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"Pour une théorie poétique de la narration", par Sylvie Patron (Université Paris 7-Denis Diderot).

Extrait de l'introduction à Pour une théorie poétique de la narration. Essais de Sige-Yuki Kuroda, traduits de l'anglais, Paris, Armand Colin, coll. «Recherches», 2012.

Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions Armand Colin.

Lire un autre extrait (S.-Y. Kuroda, «Etude du "marqueur de topique" wa») sur le site Vox-Poetica.




Pour une théorie poétique de la narration
Introduction (extrait)



My interest in this area also has its origin in problems in Japanese syntax, but the problems dealt with in these articles are of a general character[1].

Enfin, les travaux de Kuroda sur la théorie du récit […] me paraissent fondamentaux par l'éclairage qu'ils apportent sur les rapports entre langage et communication. Chomsky avait déjà mis en doute, dans quelques remarques programmatiques, l'idée que le langage se définit par sa fonction de communication. Mais c'est à Kuroda que revient le mérite d'avoir fourni une preuve décisive, basée sur une argumentation serrée, linguistique et philosophique, que le langage ne peut pas se ramener à la fonction de communication; en particulier, une théorie «communicationnelle» du récit est incapable de rendre compte de toutes les variétés de textes[2].

Car il ne suffit pas de constater qu'un poème, un roman, une pièce de théâtre, sont faits de «mots» pour se voir autorisé, de ce seul fait, à accumuler, à propos de tels objets, tous les fragments de savoir qu'ils illustrent. Il y aurait là une dérive vers un encyclopédisme du détail qui, sans jamais connaître de terme, ne déboucherait sur aucune théorisation — un peu comme la sophistique d'Hippias reconstruite par Platon[3].


Les six essais qui composent cet ouvrage concernent tous, centralement ou de façon plus marginale, le problème de la narration de fiction, envisagé d'un point de vue linguistique. Ces textes interrogent aussi bien les fondements linguistiques de certaines théories de la narration existantes que la place que pourrait avoir une théorie descriptivement plus adéquate de la narration de fiction dans une théorie générale de l'usage du langage. La plupart des essais ont été écrits et publiés dans la décennie 1970 (il convient de mettre à part le sixième, qui a été publié en 1987, mais dont le texte liminaire précise qu'il a été écrit près de dix ans auparavant). Ils doivent, bien sûr, être lus et replacés dans leur temps, dans la conjoncture intellectuelle qui leur est propre. Mais je considérerai que j'ai atteint mon but en réalisant cette édition si je parviens à montrer qu'en dépit de leur (relative) ancienneté, ces textes conservent un intérêt théorique direct.

On pourrait, j'imagine, m'opposer que cette édition donne une image déformée de l'œuvre de S.-Y. Kuroda. Il est vrai qu'elle ignore, ou paraît ignorer, une dimension essentielle de cette œuvre, qui est son interdisciplinarité[4]. La bibliographie de Kuroda comporte des travaux en phonologie, en syntaxe (Kuroda est le premier linguiste à avoir appliqué les démarches de la grammaire générative transformationnelle à l'étude de la langue japonaise), en sémantique, en pragmatique, en linguistique mathématique, en philosophie du langage, en histoire et en épistémologie de la linguistique[5]. Les essais réunis dans cet ouvrage ne représentent qu'une faible part de ces publications (ce qui ne veut pas dire que cette part soit négligeable et, par exemple, Kuroda est aussi le premier linguiste formel à s'être intéressé à la représentation du point de vue dans le récit de fiction). Il me semble néanmoins qu'on peut voir les choses autrement et considérer que l'interdisciplinarité se retrouve dans les essais eux-mêmes: la grammaire du japonais dans «Where epistemology, style and grammar meet — a case study from Japanese» («Où l'épistémologie, la grammaire et le style se rencontrent: examen d'un exemple japonais»); la sémantique dans le même essai, dans «Grammar and narration» («Grammaire et récit»), dans «Reflections on the foundations of narrative theory» («Réflexions sur les fondements de la théorie de la narration»); la pragmatique dans «Some thoughts on the foundations of the theory of language use» («Quelques réflexions sur les fondements de la théorie de l'usage du langage») et dans «The reformulated theory of speech acts. Toward a theory of language use» («La théorie des actes de discours reformulée. Pour une théorie de l'usage du langage»); la philosophie du langage dans «A study of the so-called topic wa in passages from Tolstoy, Lawrence, and Faulkner (of course in Japanese translation)» («Étude du “marqueur de topique” wa dans des passages de romans de Tolstoï, Lawrence et Faulkner (en traduction japonaise, évidemment)»). On pourrait même aller jusqu'à dire que ces essais résument et synthétisent la nature et la force de l'œuvre de Kuroda comme une sorte de synecdoque. On y retrouve des idées et des principes que Kuroda partage avec les autres membres de sa communauté de travail et de recherche: l'autonomie et le primat de la syntaxe, le recours aux jugements des locuteurs, l'opposition entre la compétence et la performance linguistiques, le mentalisme ; mais aussi un certain nombre de traits qui contribuent puissamment à son originalité: le primat du japonais (c'est toujours à partir du japonais que Kuroda critique les généralisations faites à partir de l'anglais; c'est souvent le japonais qui l'aide à clarifier des aspects fondamentaux du langage qui n'ont pas nécessairement d'expression dans d'autres langues), l'intérêt constant pour la sémantique, l'inflexion philosophique de la linguistique, donnée notamment par la philosophie du langage européenne.

