Atelier

Florilège II Proposition esthétique Pour une poétique de la réécriture positive des textes

Les textes sont extraits de la nouvelle édition Christian Bourgois du Livre de l'Intranquillité de Bernardo Soares, traduit du portugais par Françoise Laye, présenté par Robert Bréchon et Eduardo Lourenço, publiée en 1999. La numérotation des textes correspond à celle de cette édition.

Le fait du lecteur :émergence d'un désir critique d'améliorer les textes

Lire ou le voyage intérieur ! (texte 265)

L'idée de voyager me plaît par métaphore, comme si s'était l'idée la plus appropriée pour plaire à quelqu'un d'autre qui ne serait pas moi. Toute la vaste visibilité du monde parcourt, de son mouvement d'ennui coloré, mon imagination mise en éveil ; j'esquisse un désir, en homme qui ne veut plus faire aucun geste, et la fatigue anticipée des voyages possibles accable, comme un vent brutal, la fleur d'un cœur déjà flétri. Et il en va des voyages comme des lectures, et des lectures comme de tout le reste… Je rêve d'une vie érudite, dans le muet commerce des Anciens et des Modernes, renouvelant mes émotions grâce aux émotions des autres, emplissant mon esprit de pensées contradictoires en suivant les contradictions des penseurs, ou de ceux qui ont presque réussi à penser, c'est-à-dire de la majorité des gens qui ont écrit. (…) Et il en va des lectures comme de tout le reste… Dès que je peux rêver de quelque chose qui interromprait réellement le cours silencieux de mes jours, je lève des yeux lourds de protestation vers ma sylphide personnelle, qui serait peut-être sirène, la pauvre, si seulement elle avait appris à chanter.

Le bien lire, c'est le lire mal, l'esprit oisif et impénitent… (texte 229) Lire, c'est rêver en se laissant conduire par la main. Lire mal et d'un coup d'œil nous libère de la main qui nous conduisait. La superficialité dans l'érudition, voilà la meilleure façon de bien lire et d'être profond. (…)

Quand lire devient une tragédie pour le perfectionneur ! (texte 250) Je ne peux lire, parce que mon sens critique suraigu n'aperçoit que défauts, imperfections, améliorations possibles. (…)

Lecteur incorrigible, le perfectionneur est toujours interrompu par son imagination et son goût de parfaire l'écrit (texte 417) Je ne connais pas de plaisir qui vaille celui des livres ; et je lis peu. Les livres sont des présentations aux songes ; et l'on n'a nul besoin de présentations lorsqu'on se met, avec tout le naturel de la vie, à bavarder avec eux. Je n'ai jamais pu lire un seul livre en m'y abandonnant totalement : à chaque pas, le commentaire incessant de l'intelligence ou de l'imagination venait troubler le fil du récit. Au bout de quelques minutes, c'était moi qui écrivais le livre – et ce que j'écrivais n'existait nulle part. Ma lecture favorite, c'est la relecture d'œuvres banales qui dorment avec moi sur ma table de chevet. Il en est deux qui ne me quittent jamais : la Rhétorique du P. Figueiredo et les Réflexions sur la langue portugaise du P. Freire. Je relis toujours ces livres avec profit ; et s'il est vrai que je les ai lus en leur entier, je ne l'ai jamais fais de façon de suivie. Je dois à ces œuvres une discipline dont je me crois par moi-même incapable – une règle de l'art d'écrire objective, une loi gouvernant la raison par laquelle les choses sont écrites. (…) Je lis et m'abandonne, non pas à la lecture, mais à moi-même. Je lis et m'endors, et c'est comme en rêve que je suis la description des figures de rhétorique chez le P. Figueiredo, et dans des forêts enchantées que j'entends le P. Freire enseigner qu'il faut dire Magdalena, car c'est le vulgaire qui dit Madalena.

Redonner vie aux personnages secondaires (texte 92) Non il n'est pas de regret plus lancinant que le regret des choses qui n'ont jamais été ! Ce que j'éprouve en pensant à mon passé dans le temps réel, en pleurant sur le cadavre de mon enfance en allée… cela même n'égale pas la ferveur douloureuse et l'émotion avec lesquelles je pleure du regret que les humbles créatures de mes songes ne soient pas réelles ; mon regret va même jusqu'aux personnages secondaires, que je n'ai vu qu'une fois dans ma pseudo existence, en tournant par hasard au coin d'une rue dans ma vision imaginaire, ou en passant devant un portail, dans une de ces ruelles que j'ai remontées et descendues mille fois en rêve. Mon chagrin, devant l'impossibilité de ranimer et de relever ces créatures, ne connaît jamais de ressentiment plus vif envers Dieu (ce créateur d'impossibilités) que lorsque je me rends compte que mes amis de rêve, avec lesquels j'ai vécu tant d'incidents divers dans mon existence fictive, avec lesquels j'ai tenu tant de brillantes conversations, dans des cafés imaginaires, que tous ces amis n'ont jamais appartenu, en fin de compte, à aucun espace où ils n'auraient pu exister réellement, et indépendamment de la conscience que j'avais d'eux. (…)

Un métier fictif par excellence : l'invention de l'art du perfectionneur (texte 291) S'il existait en art la profession de perfectionneur, j'aurais eu dans le vie (de mon art) une fonction véritable… Arriver une fois l'œuvre réalisée par quelqu'un d'autre, et puis ne travailler qu'à la perfectionner : c'est peut-être ainsi que s'est faite l'Iliade. Mais surtout ne pas avoir à faire l'effort de la création primordiale ! Combien j'envie ceux qui font des romans, qui les commencent, les écrivent et les achèvent ! Je peux les imaginer, ces romans, chapitre par chapitre, j'imagine parfois jusqu'aux phrases des dialogues ou des passages intermédiaires, mais je serais incapable de jeter sur le papier ces rêves d'écriture […]

Perfectionner un style en définissant un idéal esthétique possible ou impossible (texte 131) rien à faire, ni à penser devoir faire, je m'en vais coucher sur ce papier la description d'un idéal – une brève esquisse. La sensibilité de Mallarmé coulée dans le style de Vieira ; rêver comme Verlaine dans le corps d'Horace ; être Homère au clair de lune. Tout sentir, de toutes les manières ; savoir penser avec ses émotions, et sentir avec sa pensée ; ne rien désirer fortement, sauf en imagination ; souffrir avec coquetterie ; voir clairement pour écrire juste ; se connaître en usant de feintes et de tactique, se naturaliser différent, mais avec tous ses papiers ; en somme, utiliser au-dedans de toutes ses sensations, en les épluchant jusqu'à Dieu même ; mais tout remballer et tout remettre en vitrine, comme ce commis que j'aperçois d'ici, disposant ses boîtes de cirage de la marque dernier cri. Tous ces idéaux, possibles ou impossibles, touchent maintenant à leur terme. J'ai la réalité devant moi – et ce n'est même pas le commis (que je ne vois pas), c'est sa mains seulement, tentacule absurde d'une âme dotée d'une famille et d'une histoire, qui gesticule comme une araignée sans toile et qui s'agite pour refaire son étalage, là devant moi. Et voilà une des boîtes qui tombe, semblable au Destin de chacun d'entre nous ;



Julia Peslier

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 25 Janvier 2005 à 9h23.