Atelier

Yves Bonnefoy : visages et nuages de la fiction

Ce texte est extrait d'une communication pour le colloque en ligne L'Effet de fiction. Il constitue un exemple à l'appui de ce qui se veut une tentative de mise en évidence de la possibilité d'un statut pragmatique - discours fictionnel/discours sérieux - fluctuant du texte. L'enjeu est ainsi de conserver une approche pragmatique de la fiction tout en explorant la possibilité de signes textuels - ou linguistiques - susceptibles de modifier le statut du texte et de parler légitimement d'une expérience de la fiction dans l'essai, d'un passage d'un mode de rapport au réel à un autre. Cette étude de Bonnefoy essaie donc de mettre en évidence des indices internes de fiction qui correspondraient plus à des stratégies textuelles propres à chaque texte et à chaque univers littéraire qu'à des marques stylistiques ou narratologiques dont l'insuffisance en tant que critère de fiction, pour les tenants de la pragmatique?, repose justement sur le fait qu'il s'agit de faits de style facilement imitables.

Il y a, dans la philosophie de Bonnefoy, un paradoxe, qui se marque fortement dans ses essais sur l'art : celui de la méfiance vis-à-vis du langage des signes - "claudiquer de plus belle sur les béquilles du signe" (Le Nuage rouge, p. 122) - , l'horreur des concepts et le refus de l'engouement excessif pour l'imaginaire (cf. l'analyse qu'en fait Daniel Acke dans son Yves Bonnefoy essayiste, Rodopi, Amsterdam, 1999) et en même temps un discours de la lisibilité du tableau, une démarche interprétative appuyée presque constants.

La fiction chez Bonnefoy est la manifestation d'une ouverture, une irruption de l'autre dans le réglé du discours et la marque de "ce refus à la fois des essences de la métaphysique traditionnelle et de la fuite dans un monde de substitution qui serait de l'ordre du rêve" (Acke, p. 50). Acke termine son étude sur l'importance de l'articulation des régimes argumentatifs et narratifs dans les essais du poète, mais il se contente de suggérer que la question cruciale est la manière dont "pour suggérer l'avènement du sens, la narration (ou la connotation narrative) prend le relais de l'analyse, de l'ordre philosophique ou poétique" (p. 131) sans véritablement creuser cette question. Nous nous contenterons d'amorcer ce programme en le limitant à l'étude des apparitions de la fiction dans sa liaison souvent complexe avec le récit.

Figures et fiction

Les textes de Bonnefoy racontent des histoires, nombreuses. Comme Malraux, il se situe dans une perspective historique, souvent comparative, d'évolution des théories et de l'esthétique ; plus que Malraux, il s'intéresse à la fable, à l'origine du tableau (celle de la Cérès d'Adam Elsheimer, Le Nuage rouge, p. 32-33, et Dessin, couleur et lumière, p. 235), ou aux anecdotes qui accompagnent sa création ("Andrea Mantegna", p. 193). Mais encore une fois, cela ne fait pas fiction : l'écrivain rapporte des faits qui, quel que soit leur degré effectif de vérité, ont valeur de document. Si le mythe de Cérès est, aujourd'hui, et pour Elsheimer déjà, une fiction, Bonnefoy nous le rapporte dans le cadre d'un discours sérieux dont la fiction constitue l'objet d'une référence réelle.

La fiction est ailleurs, plus subtile, agissante. Elle est, nous semble-t-il, dans ces multiples figures de peintres qui, plus que les tableaux, semblent cristalliser l'intérêt du critique.