Il convient également de reconnaître, au-delà des différences sur lesquelles je reviendrai, l'unité de thème et de style qui caractérise ces essais. Dans les cinq premiers, c'est la problématique des rapports entre le langage et la communication qui peut servir de fil conducteur. Le dernier (dans l'ordre chronologique des publications) renoue avec certains thèmes et certaines caractéristiques du premier, sans toutefois déboucher sur le même type de généralisation (il reste dans le cadre de la linguistique japonaise et de l'analyse syntaxique et sémantique de wa). Ces essais se complètent, s'appuient les uns sur les autres; au besoin, ils reviennent sur certaines propositions antérieures pour les nuancer, les complexifier, les resituer dans un cadre théorique différent. Il est à noter que le deuxième, «Grammaire et récit», est repris et développé dans le troisième, «Réflexions sur les fondements de la théorie de la narration». Cependant, Kuroda les traite comme deux articles distincts, et il m'a paru souhaitable de les donner à lire tous les deux. En ce qui concerne le style, au sens large du terme, une caractéristique majeure de ces essais est le souci de la théorisation. Kuroda ne tombe jamais dans cet «encyclopédisme du détail» qu'évoque l'épigraphe de Marc Dominicy et qui est si fréquent dans les travaux de linguistique et de stylistique aujourd'hui. On le voit souvent écarter des considérations, voire des objections secondaires, qui risqueraient de le détourner de son propos. Il se montre constamment attaché à la netteté de sa démonstration, à en suivre et à en faire suivre le fil, à en souligner les points principaux, les arguments décisifs. Kuroda a aussi des mots et des expressions préférés: «essential», «essentially» («essentiel» ou «fondamental», «essentiellement»), «relevant» («pertinent»), «be that as it may» («quoi qu'il en soit»). Il recourt volontiers à des expressions utilisées en mathématiques: «the illocutionary effect remains invariant under substitution of hearers» («l'effet illocutionnaire reste invariant par une substitution des auditeurs»)[6]. Cela ne l'empêche pas de faire preuve de distance et d'humour, de se permettre des boutades («la performance linguistique, c'est l'histoire[7]), des propos irrévérencieux ou que l'on jugerait tels si l'on adoptait précisément de manière a-critique la position inverse de celle qui se trouve formulée («Il n'y a rien de sacré dans ce que Searle écrit»[8]).

On l'aura compris, cette édition se veut aussi un hommage à S.-Y. Kuroda, disparu le 25 février 2009. Elle s'inscrit dans le prolongement de la journée d'étude «Aux quatre coins de la linguistique: journée d'hommage à Yuki Kuroda»[9], des rencontres et des discussions qui y ont eu lieu, et a été réalisée avec la collaboration de sa veuve, Susan Fischer (à qui je dois notamment la découverte de «A study of the so-called topic wa in passages from Tolstoy, Lawrence, and Faulkner (of course in Japanese translation)»).


1. Les arrière-plans intellectuels des essais de Kuroda

Comme je l'ai indiqué plus haut, ces essais ne peuvent se comprendre qu'en étant replacés dans leur temps et dans leur conjoncture intellectuelle propres. Cette perspective me conduira à aborder successivement les points suivants. Tout d'abord, je présenterai rapidement le moment de l'histoire de la linguistique générative appelé «sémantique générative», qui coïncide avec la période d'écriture et de publication des essais (d'écriture seule dans le cas du sixième, qui n'est du reste que lointainement concerné par ces questions). Ayant exposé la position de Kuroda à l'égard des propositions théoriques et de certaines propositions empiriques de la sémantique générative, je rappellerai dans un deuxième temps les termes de la polémique qui a opposé John R. Searle et Noam Chomsky à propos de la fonction essentielle du langage, qui constitue le point de départ des quatrième et cinquième essais. Enfin, j'évoquerai les débuts de la narratologie (française, «structuraliste» au sens du structuralisme généralisé, non linguistique), que Kuroda identifie comme une théorie communicationnelle de la narration et à laquelle il oppose sa propre conception de la narration de fiction.

1.1. La sémantique générative est née dans le cadre théorique de la grammaire générative transformationnelle et en intègre de nombreux aspects. Elle s'oppose à la théorie «classique» de la grammaire générative par la place accordée à la sémantique dans le modèle: il s'agit d'intégrer la sémantique à la grammaire, alors que Chomsky avait fondé la théorie de la grammaire générative sur l'indépendance des concepts de la grammaire (syntaxe et phonologie) par rapport à la sémantique. Il s'agit également de se démarquer de la tentative d'incorporation d'une composante d'interprétation sémantique contenue dans la théorie dite «Katz-Postal-Chomsky»[10] (c'est en général cette deuxième étape qui est désignée par le terme de théorie «classique» ou «standard»). Issue d'un petit groupe de chercheurs, parmi lesquels Georges Lakoff, James D. McCawley, John R. Ross, la sémantique générative a donné lieu à de nombreuses publications, «actives» et «réactives», du milieu des années 1960 au début des années 1980. Le terme même de «sémantique générative» semble avoir été inventé par Georges Lakoff[11], mais son usage s'est répandu à partir de 1970-1971 et de la première controverse sur la sémantique générative, en même temps que celui de «sémantique interprétative»[12]. Pour résumer, Jerrold J. Katz désigne ainsi deux théories sémantiques concurrentes: l'une à base syntaxique (la sémantique interprétative), l'autre à base sémantique (la sémantique générative). Dans la première, qui est celle qu'il défend, la composante syntaxique engendre des structures qui servent d'entrée à la fois à la composante sémantique (pour donner des représentations sémantiques) et à la composante transformationnelle, puis à la composante phonologique (pour donner des représentations phonétiques). Dans la seconde théorie, toujours selon Katz, la composante sémantique se substitue à la composante de base pour engendrer des représentations sémantiques servant d'entrée à la composante transformationnelle, puis à la composante phonologique. Cependant, cette présentation de la différence entre les deux théories comme étant une simple question de directionnalité, c'est-à-dire d'ordre d'intervention des différentes composantes, masque de profondes divergences théoriques, notamment sur la conception de la composante sémantique et sur celle des représentations sémantiques. Elle sera abondamment critiquée, par McCawley, Lakoff et même Chomsky[13].

Sans prétendre à l'exhaustivité, ni en ce qui concerne les propositions, théoriques ou concrètes, de la sémantique générative, ni dans les références bibliographiques mentionnées[14], on peut retenir que la sémantique générative se caractérise par l'abandon d'un certain nombre de concepts et de distinctions, en particulier la distinction entre syntaxe et sémantique, représentée dans la théorie standard de la grammaire générative par l'existence de composantes syntaxique et sémantique distinctes (une étape importante dans la disparition de cette distinction est la contestation par McCawley du traitement syntaxique des contraintes de sélection des items lexicaux, proposé par Chomsky dans Aspects of the Theory of Syntax: pour McCawley, ces phénomènes sont sémantiques plutôt que syntaxiques, ce sont des aspects de phénomènes sémantiques plus généraux de présupposition[15]). Abandon également de la notion de structure profonde (syntaxique), ainsi que de la distinction entre les transformations et les règles d'interprétation sémantique. L'idée générale est qu'en sémantique générative, les structures profondes et les représentations sémantiques coïncident, que le niveau unique ainsi formé constitue ce que les sémanticiens générativistes appellent une «structure sous-jacente», contenant des informations sémantiques détaillées, et que la conversion en structure de surface ne fait intervenir qu'un seul type de règles, les transformations syntaxiques. La sémantique générative contient également une proposition forte concernant la forme des représentations: les représentations syntaxiques et sémantiques sont des objets de même nature formelle, l'appareil commun de représentation étant constitué par des diagrammes en forme d'arbre. Cependant, aux nœuds des arbres ne figurent plus les catégories syntaxiques traditionnelles (V, N, Adj, etc.), mais des catégories correspondant à celles de la logique symbolique (P à fonction propositionnelle, V à prédicat, SN aux différents arguments de la fonction).

