Atelier

L'histoire littéraire des écrivains

1. Une histoire littéraire

À la fois socle de l'institution scolaire, discipline de recherche, modèle d'approche des textes et objet récurrent de débats critiques – le retour à l'histoire littéraire signe-t-il la mort de la «Théorie» ou offre-t-il l'espoir d'un renouveau méthodologique? –, l'histoire littéraire, ses formes, son statut, et ses modes de constitution, se situent au cœur des débats les plus actuels de la communauté des chercheurs en littérature. Depuis 1983, date de publication de La Troisième République des lettres d'Antoine Compagnon, une grande partie des chercheurs formés aux méthodes structuralistes se sont employés à résoudre un conflit théorique et institutionnel qui n'avait plus lieu d'être; grâce aux travaux de Luc Fraisse[1] qui ont ouvert le grand dossier de l'histoire de l'histoire littéraire, la discipline a été réinscrite dans une durée plus longue et ses méthodes réévaluées; un numéro de la Revue d'histoire littéraire de la France a récemment tiré le bilan des nombreuses publications consacrées à cette questions ces dernières années[2].

Les études menées sur le sujet traitent avant tout l'histoire littéraire comme une méthode d'étude et de transmission de la littérature. Ainsi centrée sur son versant universitaire ou sur son pan critique, celle-ci embrasse l'ensemble des textes par lesquels les écrivains interviennent eux-mêmes dans l'élaboration d'une histoire dont ils sont partie prenante, sans toutefois s'arrêter sur la singularité de leur statut. Certes, les spécialistes de la littérature s'inspirent à tout moment de ces écrits – articles, préfaces, essais, souvenirs, etc. – où les auteurs reviennent sur leur propre parcours afin de s'inscrire dans une continuité, évoquent une période donnée dans le souci d'en manifester la cohérence ou d'en modifier la perspective, élaborent les éléments d'une histoire adéquate à leur idée de la littérature, prenant le contre-pied du tableau chronologique fixé par l'histoire littéraire officielle et en réaménageant les cadres théoriques. Mais cette histoire littéraire «indigène» reste masquée par la topique dominante qu'est la critique d'auteur, par les effets de miroir et la fonction réflexive qu'elle exerce sur l'œuvre même de ses auteurs.

Le projet d'étude sur «L'histoire littéraire des écrivains» se propose de réorienter cette critique vers ses objets propres, en réfléchissant au rôle que jouent les écrivains dans la constitution du temps des lettres, à leur inscription dans cette histoire et à la représentation qu'ils en donnent. L'histoire des écrivains promet ainsi de constituer un domaine autonome en réarticulant les deux régions de la critique d'auteur et de l'histoire de la littérature.

La recherche portera sur le phénomène d'auto-examen et d'auto-constitution par les écrivains de leur propre histoire, notamment dans ses relations dialogiques aussi bien que conflictuelles avec la mise en place institutionnelle, depuis la fin du XIXe siècle, d'un enseignement scolaire et universitaire organisé autour de la valorisation d'un canon littéraire. La question soulevée nous conduira à changer le regard que nous portons sur ce cadre d'appréhension général des œuvres, à réévaluer les grands essais ou écrits critiques par lesquels certains auteurs ont modelé leur conception , à explorer la temporalité singulière des objets et des instances littéraires, enfin à réfléchir, d'une manière plus large, à la manière dont la littérature est construite et racontée; la question de la critique des créateurs est ainsi dissociée de celle de la constitution d'une histoire de la littérature. Perception et construction du temps et des domaines littéraires (corpus corrélés à des cultures nationales, ou ensembles qui déplacent l'ancrage national des littératures et de l'histoire littéraire), constitueront les principaux objets de ce travail. Il s'agira, par conséquent, d'allier à un point de vue théorique sur l'écriture de l'histoire littéraire la lecture de grands textes négligés et l'analyse de la manière dont les auteurs interviennent dans l'élaboration d'un savoir, d'un mode d'exposition ou d'explication, d'un imaginaire de l'histoire et de la représentation de la position de l'écrivain dans le temps de la littérature.

2. Réflexion méthodologique et principaux axes de travail

Ce projet de recherche aura pour socle une réflexion sur les modalités de conception et d'écriture de l'histoire littéraire, ainsi que sur la représentation de la littérature à travers l'histoire qui peut en être dite. Nous faisons l'hypothèse qu'il n'existe pas de désarticulation entre l'histoire des écrivains et l'histoire savante globale, et que l'une et l'autre pensent la littérature contemporaine à partir d'une construction globale de l'histoire.