En témoigne plus nettement que tout autre ce premier texte sur Balthus (L'Improbable, p. 41), autour d'un tableau intitulé "Le Roi des chats", ce "Portrait of the King of cats, painted by himself ", comme le dit l'inscription sur la toile. Si "Le Roi de chats" est un véritable autoportrait de Balthus, la représentation picturale repose bien sur un dispositif fictionnel qui lance l'imagination de Balthus en "Roi des chats". Cependant, Bonnefoy signale bien qu'il s'agit d'une fiction complexe où c'est plus vraisemblablement l'interaction du chat et du roi, dans la scène qui a lieu, qui constitue l'autoportrait véritable ; mais l'écrivain abandonne vite la complexité de cette fable du maître et de l'esclave imaginée par le peintre pour s'approprier la figure fictionnelle de Balthus en Roi des chats comme instrument d'analyse de l'œuvre du peintre et de son histoire. Son texte dresse le décor d'une scène où "La Rue" et "Le Passage du Commerce- Saint-André" - tableaux sélectionnés dans l'œuvre du peintre - sont les arrières-cours nocturnes des combats où "la règle du Roi des chats" s'exerce (p. 54). Il y a dans ces textes une figuration de la peinture par la figure du peintre qui se fait lieu de la fiction.

Prenons un autre exemple, celui du premier texte du Nuage Rouge consacré à Giovanni Bellini. Le texte a un statut hybride, entre biographie de peintre et histoire de l'art, comme presque tous les articles de Bonnefoy : du côté du biographique, des notations du type "vint à Padoue", "ait étudié"; du côté de l'histoire de l'art, des énoncés comme "de tels artistes se placent dans le champ d'un intelligible", "mais alors que les maîtres de la dolce prospettiva cherchent […]" (p. 12). Mais le discours ne se contente pas d'alterner les perspectives, il les mêle : Bellini devient une figure vivante de l'art en action ; le portrait du peintre de figure se fait fiction lorsqu'il devient l'acteur d'un univers abstrait, celui de l'histoire de la peinture. La sphère où il agit est une sphère abstraite où il répond à des courants existants qui motivent ses réactions. Or Bonnefoy ne se contente pas de rapporter l'attitude intellectuelle de l'artiste qui "emploie" telle ou telle méthode, "cherche", "se place", toutes verbalisations habituelles qui n'ont rien de surprenant, il en fait un véritable personnage qui n'a "de cœur que pour le Dieu chrétien" (p. 12), un personnage dont les volontés, les refus, les choix, les acceptations (récurrence des ces lexèmes verbaux), semblent créer, dans le texte, l'histoire de la peinture :

Averti des deux pièges - l'un moral, l'autre intellectuel - qui menaçait l'image sacrée, il choisit de simplement signifier […]. Et quelle efficace aussitôt dans cette décision sans orgueil ! (p.17-18)

La figure du peintre - Bonnefoy parlera de la "figure" qu'il fait de Piero della Francesca (L'Improbable, p. 83) - est celle d'un véritable personnage plongé dans les événements d'une histoire des idées - on retrouve l'animation des abstraction malruciennes, le "maintenant que" par exemple servant à la fois la chronologie de l'histoire et la progression de l'argumentation (p. 193) ; le passé simple fait entrer la figure dans le temps d'une fiction narrative. Le discours esthétique et l'analyse du tableau sont alors dépassés par cette fiction d'un sujet agissant dans le temps improbable des idées où les verbes se bousculent. L'effet-fiction tient dans l'incertitude créée précisément par ce mode mixte de figuration poétique et de narration. Il y aurait fiction à ce moment précis où la narration envahit l'espace abstrait de l'argumentation et met en mouvement idées et figure, quand "quelque haute impatience, [celle du poète], a […] recommencé à rêver sa voie dans la recherche du peintre" (p. 37).

Lorsqu'aux dernières pages du texte sur Bellini surgissent les métaphores, ce ne sont pas elles bien sûr qui font fiction :

[Titien] a de son génie en son point de maturité taché de son alcool irradiant, déchiré de son cri de joie, le "testament" plein d'expérience, peut-être aussi de tristesse, d'un grand peintre perdu entre deux âges du monde (p. 25).

Ce n'est pas le simple mode figuré du discours qui valide l'effet de fiction, mais le fait que ces métaphores marquent la fin d'une histoire où Bellini "écrit" sa peinture dans une histoire des âges de l'art qui serait aussi celle qu'écrit Bonnefoy.