La position de Kuroda dans les débats, théoriques et empiriques, sur la sémantique générative (je laisse pour le moment de côté les aspects non scientifiques de ces débats) est, comme toujours, originale. En 1969, avant la première controverse, donc, Kuroda défend la position de Chomsky dans un article publié en réponse à celui de McCawley, «Remarks on selectional restrictions and presuppositions» («Remarques sur les présuppositions et les contraintes de sélection», où il montre notamment que la partie de la thèse de McCawley qui porte sur les traits inhérents du nom, comme le trait mâle, n'a pas une application générale, en s'appuyant sur l'exemple de l'accord en genre en français). Vues d'aujourd'hui, les conclusions de cet article semblent assez nuancées. Elles témoignent en tout cas d'une réelle attention aux propositions de l'adversaire. Kuroda se déclare en accord avec McCawley «quand il dit que les contraintes de sélection sont en fait sémantiques, s'il veut seulement dire par là que toute une série d'opérations qui seraient impliquées dans la présupposition sémantique sont automatiquement impliquées dans la description des contraintes de sélection». Mais il se sépare de McCawley quand celui-ci ajoute «plutôt que syntaxiques», «signifiant par là que la composante syntaxique est indépendante des questions qui ont trait aux contraintes de sélection»[16]. Un autre point de désaccord, fondamental celui-là, concerne la possibilité de rendre compte des présuppositions et, plus généralement, des représentations sémantiques au moyen d'une formalisation semblable à celle utilisée pour les représentations syntaxiques (ce que Kuroda appelle ailleurs la «syntacticisation» des représentations sémantiques et qu'il associe à un manque de discrimination entre les formes des données primaires dans le cas de la syntaxe et dans celui de la sémantique[17]).

L'originalité de la position de Kuroda apparaît encore plus nettement dans «Anton Marty and the transformational theory of grammar» («Anton Marty et la théorie transformationnelle»), où Kuroda se montre, d'une certaine façon, plus chomskien que Chomsky lui-même. La première partie de ce long article, ou de cet essai[18], présente successivement les positions antérieures de Chomsky sur la relation entre la représentation sémantique et la structure profonde (théorie standard), la «grammaire des cas» de Charles J. Fillmore[19], la sémantique générative, les propositions contemporaines de Chomsky («théorie standard étendue»)[20] et d'autres théories innovées de la grammaire générative transformationnelle[21]. Elle fait allusion à la possibilité que la grammaire des cas et la sémantique générative ne soient que de simples «variantes notationnelles» de la théorie standard — thème récurrent des controverses sur la sémantique générative. Mais là n'est pas l'objet principal de cet essai, ni ce par quoi il «touch[e] […] aux problèmes actuels de la linguistique transformationnelle»[22]. Il s'agit plutôt de proposer, à travers une réinterprétation de la théorie grammaticale d'Anton Marty dans le cadre conceptuel de la grammaire générative transformationnelle, une innovation de la théorie standard dans une direction qui n'est pas représentée par le développement de la théorie standard étendue de Chomsky. Selon Kuroda, la théorie de Marty peut être comparée à une théorie transformationnelle «non standard», où la relation entre la représentation sémantique et la structure profonde est très différente de ce qu'elle est dans la théorie standard. En plus de l'engendrement des phrases selon la théorie standard, repensé comme engendrement de phrases-noyaux, cette théorie introduit des opérations sémantiques qui engendrent des représentations sémantiques à partir des représentations sémantiques des phrases-noyaux et, de manière récursive, à partir de celles engendrées par les opérations sémantiques elles-mêmes. Kuroda propose d'appeler cette théorie «théorie préstandard modifiée», car elle est semblable à la théorie que Chomsky soutenait avant de formuler la théorie standard, sans lui être pour autant identique. Comme la théorie standard, la théorie préstandard modifiée contient les concepts de structure profonde, de représentation sémantique, de structure de surface et de représentation phonétique. Mais à la différence de la théorie standard, elle reconnaît que la signification d'une phrase peut ne pas être identique à la signification de sa structure profonde. Enfin, la théorie préstandard modifiée se distingue nettement de la théorie standard étendue, ne serait-ce que parce que cette dernière postule que la signification est déterminée par la structure profonde et par la structure de surface. Kuroda insiste également sur le fait que la nature des opérations sémantiques mises en jeu dans le deuxième mode d'engendrement des significations défie toute tentative de syntacticisation de leur représentation.

En ce qui concerne l'intrication des aspects scientifiques et des aspects sociologiques ou psychologiques à l'époque de la sémantique générative, on ne peut mieux faire que citer Kuroda lui-même, dans une note de «Geach, Katz et la notion de présupposition»:

Concevoir une théorie formelle de la grammaire dans laquelle les représentations sémantiques ne sont pas reconnues comme des entités formelles authentiques de la théorie, et selon laquelle la sémantique est vue comme un ensemble organisé d'énoncés fondés en fin de compte sur les représentations syntaxiques formelles des phrases (ou des items lexicaux) ne devrait en aucune façon être considéré comme un encouragement à ignorer ou à abandonner les recherches sémantiques. Si on y voit une telle implication, ce n'est pas un problème de théorie linguistique, mais de psychologie ou de sociologie des linguistes.

Kuroda ajoute qu'«[i]l devrait aussi être clair que soutenir une telle théorie ne signifie pas qu'on désapprouve toute utilisation de moyens ou de représentations formels dans les études sémantiques»[23].