Le discours de savoir produit par les spécialistes de chaque siècle repose sur des modes d'exposition narrative singuliers, et en particulier sur la mise en place d'un certain nombre de regroupements, de généralisations et de coupures, chronologiques et épistémologiques, aptes à garantir l'objectivité des opérations effectuées et à constituer des objets de savoir propres à l'histoire de la littérature: délimitation des périodes, sélection des écrivains et des textes représentatifs, constitution de générations et de séries, identification des groupes, des mouvements ou des événements déterminants, répartition des auteurs en fonction des genres ou des affinités, évaluation des textes selon la place qui leur est accordée ou la fonction qui leur est attribuée, etc. De telles procédures sont riches de préférences, d'inclusions et d'exclusions, comme suffit à le montrer la lecture comparée des histoires littéraires savantes. La pratique de l'histoire littéraire savante s'accompagne de décisions fortes sur les instruments de l'intelligence narrative: toute entreprise historique répond par la bande à un ensemble de questions touchant à la nature même de l'écriture de l'histoire: qu'est-ce qui fait événement en littérature? sur quelles unités et quels objets temporels repose la détermination des moments, des périodes littéraires? quelles idées du temps et de son passage gouvernent la narration et les représentations de l'histoire littéraire? En raison de la complexité des choix qui sont faits et des évaluations qui sont effectuées, implicitement ou non, l'histoire littéraire ne se réduit pas à une compilation de dates, de documents et de textes, mais elle met en œuvre, de manière plus complexe peut-être que dans d'autres cas, une matière fortement prédéterminée par ses usagers et par une conception du temps et de ses objets.

L'histoire littéraire n'est en effet pas un discours surplombant qui existerait indépendamment de cet incessant récit dont les écrivains accompagnent leurs productions et qu'ils tiennent en adoptant à leur tour une position de maîtrise sur le champ de la production écrite. Les intéressés eux-mêmes ne cessent de proposer des repères dont les spécialistes peuvent se saisir: le monde des lettres a pour caractéristique de vivre de ces continuelles interactions entre ses différents membres – producteurs, lecteurs, critiques. Il n'y a, en quelque sorte, pas de littérature sans l'intervention des principaux acteurs sur l'évolution et la signification de ce qu'on appelle «littérature» – tant il est vrai qu'il n'existe pas de consensus sur le sens que l'on donne à ce terme depuis l'écroulement du cadre rhétorique qui organisait autrefois la vie des Belles-Lettres. Aussi les poètes, les romanciers ou les essayistes proposent-ils, en concurrence ou en accord, en avance ou en retard, en échange ou en rupture avec le récit officiel de l'institution scolaire, toutes sortes de récits de leur aventure collective; ces récits sont ensuite entérinés, contredits ou redéployés à l'intérieur des discours savants, et les relations que ces diverses histoires entretiennent entre elles offrent autant de modèle de la temporalité littéraire, autant de façons pour les individus et les institutions de se rapporter au présent et au passé de la littérature. L'histoire pratiquée par les écrivains vise avant tout à donner une représentation de la littérature, constituer un espace de pertinence, offrir un contexte mental.

Nous nous attacherons à identifier les caractéristiques de l'histoire littéraire des écrivains et à en mesurer la portée en suivant quelques grandes pistes:

- Réflexion sur le «pas de deux» de l'histoire des écrivains et de l'histoire savante au siècle de l'affirmation de l'histoire littéraire comme discipline autonome. Existe-t-il une corrélation forte pour notre siècle avec la naissance et l'empire de l'histoire littéraire comme discipline? L'histoire littéraire telle que la constituent les écrivains n'est pas un domaine ancillaire par rapport à la discipline universitaire du même nom; elle est antérieure et se fait souvent dans l'opposition ou dans l'indifférence à cette histoire littéraire académique; elle a une fonction différente et d'autres usages, d'abord internes; elle est soumise à de forts déplacements, redécouvertes et renouvellements (comme le montrent aussi bien les cas de la NRF, du surréalisme et du Nouveau roman). On se propose de commencer par faire justement l'histoire de leurs rapports de concurrence, de transferts ou de complémentarité. L'histoire littéraire des écrivains n'apparaîtra pas nécessairement comme une contre-histoire, mais comme un discours de nature complexe, accompagnant la vie du champ littéraire et remplissant différentes fonctions: polémique, médiatique, mémorielle, réflexive, herméneutique…