Le "pays insituable"
L'autre particularité de ces essais sur l'art est la manière curieuse dont Bonnefoy pratique l'ekphrasis et la citation de textes critiques. Pour cette dernière, un exemple frappant est le livre de Cesare Brandi sur Morandi dont Bonnefoy tire une anecdote qui, au lieu de nous rapprocher du peintre ou de ses tableaux, déclenche un détour par le souvenir d'une nouvelle de Melville, La Verandah (Le Nuage Rouge, p. 49) : la compréhension de la peinture de Morandi passe alors par le biais d'une fiction narrative dont le rôle n'est pas tant d'expliquer la démarche du peintre que d'ouvrir l'horizon incertain d'un imaginaire où Melville, le personnage de La Verandha - que Bonnefoy ne distinguent pas -, et Morandi doivent échanger leurs identités. La fiction est au service d'elle- même, du désir de fiction et non le simple valet de l'argumentation sérieuse.

Et les "lectures" de tableaux obéissent aussi à de curieuses règles. Les tableaux sont bien ce à partir de quoi Bonnefoy tire ses hypothèses sur les "apories" d'Elsheimer ou les contradictions de Mantegna mais ils s'effacent devant ces figures humaines auxquelles ils se confondent :

Là dans ces apories, a dû travailler Elsheimer. Et il est bien remarquable qu'il y maintienne un pressentiment obscur mais tenace de ce que peut être une terre. Le Nuage rouge, p. 29, c'est nous qui soulignons.)

Mais se résigne-t-il pour autant, lui, le témoin effrayé, à cette condition malheureuse ? Non, car aussi loin de l'art de l'idée dont il dit l'échec que du fantastique tragique qui va pousser dans ses ruines, voici ce peu de feuillage dont j'ai parlé […] (ibid, p. 35, c'est nous qui soulignons.)

Quel est le lieu de la référence ? Le tableau et la pensée du peintre se rejoignent dans ce "y" qui fait écho à cette autre référence incertaine où le sujet du "dire l'échec" peut aussi bien être le tableau dont on amorce l'évocation - arbres parmi les ruines -, le possessif y renvoyant, que la reprise de ce "il" du peintre à la phrase précédente ; ou bien celui de l'art dont les ruines seraient celles, figurées, de l'échec. Bonnefoy n'interprète pas le tableau d'une manière traditionnelle, il crée - vois ici ce dont j'ai parlé - une fiction de tableau figurant une situation mentale dont le modèle est ces dessins d'Elsheimer convoqués aux premières lignes de l'article. Le texte opère un mouvement de bascule : du dessin réel d'Elseheimer, origine d'une imagination interprétative, on passe à la mise en place subtile d'un tableau figuré, terre mentale textuellement engendrée par la cohérence d'une pensée écrivante qui s'interroge et se construit : les feuillages d'Elsheimer sont réinvestis dans la logique d'un discours où le voir est inséparable du dire. Bonnefoy n'imagine pas de tableau, ne crée pas de tableau fictif, mais met en place, par les subtils déplacements de sa prose, une fictionnalisation du tableau ou du dessin réel, un effet de fiction qui permet au voir et au dire de vibrer ensemble un instant dans une même intuition lucide. L'effet-fiction du texte est un acte mental qui fait écho non au tableau mais à l'acte mental dont le tableau n'est qu'un vestige (p. 27). On entre finalement de manière imperceptible dans un arrière-pays de conte où les peintres sont des magiciens dont le "charme engourdit et dérègle" (p. 45) les lois de ce monde, en imposent d'autres.

La fiction n'est pas dans ces projections imaginaires que Bonnefoy avoue construire à partir des tableaux - "c'est certainement, imagine-t-on, au moins je le fais-moi-même, un lieu habitable, là-bas" (p. 47) -, mais dans ces subites animations d'espaces abstraits ou dans ces passages - du regard du critique qui s'arrête à celui du peintre jeté sur la campagne puis à celui restitué dans ses tableaux - qui obligent à sentir la loi et la limite des espaces clos de nos représentations - présent/passé, représentation/perception. La fiction est la perception de ces passages, il y a effet de fiction dans la transgression de ces limites qui nous fait entrer dans ce "pays insituable" (p. 44) où l'atelier de l'écrivain tente de rejoindre celui du peintre.