Les quelques indications qui précèdent devraient permettre de mieux comprendre certaines caractéristiques des essais de Kuroda relativement au domaine de la sémantique. J'en énumère quelques-unes ici: maintien d'une distinction claire entre la syntaxe et la sémantique («Le caractère fallacieux de la notion de narrateur omniscient peut être mis en évidence à l'aide de certaines considérations sémantiques», «Pourtant c'est la syntaxe, plutôt que la sémantique, qui va me fournir des objections à l'ensemble de l'analyse par le discours direct», etc.[24]); descriptions sémantiques conformes à la conception «interprétative» de la sémantique, associée à la théorie standard («ensemble organisé d'énoncés fondés en fin de compte sur les représentations syntaxiques formelles des phrases ou des items lexicaux»); constance des préoccupations d'ordre sémantique (le thème des présuppositions attachées ou non à l'emploi de telle ou telle phrase, ou de tel ou tel item lexical, par exemple, revient avec insistance); utilisation de moyens ou de représentations formels dans les études sémantiques (c'est le cas dans les quatrième et cinquième essais, avec l'élaboration d'une forme de logique illocutionnaire, antérieure à et différente de celle de John R. Searle et Daniel Vanderveken[25]).

Le dernier point qu'il convient d'aborder dans cette section est l'hypothèse performative, une des hypothèses phares de la sémantique générative[26]. Elle est présente, sous forme d'allusion ou de façon directe, en tant qu'hypothèse devant être mise à l'épreuve des données considérées, dans quatre des six essais de cet ouvrage. On se souvient que, pour la sémantique générative, les composants sémantiques des phrases doivent être représentés dans leurs structures sous-jacentes. Selon ce principe, les phrases dont la force illocutionnaire n'est pas apparente dans la structure de surface doivent être considérées comme enchâssées dans une phrase ou «préface» performative, comportant un verbe performatif, un pronom sujet à la première personne, un pronom objet indirect à la deuxième personne (Je Vp à toi P). C'est cette préface performative, effacée transformationnellement, qui est responsable de la force illocutionnaire de l'énoncé. Ross et ses continuateurs justifient cette analyse par un certain nombre d'arguments syntaxiques et sémantiques, le plus convaincant étant la présence d'adverbes modifiant un verbe, tels que frankly («franchement», «sincèrement»), honestly («honnêtement»), dans des phrases qui ne comportent pas de verbe performatif dans leur structure de surface. Dans «The reformulated theory of speech acts. Toward a theory of language use» («La théorie des actes de discours reformulée. Pour une théorie de l'usage du langage»), Kuroda évoque l'hypothèse performative dans des termes très proches de ceux qui viennent d'être employés: «Proposals have been made as to how the underlying structures of sentences represent correctly various illocutionary forces of surface sentences» (traduit par «Des propositions ont été faites pour introduire dans la structure sous-jacente des phrases une représentation de la force illocutionnaire des phrases de surface»[27]). Il y voit une syntacticisation de la théorie des speech acts, comparable à celle des représentations sémantiques et justiciable des mêmes critiques. En revanche, dans «Grammar and narration» («Grammaire et récit») et dans «Réflexions sur les fondements de la théorie de la narration», qui sont spécifiquement centrés sur le problème de la narration de fiction, Kuroda présente assez différemment l'hypothèse ou analyse performative, en mettant l'accent sur son caractère «communicationnel»: «Une théorie de la compétence linguistique a été récemment proposée qui, pourrait-on dire, incorpore une théorie communicationnelle de la performance linguistique. Il s'agit de l'analyse performative proposée par J. R. Ross et d'autres»[28]. Ce qui est essentiel ici, ce n'est pas que l'hypothèse performative introduise dans la structure sous-jacente des phrases une représentation de la force illocutionnaire des phrases de surface, mais qu'elle y introduise une représentation du locuteur et de l'allocutaire de la communication. Cette présentation permet d'établir des homologies structurelles entre: (1) théorie communicationnelle de la performance linguistique; (2) théorie de la compétence linguistique incorporant une théorie communicationnelle de la performance linguistique (c'est l'analyse performative); (3) théorie communicationnelle de la narration (considérée comme une partie d'une théorie communicationnelle de la performance linguistique); (4) fondements linguistiques de la théorie communicationnelle de la narration (assimilables à une variante non formelle de l'analyse performative, ou susceptibles d'être représentés formellement par l'analyse performative). Kuroda montre ensuite les difficultés de divers ordres auxquelles est confrontée l'analyse performative (exactement l'analyse performative combinée avec l'analyse par le discours direct des pronoms personnels et réfléchis proposée par Susumu Kuno[29]) dans le cas des phrases de récit «à point de vue». Au terme de la démonstration, on peut dire que, pour Kuroda, ces phrases ou certaines de ces phrases, notamment les phrases japonaises comportant un adjectif psychologique avec un sujet à la troisième personne, ou celles qui transgressent d'une certaine façon les conditions d'emploi du pronom réfléchi zibun, constituent des cas d'observation singuliers qui falsifient l'analyse performative (et l'analyse par le discours direct de Kuno, que Kuroda avait déjà récusée dans un article légèrement antérieur[30]).

1.2. En 1972, John R. Searle publie dans la New York Review of Books un long article, mi-scientifique, mi-polémique, intitulé «Chomsky's revolution in linguistics» (traduit par «Chomsky et la révolution linguistique»)[31]. La critique majeure formulée à l'encontre de la linguistique chomskienne concerne sa sous-estimation du rôle de la communication. «La plupart des commentateurs sympathisants, écrit Searle, ont été si éblouis par les résultats obtenus en syntaxe qu'ils n'ont pas remarqué combien une grande partie de la théorie va à l'encontre des présupposés courants, tout à fait plausibles et conformes au sens commun, concernant le langage». Il poursuit en expliquant:

Pour le sens commun, la finalité du langage est la communication à peu près comme la finalité du cœur est de pomper le sang. Dans les deux cas, il est possible d'étudier la structure indépendamment de la fonction, mais il est pervers et sans intérêt de le faire, puisque la fonction et la structure entretiennent d'étroites relations. [Nous communiquons principalement avec les autres, mais également avec nous-mêmes, comme lorsque nous nous parlons à nous-mêmes ou que nous pensons verbalement]. Les langues humaines font partie des systèmes de communication humaine (les autres sont, par exemple, les gestes, les systèmes symboliques et les arts représentatifs), mais le langage possède un pouvoir de communication incommensurablement plus grand que les autres[32].