- Réflexion sur ce qu'a de particulier une histoire des œuvres artistiques, sorte de vaste «conflit de précocités, d'actualités et de retards» (Focillon, La Vie des formes). On pourra mettre l'accent sur la question plus globale de l'écriture de l'histoire littéraire et de l'intelligence narrative, en comparant dans l'histoire savante et dans les histoires des écrivains les diverses modalités du récit, ce qui permet de s'interroger à la fois sur les modes historiographiques (à la façon d'Hayden White dans ), et sur la singularité du temps des œuvres (à la façon de Judith Schlanger dans <i>La Mémoire des œuvres et de Jacques Rancière dans le concept de «régime esthétique»), d'articuler deux interrogations, l'une tenant à l'épistémologie de l'histoire, l'autre à une ontologie des œuvres. Cela consisterait en un premier temps à décliner des figures de configuration temporelle: le «contretemps», le «moment», le «terminus», le rythme, les réversions, la «simultanéité des non-contemporains», etc.; puis à analyser les divers rapports au temps littéraire manifesté par les savants ou les écrivains. Prendre pour objet autonome «l'histoire littéraire des écrivains», c'est se donner la chance de comprendre la nature de la temporalité littéraire et de percevoir les mécanismes les plus fins de ce «montage de temps hétérogènes» qu'est l'histoire de la littérature, pour ses usagers comme pour ses acteurs.

- Recension des histoires littéraires écrites par des écrivains, à commencer par les entreprises narratives explicites: le Projet d'histoire littéraire contemporaine d'Aragon, le Tableau de la littérature française de Corneille à Chénier lancé par Malraux et auquel ont collaboré la plupart des écrivains de l'entre-deux-guerres, les projets d'histoire littéraire de Perec et Marcel Bénabou, le Petit guide pédestre de la littérature française au XVIIe siècle de Michel et Michèle Chaillou, etc. Seront aussi étudiés de grands textes comme Contre Sainte-Beuve de Proust, En lisant en écrivant, Lettrines ou La Littérature à l'estomac de Gracq, L'Homme précaire et la littérature de Malraux, etc., qui, sans la constituer en ensemble systématique, postulent et configurent les données d'une histoire.

C'est ici que pourra émerger la question des genres (récit, revues, entretiens, souvenirs, interprétation, manifestes, collections – «Les pages immortelles de», «Vu par», «L'un et l'autre»…) et du rapport entre l'existence d'une relation critique et la constitution d'une histoire. Il y a par exemple des histoires sans récit, et des éléments d'histoire littéraire chez les écrivains qui ne passent pas par un grand geste narratif. On distinguera les entreprises personnelles, les entreprises collectives (panoramas, formes éditoriales, anthologies, formes singulières comme le «Tableau» engagé par Gide, où la question posée est celle de la littérature française et non du contemporain), les formes non narratives (portraits, commentaires). On prendra acte de la dimension littéraire de ces textes critiques composés par des écrivains et dont les formes ou le style peuvent renouveler les modes d'écriture de l'histoire des lettres.

- Examen de la configuration des données d'une histoire (en termes de contenus) ou d'un rapport au temps: modèle de la généalogie, organisation par étapes, valorisation des filiations ou des ruptures ou quête des continuités masquées ou ignorées. La critique consiste ainsi chez Gracq à inventer des façons de re-raconter les histoires: «Ce qui m'intéresse surtout dans l'histoire de la littérature, ce sont les clivages, les filons, les lignes de fracture qui la traversent, en diagonale ou en zigzag, au mépris des écoles, des “influences” et des filiations officielles: chaînes souvent rompues de talents littéraires singuliers qui se succèdent ou qui apparaissent discontinûment, mais reviennent, aussi différents entre eux et pourtant aussi mystérieusement liés que ces visages féminins, aux résurgences chaque fois imprévisibles, dont l'amour exclusif que leur vouent certains hommes révèle seul et fait saisir la conformité occulte à un type.», précise-t-il dans En lisant en écrivant. On pourrait réfléchir sur ce qu'ont de configurant certaines images, comme celle du voisinage chez Gide, du paysage chez Larbaud, de l'escalier chez Thibaudet, etc. En quoi ces cadres de pensée se distinguent-il des modèles de l'histoire savante (importance du contexte culturel et politique national, valorisation de la dynamique temporelle – notions de progrès, d'avant-gardes ou de contemporain –, souci de hiérarchisation entre les périodes, les genres ou les auteurs)? Mais en quoi s'articulent-ils aussi, par d'autres voies, à la constitution de l'histoire littéraire comme discipline et comme récit institué?