Parler fabuleusement
Ainsi le lecteur éprouve, à la lecture de ces textes sur l'art, "un sentiment d'irréalité sans cause visible mais insistant" (Dessin, couleur et lumière, p. 198). Lorsque Bonnefoy écrit cette phrase à propos d'une "faiblesse" de la peinture d'Andrea Mantegna, c'est pour fournir aussitôt l'explication suivante :

[ce sentiment] tient justement à cette appropriation trop poussées des choses du monde […] par l'idée, à cette verbalisation qui croit pouvoir tout contraindre : comme si la réalité pouvait se soumettre à la rationnalité, comme si une lucidité même forte pouvait contrôler l'inconscient et faire de l'infini le prisonnier d'une forme(p. 198, c'est nous qui soulignons).

Le peintre apparaît prisonnier d'un "comme si ": une fiction - non une illusion - serait à l'origine du tableau. Bonnefoy ne cherche pas tant à nous ouvrir les yeux sur les "erreurs" du peintre qu'à mettre en évidence l'importance de cette simulation au cœur même d'une création analysée par lui sur le mode de la contradiction : le "comme si" a bien plus valeur de mot de passe signalant l'existence d'un faire semblant, que valeur critique de démystification - impliquant sur le mode quasi exclamatif une réponse négative sous entendue qui porterait le jugement du critique. La "feintise" à l'origine du tableau est elle-même à l'origine de cet affleurement de l'irréel et la force du tableau vient de ce mélange de lucidité et d'abandon qui caractérise la fiction. Le peintre croit et ne croit pas à ce qu'il "peint ". Le trouble des tableaux, Bonnefoy s'attache alors à le reproduire, dans son propre texte, par ces "comme si" implicites qui passent comme un nuage, "figure furtive" (Le Nuage rouge, p. 55), sur la surface du discours et que l'on suit sans même s'en rendre compte.

Dans un texte de "Un rêve fait à Mantoue", Bonnefoy écrit : "Il n'y a pas de livre que je voudrais davantage écrire qu'un récit des musées du monde" (L'Improbable et autres essais, p. 181). Cet énoncé à lui tout seul résume notre propos en convoquant la fiction dans l'écart qui naît de l'inadéquation - de l'impertinence - entre l'instrument du discours (le récit) et son objet (les musées du monde). On peut faire le récit de la bataille d'Azincourt sans être dans la fiction. On ne peut raconter le lieu de la peinture sans être dans la figure, la synecdoque à tout le moins - le musée mis pour la visite du musée ? - qui, dès qu'elle se narrativise, devient fiction. Dans "La peinture et le lieu", qui s'ouvre sur la phrase que nous venons de citer, Bonnefoy met en place une poétique de l'essai sur l'art où la rencontre hasardeuse d'un homme, d'un lieu et d'un tableau n'a de sens que parce qu'il y a cette latence de la fiction, cet arrière-monde fictionnel qui fait potentiellement de tous les tableaux réels des fantasmes comme celui, fictif, qui surgit aux dernières lignes du texte, sur le pont d'un navire en partance :

Moi cependant, étranger certes, absent de ces soucis et de ces travaux, mais présent à l'odeur de cette mer, aux nuages encore rouges qui s'amassaient, au glissement du navire, - j'imaginais une Madone dal collo lungo, non du Parmesan mais de son école […] (p. 185).

Les essais de Bonnefoy ne sont pas des fictions mais il semble qu'il faille, pour les comprendre, être sensible en eux aux départs du sens vers les miroitements fugitifs d'un imaginaire qui oblige à larguer les amarres du fonctionnement référentiel. Or cet imaginaire demande à être pensé plus globalement comme effet de fiction et ne peut donner sa pleine mesure si on le cantonne à la métaphoricité poétique ou à la fable illustrative rigoureusement localisée.



Dominique Vaugeois

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 7 Juin 2002 à 0h51.