Searle présente la conception que Chomsky oppose à cette conception de sens commun dans les termes suivants:

À part des finalités générales comme l'expression des pensées humaines, le langage, pour lui, n'a pas de finalité essentielle; ou s'il en a une, il n'y a pas de connexion intéressante entre sa finalité et sa structure. Les structures syntaxiques des langues humaines résultent des caractéristiques innées de l'esprit humain; elles n'ont aucune relation significative avec la communication, bien que, assurément, les gens les utilisent entre autres choses pour la communication. [Ce qui est essentiel dans les langues, ce qui constitue leur caractéristique déterminante, c'est leur structure. Ce qu'on appelle le «langage des abeilles», par exemple, ne peut pas constituer une langue parce qu'il n'est pas structuré comme il faut, et le fait que les abeilles l'utilisent apparemment pour communiquer ne doit pas entrer en ligne de compte][33].

Searle reproche également à Chomsky et à ses collègues de n'avoir atteint que des résultats insignifiants dans le domaine de la sémantique (à plusieurs reprises, il marque son intérêt pour, voire sa solidarité avec l'entreprise des sémanticiens générativistes[34]) et de s'opposer à l'incorporation à la grammaire de l'étude des speech acts, au nom d'une conception erronée de la distinction entre compétence et performance linguistiques (Chomsky «semble penser que la théorie des actes de parole doit être une théorie de la performance plutôt que de la compétence, parce qu'il ne voit pas que la compétence est en fin de compte la compétence à faire une performance et que, pour cette raison, l'étude de la compétence linguistique et l'étude des aspects linguistiques de la capacité d'accomplir [to perform] des actes de parole se confondent»[35]).

Chomsky répond à Searle dans «The object of inquiry» («L'objet de la recherche»), deuxième des conférences Whidden, reprises dans Reflections on Language (Réflexions sur le langage), et plus indirectement dans «Empirisme et rationalisme», Dialogues avec Mitsou Ronat (où il ne mentionne pas le nom de Searle, mais où il reprend son analogie entre la fonction du langage et celle du cœur)[36]. Dans le premier texte, Chomsky répond point par point aux critiques de Searle. Il commence par préciser qu'il a toujours rejeté certaines des positions que Searle lui attribue: «Ainsi, je n'ai jamais dit qu'“il n'y a pas de lien intéressant” entre la structure du langage et “sa fonction”, y compris la fonction de communication […]. De plus, je ne pense pas que “ce qui est essentiel dans les langues […] est leur structure”. J'ai souvent décrit ce que j'appelle “l'utilisation créative du langage” comme une caractéristique essentielle, non moins importante que les propriétés structurales distinctives»[37]. Chomsky fait ensuite une distinction entre les deux points de désaccord les plus évidents: le lien essentiel posé par Searle entre le langage et la communication, et le lien essentiel posé également entre le sens et les speech acts (ou la possibilité de rendre compte du sens par la théorie des speech acts). Chomsky se déclare prêt à «admet[ttre] […]avec Searle qu'il y a un lien essentiel entre le langage et la communication, si l'on prend “communication” au sens large», c'est-à-dire si on inclut la communication avec soi-même ou la pensée verbalisée, ce qui lui apparaît en même temps comme une initiative malencontreuse, «car la notion de “communication” est alors vidée de son caractère essentiel et intéressant»[38]. En revanche, il affirme rester sceptique lorsque Searle soutient qu'il existe un lien essentiel entre le sens et les speech acts. Selon lui, la théorie des speech acts, qui analyse le sens en termes d'intentions du locuteur vis-à-vis de son auditeur, est en défaut à bien des égards; en particulier, elle ne permet pas de traiter les nombreux cas où le langage n'est pas utilisé pour communiquer (au sens étroit) et où l'intention du locuteur vis-à-vis de son auditeur n'apporte aucune lumière sur le sens littéral de ce qu'il dit.

La polémique entre Searle et Chomsky constitue le point de départ des quatrième et cinquième essais de cet ouvrage, «Quelques réflexions sur les fondements de la théorie de l'usage du langage» (1979) et «La théorie des actes de discours reformulée. Pour une théorie de l'usage du langage» (1980). On y trouve plusieurs citations, explicites ou dissimulées, de Searle ou de Chomsky, des exemples empruntés à Searle (comme celui du langage des abeilles) ou à Searle et Chomsky (comme celui de la communication avec soi-même ou de la pensée verbalisée), et tout un vocabulaire commun aux deux auteurs: «purpose» («but» ou «finalité»), «use» («usage»), «function» («fonction»), l'opposition entre «structure» et «usage», ou entre «structure» et «fonction». La réflexion terminologique qui ouvre le quatrième essai peut être interprétée comme contenant une critique implicite de l'utilisation floue, faite aussi bien par Searle que par Chomsky, de la notion de fonction essentielle du langage. En réaction, Kuroda propose de distinguer clairement les fonctions assignées au langage, pour ainsi dire, de l'extérieur, ou établies par l'observation de l'activité des usagers (fonction du langage pour un cadre militaire, pour un comique, pour un agent des services de renseignement…), et les fonctions relevant d'une étude interne du langage, établies sur la base d'observations proprement linguistiques. Dans la première acception, le terme «fonction» peut commuter avec «but» ou «usage»; dans la seconde, il ne le peut pas, il est pris comme un terme technique.

Cette restriction du sens du terme «fonction» fait que l'expression «fonction essentielle du langage» peut et même doit être comprise de façon purement interne, n'impliquant aucun jugement de valeur concernant les facultés ou les institutions humaines autres que le langage. Comme on le verra plus loin, je propose d'utiliser l'expression «fonction essentielle du langage» de la façon suivante: une fonction du langage sera dite plus essentielle qu'une autre si la seconde présuppose la première, c'est-à-dire si la première est une composante nécessaire de la seconde. Dès lors, l'adjectif «essentielle» renverra pour nous uniquement à une relation d'antécédence logique, établie sur la base d'une analyse des fonctions du langage[39].

À partir de là, la question de savoir si la fonction (le but, l'usage) essentielle du langage est la communication, qui constitue l'un des points de désaccord entre Searle et Chomsky, est comme déplacée du centre par une question plus intellectuellement intéressante, selon Kuroda, qui est celle de la relation entre la fonction communicative et les autres fonctions (internes) qu'on peut et même qu'on doit assigner au langage, envisagé, comme chez Searle, par le biais des speech acts. Dans le cinquième essai, Kuroda prend d'abord parti sans ambiguïté pour la grammaire générative (et plus particulièrement la théorie standard), contre le réductionnisme fonctionnaliste de la théorie des speech acts. Mais il formule rapidement des critiques, cette fois-ci directes, à l'égard de Searle aussi bien que de Chomsky:

On ne voit pas bien comment Searle peut justifier l'inclusion de la pensée verbalisée dans la communication dans le cadre conceptuel de la théorie des actes de discours, et on ne voit pas mieux comment Chomsky peut être d'accord avec Searle sur le fait qu'il y ait un lien essentiel entre le langage et la communication au sens large, tout en considérant en même temps que la notion de communication est alors vidée de son caractère essentiel et intéressant. Quel est le caractère de la pensée qui justifie qu'on puisse la subsumer sous la notion de communication? De quel caractère essentiel et intéressant la notion de communication est-elle vidée si nous en étendons la signification au point d'y inclure la pensée[40]?

