoniste même ; il n'est pas de meilleure façon pour un romancier de préempter le jugement du lecteur.


*


Aussi ne glosera-t-on pas plus avant le brillant jeu de miroir qui s'établit entre le destin du lecteur inscrit dans la lettre même du texte (Jean-Philippe doit devenir écrivain), les réflexions du personnage sur la « prédestination de son sort » (Raskolnikov devait faire ce jour-là une rencontre décisive), et « l'idée de destin » dans laquelle Toussaint fait tenir l'art du roman (le héros devait devenir meurtrier). Mais est-il bien exact de soutenir qu'avant même que le meurtre ait lieu, « Dostoïevski entrevoit, ou sait déjà, que Raskolnikov se souviendrait plus tard de ce moment précis » ? Il est au moins hasardeux de dire que le romancier « entrevoit » le futur du personnage : il le décide ici, ni plus ni moins, en se donnant la possibilité de l'inscrire à nouveaux frais (ou non) plus loin dans la diégèse. À la question « comment Dostoïevski sait-il ? », il n'est donc qu'une seule réponse : parce qu'il l'invente, ou plutôt parce qu'il se promet bien de l'inventer chemin faisant. Ce n'est donc pas seulement que le romancier donne ici à son personnage un destin : il se lie lui-même les mains en s'obligeant à produire la suite qui engage le héros dans une voie déterminée.


L'art du roman consiste ainsi à inventer en même temps le présent et le futur, soit bien souvent : le fait et ses conséquences ; et le passage mentionné n'est remarquable qu'en ce que le romancier pose un fait tout en explicitant une suite qu'il aurait pu garder en réserve, contraignant le lecteur à voir double au bénéfice d'un curieux exercice de ventriloquie du narrateur. Les romans abandonnés — songeons à ceux de Stendhal — le révèlent a contrario : l'impossibilité de donner une suite à l'intrigue est presque toujours imputable à un défaut de préméditation. « J'aurais dû y penser plus tôt », c'est-à-dire me ménager en amont quelque ressource : telle est pour les romanciers l'expression du repentir, auquel les paralipses ne parviennent pas toujours à remédier[5] ; et l'impasse est pour le roman le nom même de l'échec — à quoi les romanciers à programme sont moins sujets que les romanciers à processus. « La suite dans les idées » : c'est le titre donné par Aragon à la préface ironiquement apposée à un roman composé dans la plus grande improvisation (Les Beaux Quartiers) ; ce pourrait être aussi la devise du romancier.


*


Si je qualifie d'« ironique » le titre donné par Aragon à ce qui est moins une préface qu'une postface au second tome du Monde réel, c'est que l'apostille nous vaut cette confidence, hautement problématique sous la signature d'un adepte du « mentir-vrai » :

Je n'ai jamais écrit d'histoire dont je connaissais la suite, cela m'aurait empêché de l'écrire. Je suis de cette espèce de romanciers qui écrivent pour savoir ce que leurs personnages vont devenir, c'est-à-dire que j'écris un roman comme le lecteur le lit. Entendez-moi : je ne sais pas qui est l'assassin, et je développe mon histoire pour l'apprendre.

Cette sorte d'écriture, comme l'Histoire avec sa majuscule, implique l'intervention du hasard, des bifurcations inattendues.[6]

Déclaration réitérée dans les mêmes termes ou presque au sein de l'essai célèbre, Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit :

En fait, […] je n'ai de ma vie […] écrit un seul roman, c'est-à-dire ordonné un récit, son développement, pour donner forme à une imagination antérieure, suivant un plan, un agencement prémédité. Mes romans, à partir de la première phrase, du geste d'échangeur qu'elle a comme par hasard, j'ai toujours été devant eux dans l'état d'innocence d'un lecteur. Tout s'est toujours passé comme si j'ouvrai sans en rien savoir le livre d'un autre, le parcourant comme tout lecteur, et n'ayant à ma disposition pour le connaître autre méthode que sa lecture. Comprenez-moi bien, ce n'est pas manière de dire, métaphore ou comparaison, je n'ai jamais écrit mes romans, je les ai lus. […] Comprenez-moi bien, je n'ai jamais su qui était l'assassin. C'est au mieux cet inconnu qui m'a pris par la main pour être le témoin de son acte.[7]

Je doute qu'un romancier puisse écrire un roman « comme le lecteur le lit » : à supposer qu'il procède une page après l'autre, à l'instar de Stendhal souvent (« à chaque page, je vois s'élever devant moi le brouillard qui couvrait la suivante », note-t-il en marge d'un des manuscrits de Lamiel), il paraît difficile d'admettre que l'auteur d'une fiction puisse continuer, et a fortiori achever sa fable sans en préméditer un tant soit peu le cheminement (Lamiel, qui reste au nombre des romans abandonnés par son auteur, avait fait en cours de route l'objet d'un « plan » : une idée de la suite assez détaillée pour que Jacques Laurent puisse donner une passable Fin de Lamiel, douze décennies plus tard).