- Répertoire des gestes critiques impliquant une histoire du présent au présent (l'entreprise anthologique, la revue comme recueil dans le cas de la NRF ou de Commerce, la détermination du «mémorable» d'une époque par elle-même, la constitution de la Pléiade à partir de 1932[3],etc.). Il s'agira aussi d'explorer les différentes raisons qui conduisent un écrivain à réfléchir à sa propre histoire: conquête d'une légitimité comme dans le cas des surréalistes, stratégie d'auto-représentation, désaccord avec la représentation scolaire ou officielle de la littérature, sollicitation par les médias ou les institutions universitaires, etc. Cette «histoire en temps réel» conduira à la réévaluation de certains grands textes sous un angle neuf, celui de la perception des continuités et des discontinuités, du rapport à la novation et à la tradition: le Journal de Léautaud, celui de Gide, les grands massifs de chroniques, l'œuvre de Yourcenar comme entreprise de reconstruction néoclassique.

- Constitution d'une géographie. Cette histoire littéraire «à vue» a en effet une dimension non nationale et même internationale. Les modèles étrangers interfèrent: article de Sartre sur Mauriac pensé à partir de Faulkner, alternative que représente pour lui la figure de l'écrivain américain par rapport au rentier français, questions des traductions (l'entreprise de traduction dans les années 1920 fait partie de l'histoire de la littérature française: la traduction d'Ulysse, Giono traducteur de Melville ; Poe et Whitman étaient déjà venus par Baudelaire et Laforgue, etc.), question du cosmopolitisme, commentaires, fonctions de champs, rôle des revues, des collections dans les relations de médiation. L'histoire générique n'est pas non plus une histoire nationale. Il s'agira, selon le conseil de Thibaudet, d'embrasser en un seul geste une histoire et une géographie de la littérature à un moment où les études sur la traduction se sont enfermées dans la traductologie et fixées sur l'évaluation du texte traduit au détriment de l'apport interculturel.

- Évaluation de la place accordée à l'histoire littéraire dans les textes littéraires: romans, théâtre, poésie, et particulièrement l'inscription d'une histoire littéraire dans la fiction narrative. Blanche ou l'oubli d'Aragon offre ainsi une relecture, à travers les souvenirs de Gaiffier, de l'histoire littéraire des années 1910 et 1920, de Léon-Paul Fargue ou Henry Bataille au mouvement Dada. On étudiera plus particulièrement le statut de toute une série de textes consacrés de près ou de loin à l'élaboration d'une histoire littéraire «spontanée»: Mémoires d'écrivains, souvenirs ou chroniques (la production de ces souvenirs de la vie littéraire fut très importante au début du siècle et durant les années 40 et 50). À cela s'ajoutent les récits de fiction pouvant être lus comme des allégories d'une question d'histoire littéraire: outre l'inévitable Pierre Ménard de Borgès, on peut penser aux Fruits d'or de Nathalie Sarraute ou au Voyage d'hiver de Perec, qui mettent en évidence des effets de métamorphose ou d'anamorphose. Il y a ainsi chez certains écrivains une sorte d'imaginaire de l'histoire littéraire, un besoin de la faire bouger, de la soumettre à d'autres lois. Une typologie des formes critiques d'Aragon serait ici très utile.



[1] Luc Fraisse, Les Fondements de l'histoire littéraire. De Saint-René Taillandier à Lanson, Paris, Champion, coll. «Romantisme et modernités», 2002; Colloque «L'histoire littéraire à l'aube du XXIe siècle : controverses et consensus», 12-17 mai 2003, Strasbourg.

[2] «Multiple histoire littéraire», Revue d'histoire littéraire de la France, n° 3, juillet-septembre 2003, p. 513-668.

[3] Voir Alice Kaplan et Ph. Roussin, «A changing Idea of Literature: the Bibliothèque de la Pléiade», YaleFrench Studies, n° 89, 1996, p. 237-262.



Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé, Michel Murat

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Octobre 2005 à 15h26.