La suite du chapitre contient une reformulation de la théorie des speech acts, portant spécifiquement sur la définition de l'effet illocutionnaire et partant de l'acte illocutionnaire (Kuroda s'appuie pour cela sur les termes d'une autre polémique ou discussion théorique, celle que Searle engage avec H. Paul Grice au début de Speech Acts. An Essay in the Philosophy of Language[41]), ainsi que d'autres propositions novatrices concernant la notion de communication, la distinction entre les speech acts qui sont des actes de communication et ceux qui n'en sont pas, la place à accorder à l'acte de penser verbalement dans le modèle. La conclusion revient sur l'insuffisance ou la non-radicalité de la position de Chomsky:

Contrairement à Chomsky, je ne suis donc pas disposé à «admet[tre] avec Searle qu'il y a un lien essentiel entre le langage et la communication», même en prenant «communication» au sens large, incluant la «communication avec soi-même». Nous devons insister au contraire sur le fait que le langage n'est pas la communication de façon beaucoup plus radicale que ne le fait Chomsky[42].

1.3. La narratologie française est évoquée, sans être nommée, dans les deuxième et troisième essais de cet ouvrage, «Grammar and narration» (1974) et «Réflexions sur les fondements de la théorie de la narration» (paru en traduction française, dans un volume d'hommage à Émile Benveniste, en 1975). Citations de Roland Barthes et de Tzvetan Todorov, présentation de la révision opérée par Gérard Genette de l'opposition entre histoire et discours posée par Benveniste: il est clair que l'ouvrage de référence pour Kuroda, le socle à partir duquel le débat sur la conception de la narration de fiction peut se construire dans la clarté, est le célèbre numéro 8 de la revue Communications, intitulé «Recherches sémiologiques. L'analyse structurale du récit», publié en 1966 (on peut lui adjoindre une autre référence théorique, présente dans le troisième essai uniquement: Littérature et signification de Todorov, publié en 1967)[43]. Kuroda ne mentionne pas, probablement parce qu'il ne connaît pas, «Discours du récit. Essai de méthode» de Genette, publié dans Figures III en 1972 et considéré aujourd'hui comme l'ouvrage fondateur de la narratologie en tant qu'étude du temps, du mode et de la voix dans le récit. Ceci n'est pas sans conséquences sur le vocabulaire utilisé dans ces essais. Kuroda ne connaît manifestement pas la clarification terminologique introduite par Genette (mais déjà contenue en germes dans les articles de Barthes et de Todorov précédemment évoqués) entre récit, histoire et narration[44]. Il utilise fréquemment «narrative» («récit») et «story» («histoire» ou «récit») de manière interchangeable, parle par exemple de «first-person stories» (lit. «histoires à la première personne»), quand on dirait plutôt aujourd'hui «narratives». En revanche, il utilise «narration» d'une manière plus systématique, pour désigner la performance linguistique qui consiste en la production d'un récit, avec une opposition entre «narration» et «narrative» qui est proche de celle que fait Genette entre «narration» et «récit», même si leurs conceptions de la narration divergent profondément. L'instabilité terminologique est encore accentuée par les traductions. En 1975, Tiên Fauconnier traduit (probablement) «Reflections on the foundations of narrative theory» (titre de la version anglaise, parue un an après la française) par «Réflexions sur les fondements de la théorie de la narration» (on peut penser que l'expression «théorie narrative» est encore inusitée au point de paraître inadéquate en français). En 1979, Cassian Braconnier traduit «Grammar and narration» par «Grammaire et récit», «modern theories of narration» par «théories modernes du récit» et toutes les autres occurrences de «narration» par «récit» — excepté celle qui fait référence à la catégorie de Käte Hamburger («Hamburger states that narration is a function by means of which what is narrated is generated […]», «Selon Hamburger, le récit, ou plutôt la narration, est une fonction qui engendre ce qui est narré […]»[45]). J'ai ajouté en note les termes utilisés dans la version anglaise chaque fois que cela me paraissait utile, soit pour une meilleure compréhension des analyses de Kuroda, soit pour rappeler, car cela n'est jamais inutile, que du temps a passé depuis l'écriture et la publication de ces essais, ainsi que de leurs traductions, qui fait que nous ne proposerions pas nécessairement (que je ne propose pas moi-même dans les traductions que j'ai effectuées) les mêmes équivalents aujourd'hui. D'autre part, il est intéressant de remarquer que le terme «narration» est utilisé pour la première fois (dès le titre) en 1974; il ne figure pas dans «Where epistemology, style and grammar meet: a case study from Japanese» («Où l'épistémologie, la grammaire et le style se rencontrent: examen d'un exemple japonais»), écrit en 1971[46] et publié en 1973 — excepté sous sa forme allemande, Erzählen (exactement fiktionalen Erzählens) dans la longue citation de Hamburger donnée dans l'Appendice[47]. Kuroda déclare alors qu'il n'est pas en mesure de proposer une évaluation critique de l'ouvrage de Hamburger (Die Logik der Dichtung, 1957, 2e éd. 1968), ce qui laisse penser qu'il vient juste d'en prendre connaissance[48]. En revanche, les essais qui suivent s'appuient sur une lecture approfondie de l'ouvrage de Hamburger. On peut indiquer au passage que cet ouvrage ne sera traduit en français qu'en 1986 (sous le titre Logique des genres littéraires) et que les ouvrages et articles de Barthes, Todorov et Genette précédemment évoqués témoignent d'une méconnaissance complète ou quasi complète (dans le cas de «Discours du récit») des propositions théoriques qu'il contient.