Inversement, on ne saurait postuler qu'un romancier anticipe dès la première page toutes les décisions dont la nécessité n'apparaîtra qu'en chemin : comme le mouvement, le génie du roman se prouve en avançant. Si bien que « la vérité » de l'expérience romanesque doit se situer à peu près au milieu, comme l'atteste ingénument cette déclaration de W. Scott à propos de ses Chroniques de la Canongate :

I have generally written to the middle of one of these novels, without having the last idea how it was to [end].[8]

L'auteur de Wawerley et d'Ivanhoé a suffisamment montré par ailleurs qu'il avait de la suite dans les idées, mais la confidence suffit à lancer à la réflexion théorique un défi redoutable, en ouvrant à la poétique un assez vaste champ d'enquêtes : il ne suffira pas de diviser par deux la pagination d'un volume pour distinguer cette page du « milieu » à compter de laquelle le romancier a dessiné la trajectoire dont son intrigue ne devait plus dévier.


*


La question touche évidemment à l'amplitude de la projection, soit à l'empan de l'imagination romanesque : quelle prescience de la suite et de la fin peut-on raisonnablement prêter au romancier à la lecture de tel épisode, telle péripétie, telle scène, telle page même ? L'intervalle projeté au terme de chacun des épisodes de Gil Blas est manifestement plus bref (quand il n'est pas nul) que celui conditionné par chaque chapitre de, disons : Belle du Seigneur, dont l'intrigue sait sans doute continûment où elle va (l'histoire d'Ariane et Solal « devait » mal finir) mais sans toujours anticiper comment elle y court.


Le problème se complique si l'on postule que l'empan peut logiquement se modifier dans le cours même de la rédaction : à quel moment Stendhal a-t-il exactement décidé que Mina de Vanghel se suiciderait à la dernière page du « conte » éponyme, et quelles conséquences cette décision a-t-elle emportées dans la rédaction des épisodes qui acheminent ce geste ultime ? A contrario : quelle autre issue que tragique un romancier du premier XIXe siècle pouvait-il imaginer à une intrigue adultère, et peut-on trouver des signes dans la lettre même du texte que Stendhal a « essayé », un temps au moins, de ménager une voie de salut à son héroïne ?


Peut-on à tout coup distinguer les romans dont le dénouement (péripétie et catastrophe) a été arrêté « dans ses grandes lignes » en amont de la rédaction (Le Rouge et le Noir, La Princesse de Clèves) des fictions qui s'écrivent dans l'ignorance de leur fin (des romans de l'âge classique publiés « par parties séparées » aux romans-feuilletons et aux « saisons » de nos modernes séries télévisées) ?[9]


Un auteur de roman policier peut sans doute commencer à écrire « sans savoir qui est l'assassin », mais la scène du crime une fois déterminée, combien d'épisodes peut-il rédiger sans se décider sur l'identité du coupable ? Et qu'adviendra-t-il s'il change non pas de suspect (c'est la définition même de l'enquête) mais de coupable en cours de rédaction ?[10]


Marc Escola, avril 2017.

Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire en mars 2020.



[1] « Moi, Rodion Romanovitch Raskolnikov », L'Urgence et la Patience, Minuit, 2012, p. 69-78.

[2] « Crime et Châtiment, trad. P. Pascal (GF-Flammarion) ». — Note de J.-Ph. Toussaint.

[3] L'Urgence et la patience, éd. cit., p. 71-74.

[4] « Plus tard, en repensant aux heures sombres de cette nuit caniculaire, je me suis rendu compte que nous avions fait l'amour au même moment, Marie et moi, mais pas ensemble » (cité dans L'Urgence et la patience, p. 74-75).

[5] Voir « “Chaque âge a ses plaisirs”. Les aventures de la paralipses », dans l'hommage rendu à G. Genette par la revue Poétique (n° 185, 2019).

[6] « La suite dans les idées », placé en tête d'une réédition des Beaux Quartiers (Gallimard, coll. « Folio », p. 14).

[7] Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit, Genève : Skira, 1969, p. 43.

[8] Déclaration issue d'une lettre du 24 février 1828, que je cite sûrement de troisième main, bien incapable en tous cas d'en préciser la source exacte, et d'identifier le titre visé autrement que par la date.

[9] Voir « Le clou de Tchekhov. Retours sur le principe de causalité régressive » dans l'Atelier de théorie littéraire.

[10] Voir « Pierre Bayard contre Hercule Poirot. Derniers rebondissements dans l'affaire Ackroyd » dans le tout premier numéro d'Acta fabula.



Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 23 Mars 2020 à 20h02.