Atelier

La périodisation

1. L'opération de découpage du tissu littéraire est une pétition de principe qui instaure dans le mouvement multiple et continu des œuvres une segmentation arbitraire. Double segmentation même : dans le temps et dans l'espace.

• La périodisation littéraire tend à remplacer l'écart ou la parenté des formes par un régime apparemment peu pertinent de hiatus ou d'identités d'ordre temporel. Il y a là une lutte contre l'évidence. Pourquoi réunir dans une même division du temps littéraire des œuvres aussi dissemblables que Gilles, Les Grands cimetières sous la lune et Tropismes ? Pourquoi , à l'inverse, considérer qu'un Eluard, un Céline, un Claude Simon ont pu écrire sous deux ou trois périodes littéraires distinctes ? Doit-on postuler un cours linéaire du temps littéraire quand la nouveauté des formes recouvre un travail de réappropriation des modèles anciens ? Le temps de la littérature est – comme dirait Valéry – « immobile à grands pas ». Mais cette ambiguïté est liée à sa condition historique particulière. Car l'historicité de l'œuvre littéraire est double essentiellement : d'un côté une historicité interne, qui vient de ce que l'œuvre redéfinit, à chaque fois, le rapport du texte individuel au passé de la tradition ; de l'autre une historicité externe, qui s'établit par l'histoire de la réception de l'œuvre, et qui s'articule à une historicité plus large du système littéraire dans lequel elle s'inscrit. Le sort de la périodisation est lié à cette distinction, qui reproduit en quelque sorte l'écart entre conscience et condition historiques : la périodisation est du côté de la conscience historique du littéraire plus que de sa condition.

• La périodisation littéraire double le découpage du temps d'une segmentation des lieux littéraires (au sens large) susceptibles de lui servir de supports : - Segmentation spatiale et linguistique : qui privilégie essentiellement la dimension nationale – bien que la littérature repose largement sur des espaces multiples coexistants - Segmentation générique (et sous-générique) nécessaire pour réduire la force d'imposistion globale des repères qu'exerce la périodisation sur l'espace littéraire.

2. Le geste de la périodisation est un pari heuristique lié à la globalisation et à l'axiologisation du fait littéraire, et qui se justifie par la pertinence des écarts qu'il révèle. Il prend toute sa valeur dans ce qui le conteste, le déborde, lui fait défaut. Il n'est légitime qu'à condition de demeurer conscient des principes qui le contraignent, et des façons de les faire jouer sans trahir l'esprit de la littérature :

• Un principe d'axiologie : Toute périodisation est une axiologie a posteriori du passé littéraire ; elle se fonde sur une différenciation systématique des valeurs liées aux objets qu'elle vise, à partir d'une échelle définie au moment présent. Elle court donc le double risque d'une trop forte normativité : • risque de la normativité liée à la différenciation des temps : les formes possibles de changement (ruptures, transitions, pauses) recouvrent une représentation du jeu intertextuel en termes d'évolution (inventions, transformations, imitations), et en termes de devenir quasi-biologique (origine, développement, fin) ; soit un risque de sur-valorisation de l'écart dans la définition de la période (au détriment des continuités profondes) et de fantasmatique de l'origine. • risque de la normativité liée à la différenciation des objets : la sélection des œuvres (sur laquelle se fonde la modélisation des périodes) est un acte dont la pertinence opératoire ne doit pas masquer la foncière relativité : la justification de ces choix est moins à chercher dans le passé observé que dans le présent de l'observation. Il ne s'agit donc pas de prétendre neutraliser ce principe axiologique – ce qui serait illusoire – mais de le maîtriser : en reconnaissant dans l'acte de périodisation un acte de réception comme un autre, et en l'assortissant d'une analyse critique des critères présents du jugement.

• Un principe de téléologie : Ce principe est double, encore : • Il recouvre une téléologie partielle, dans la mesure où une période se définit autant par celle qui lui succède que par celle qui la précède : pas d'unité possible sans cette double définition – ce dont rend compte le problème même de la périodisation du contemporain. • Il se règle aussi sur une téléologie globale : la chaîne des périodes est arrimée à son terme, au présent de la littérature à partir duquel elle se fabrique. D'une certaine façon, le mouvement logique de la périodisation est un mouvement à rebours : la vectorisation chronologique n'est qu'une reconstitution historiographique abstraite. On échappe donc difficilement à la téléologie de la périodisation – ou, au mieux, à son effet téléologique ; mais on peut justement en limiter la prégnance, par un recours plus fréquent à une double vectorisation : remonter d'une période à la précédente, pour comprendre leur délimitation réciproque ; et définir conjointement passé et présent de la littérature.

• Un principe d'unification : La période est d'abord un schème d'unification du divers littéraire ; pour rendre justice à cette diversité, il est sans doute nécessaire de limiter la violence qu'exerce sur elle la périodisation, et recourir à des périodisations multiples. Peut-être peut-on s'inspirer en ce sens de la notion, évoquée par Ricoeur à propos de Husserl, du « tuilage des temps » : le temps de la littérature se règle sur la superposition de devenirs multiples à dimensions variables, comme par tuilage. L'unification qu'accomplit la périodisation doit s'établir dans la comparaison des divers temps du littéraire.

• Un principe d'immobilisation : Qui dit comparaison de temps multiples dit vitesses que définit la différence des temps : la différence des périodes, au lieu de tendre à leur immobilisation, est plus une question, pour la création, de changement de son rythme que de sa nature. C'est la vitesse qui peut permettre à la différence des œuvres d'être ordonnée en périodisation.

Emmanuel Bouju

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Mars 2003 à 20h50.