Kuroda ne connaît pas la terminologie propre à la narratologie; il ne connaît pas non plus les modèles de classification proposés dans «Discours du récit»: l'opposition entre le mode (contenant les phénomènes qui intéressent Kuroda sous le nom de «point de vue») et la voix (la narration ou le narrateur); le classement des narrateurs (en homodiégétique, hétérodiégétique, intra- et extradiégétique); celui des points de vue, rebaptisés «focalisations» (interne, externe, zéro). Les essais de Kuroda se situent dans un état du champ antérieur à ces modèles, dans lequel il n'existe pas d'opposition entre les questions relatives au narrateur et celles relatives au point de vue, mais un problème, qualifié d'ailleurs de «complexe», du narrateur et du point de vue[49]. Il n'existe pas non plus d'opposition, par exemple, entre l'omniscience (la focalisation zéro de Genette) et le point de vue (la focalisation interne): dès lors qu'on se situe dans le cadre d'une théorie communicationnelle de la narration, selon laquelle chaque phrase d'un récit est un message communiqué par le narrateur, l'expression du point de vue d'un ou de plusieurs personnages présuppose logiquement l'omniscience du narrateur.

En ce qui concerne le narrateur, Kuroda présente adéquatement la narratologie comme «une théorie du récit fondée sur la notion de narrateur» ou comme une «théorie narratrice [ou narratoriale] de la narration» («narrator theory of narration»), ou encore, de façon à la fois plus générale et plus linguistique, comme une «théorie communicationnelle du récit» ou «de la narration»[50]. Il convient d'insister sur le fait qu'à l'époque où Kuroda écrit, la narratologie ne se connaît pas comme telle: elle ne sait pas, par exemple, qu'il existe d'autres théories du narrateur et de la narration de fiction (on l'a vu avec Hamburger); elle ne connaît pas non plus d'alternative à sa conception, qui est une conception spontanée (ou vaguement étayée sur la lecture de quelques linguistes: Roman Jakobson, Émile Benveniste sélectivement) de la performance linguistique comme communication. Kuroda souligne cet état de fait; citant Barthes:

[…] le récit, comme objet, est l'enjeu d'une communication: il y a un donateur du récit, il y a un destinataire du récit. On le sait, dans la communication linguistique, je et tu sont absolument présupposés l'un par l'autre ; de la même façon, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans auditeur (ou lecteur)[51],

il commente:

Cette citation est un exemple de déclaration, des plus explicites et des plus franches, qui reconnaît qu'une théorie de la narration ayant recours à la notion de narrateur doit chercher ses bases théoriques dans la théorie communicationnelle de la performance linguistique. Cette reconnaissance n'est pas toujours explicite. Cependant, tant qu'une alternative à la théorie communicationnelle de la performance linguistique n'est pas proposée, il paraît inévitable d'interpréter la notion de narrateur telle qu'elle existe dans la théorie du récit, à l'intérieur du cadre communicationnel, ainsi que Barthes le fait[52].

On peut aussi considérer que le classement des narrateurs en homodiégétiques et hétérodiégétiques (comprendre: présents ou absents en tant que personnages dans l'histoire qu'ils racontent) constitue une variante notationnelle de la théorie selon laquelle les récits de fiction à la première et à la troisième personne ne se distinguent pas sous l'angle de la narration, considérée comme communication. Cette théorie est résumée par Kuroda dans «Où l'épistémologie, la grammaire et le style se rencontrent: examen d'un exemple japonais», dans les termes suivants: «Le narrateur est le “locuteur” d'un récit qui n'est pas à la première personne, tout comme “je” est le “locuteur” d'un récit à la première personne. Il s'ensuit que ces deux types de récits sont considérés sous le même angle»[53]. Tout son effort dans cet essai et dans les deux suivants consiste justement à proposer une théorie non réductionniste du récit de fiction à la troisième personne, une théorie qui refuse de considérer que les récits de fiction à la troisième personne peuvent être ramenés au modèle du récit de fiction à la première personne, moyennant quelques hypothèses auxiliaires (Kuroda est si peu réductionniste qu'il évite même de recourir à l'expression «third-person stories», qui est pourtant bien attestée à l'époque où il écrit et qui figure, sous cette forme ou sous des formes équivalentes, dans des ouvrages et articles qu'il cite[54]).

Il convient enfin de remarquer que Kuroda n'a pas les préventions de la narratologie et, plus généralement, de la théorie littéraire française, «structuraliste», à l'égard de l'auteur. Pour lui, l'écrivain («writer», terme utilisé dans le premier essai) ou l'auteur («author», utilisé dans les essais suivants), défini comme le producteur physique du récit, doit évidemment être pris en compte dans la description linguistique et l'étude stylistique des récits de fiction. En même temps, les essais de Kuroda pourraient être cités en exemple de ce qu'une théorie narrative centrée sur le travail de l'auteur n'est pas nécessairement condamnée à l'illusion biographique ou à la psychologie (les spéculations sur «l'intention de l'auteur»). On le voit très bien, par exemple, dans «Réflexions sur les fondements de la théorie de la narration», lorsque Kuroda s'interroge sur le sens pertinent de l'expression«une réalité fictive est créée par la narration». Ce qui importe, selon lui, ce n'est pas la question qui crée, mais et comment la réalité fictive de l'histoire est créée: «[…] l'action volontaire de l'auteur n'a pas de portée directe sur la signification de “créer”. Ce qui (et non celui qui) crée la réalité fictive dans l'esprit du lecteur, ce sont les mots et les phrases que le lecteur lit, c'est-à-dire l'histoire elle-même et non l'auteur»[55]. Il écarte également plus loin «le problème, qui est psychologique, de savoir comment l'image de l'événement imaginaire s'est mis à exister dans la conscience de l'auteur»[56]. On trouve d'autres exemples de cette attitude théorique et méthodologique dans «Étude du “marqueur de topique” wa dans des passages de romans de Tolstoï, Lawrence et Faulkner (en traduction japonaise, évidemment)»[57].

Avec les essais de Kuroda, on a affaire, d'une certaine façon, à une innovation de la théorie narrative (considérée comme «proto-narratologique», autrement dit appropriée par Genette et ses continuateurs) dans une direction qui n'est pas représentée par le développement de la narratologie.

[…]



Sylvie Patron


Pages de l'Atelier associées: Récit, Fiction, Narrateur, Narratologie, Voix, Énonciation?.


[1] «Mon intérêt pour ce domaine a également été suscité par des problèmes de syntaxe japonaise. Mais les problèmes abordés dans ces articles revêtent un caractère général» (Kuroda, 1979a: VIII; je traduis). À propos de Kuroda, 1973a et 1976a (voir, dans ce volume, chap. 1 et 3). Pour les références complètes des ouvrages et articles cités, voir la bibliographie, p. 199-210.

[2] Ruwet, 1979: 11. À propos de Kuroda, 1979c [1973a] et 1979c [1974a] (voir, dans ce volume, chap. 1 et 2).

[3] Dominicy, 1991: 152.

[4] Voir Kuroda, 1979a et 1979c. Voir aussi Georgopoulos et Ishihara, éds., 1991.

[5] Voir la bibliographie publiée sur le site du département de linguistique de l'Université de Californie à San Diego (UCSD): <http://ling.ucsd.edu/kuroda/bibliography.html>; (consulté le 3 janvier 2012).

[6] Kuroda, 1980: 75, et chap. 5, p. 167.

[7] Chap. 3, p. 131.

[8] Chap. 5, p. 163.

[9] Organisée par Jacqueline Guéron et Anne Zribi-Hertz pour l'équipe «Langues et grammaire» de l'UMR «Structures formelles du langage» (CNRS/Université de Paris 8-Vincennes-Saint-Denis), Centre Pouchet, 10 septembre 2009 (avecla participation d'Ann Banfield, Joseph Emonds, Susan Fischer, Jacqueline Guéron, Christian Leclère, Takuya Nakamura, Sylvie Patron, Mireille Piot, Jean-Roger Vergnaud, Anne Zribi-Hertz).

[10] Voir Katz et Postal, 1964, Chomsky, 1965.

[11] Voir Lakoff, 1976 (écrit en 1963 et publié en 1976).

[12] Voir Katz, 1970, McCawley, 1971.

[13] Voir McCawley, 1971, Lakoff, 1971, Chomsky, 1969/1970/1971.

[14] Pour un résumé quasi-exhaustif jusqu'à la date de publication, voir Dubois-Charlier, 1972, Galmiche, 1972, 1975.

[15] Voir Chomsky, 1965, McCawley, 1968.

[16] Kuroda, 1969 [1969]: 77.

[17] Voir Kuroda, 1979c [1974b]: 231.

[18] Publié en traduction française et dans une version abrégée en 1971, puis en anglais en 1972, et repris dans Kuroda, 1979a: 49-84, et 1979c: 119-166.

[19] Voir Fillmore, 1968.

[20] Voir Chomsky, 1969/1970/1971, et 1972.

[21] Voir Dougherty, 1969, Jackendoff, 1969, Emonds, 1970, Culicover et Jackendoff, 1971.

[22] Kuroda, 1979c [1972a]: 166.

[23] Kuroda, 1979c [1974b]: 231, n. 2.

[24] Chap. 1, p. 75, chap. 2, p. 86.

[25] Voir Searle et Vanderveken, 1985.

[26] Voir Ross, 1970 (écrit en 1968 et publié en 1970), Sadock, 1969, Lakoff, 1972: 559-569, Sadock, 1974: 21-50.

[27] Chap. 5, p. 158.

[28] Chap. 3, p. 94.

[29] Voir Kuno, 1972.

[30] Voir Kuroda, 1973c.

[31] Voir Searle, 1972 et 1973 [1972] (traduction française et version abrégée du précédent).

[32] Searle, 1973 [1972]: 239. J'ajoute la phrase entre crochets qui ne figure pas dans la traduction française.

[33] Ibid.: 240. Idem.

[34] Voir ibid.: 239, 240, 242.

[35] Searle, 1972. Je traduis cette phrase qui ne figure pas dans la traduction française. Je reprends la traduction de speech acts par actes de parole qui est utilisée dans la traduction française. Pour d'autres traductions possibles, voir chap. 4, p. 137, n. 1.

[36] Voir Chomsky, 1977 [1975]: 71-96, et 1977: 101-103. Le second texte n'est pas cité par Kuroda.

[37] Chomsky, 1977 [1975]: 72-73. «Lien intéressant» traduit «interesting connection», qui est traduit par «connexion intéressante» dans la traduction française de l'article de Searle.

[38] Ibid.: 73-74.

[39] Chap. 4, p. 135.

[40] Chap. 5, p. 160.

[41] Voir Searle, 1969: 42-50, et 1972 [1969]: 83-91. Voir aussi chap. 4, p. 138, et chap. 5, p. 161.

[42] Chap. 5, p. 173.

[43] Il est probable qu'il ait eu connaissance de ces ouvrages par l'intermédiaire d'Ann Banfield (source: Ann Banfield, «Aux quatre coins de la linguistique: journée d'hommage à Yuki Kuroda», 10 septembre 2009). Une autre médiatrice possible vers les ouvrages de théorie narrative (anglo-saxons) est Kristin Hanson, aujourd'hui professeure à l'Université de Californie à Berkeley, spécialiste de théorie du vers, amie d'une ancienne étudiante de Kuroda (source: Ann Banfield, communication personnelle, 9 mai 2011).

[44] «Je propose, sans insister sur les raisons d'ailleurs évidentes du choix des termes, de nommer histoire le signifié ou contenu narratif […], récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l'acte narratif producteur et, par extension, l'ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place» (Genette, 1972/2007: 15). Voir aussi chap. 1, p. 63, n. 1.

[45] Chap. 2, p. 88.

[46] Source: Ann Banfield, communication personnelle, 9 mai 2011. Voir aussi Kuno, 1972: 194 (References).

[47] Voir chap. 1, p. 79.

[48] Possiblement par l'intermédiaire d'Ann Banfield (source: Ann Banfield, communication personnelle, 9 mai 2011). Il convient cependant de remarquer que Kuroda lit et cite l'ouvrage de Hamburger en allemand, alors que Banfield n'utilise pour sa part que la traduction américaine, parue en 1973.

[49] Voir chap. 1, p. 66, n. 5.

[50] Chap. 2, p. 82, 88, 89, chap. 3, p. 95, 97, 98, 101, 104-106, 116, 119.

[51] Barthes, 1966/1981: 24. Voir aussi chap. 3, p. 93, n. 3.

[52] Ibid., p. 95.

[53] Chap. 1, p. 65.

[54] Voir Booth, 1961a, Cohn, 1966.

[55] Chap. 3, p. 121.

[56] Ibid., p. 128.

[57] Voir chap. 6, p. 183, 188, 189, 196.



Sylvie Patron

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Dernière mise à jour de cette page le 31 Octobre 2012 à 13h16.