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Polytrope, par Jean-Christophe Igalens

Extrait de Casanova. L'écrivain en ses fictions (Paris, Éditions Classiques Garnier, coll. "L'Europe des Lumières", 2011). Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Classiques Garnier.

Comptes rendus publiés dans Acta fabula: L'ordre du vagabondage, par Didier Coste et Fictions de soi: Rousseau & Casanova, deux stratégies d'écrivain au XVIIIe siècle par Jean-François Perrin.



[L'écrivain rêvé de Casanova est une figure du dégagement. Le Vénitien veut communiquer ses idées, mais esquiver leur imputation ; écrire sa vie, mais éviter les conséquences de la reddition de compte et du dévoilement. L'écrivain en ses fictions, entre objet social, enjeu moral, instance imaginaire et figure impliquée par les textes, vise à comprendre la construction de cet écrivain éludant idéalement les identifications, son articulation avec une pensée et une éthique du «faire comme si», les relations entre l'Histoire de ma vie et la fiction comme fait anthropologique, cadre pragmatique et institution au sein d'une culture. Ces pages constituent le quatrième chapitre du livre. Après l'étude d'une problématique «trajectoire» d'écrivain (chap.1), l'analyse des enjeux de la reconnaissance (chap.2) puis de l'écriture rhapsodique (chap.3), se pose la question de «l'identité» ou de la «figure» d'écrivain recherchée ou désirée par Casanova. Elle conduit à travailler sur un terme, le «polytrope», au statut théorique glissant, entre modèle anthropologique, pseudonyme et représentation de l'écrivain.]



Polytrope


Il n'est pas aisé de définir l'identité d'écrivain que rechercherait Casanova: il ne semble offrir au regard qu'un bougé incessant. Ses considérations sur les noms qui permettent de dire une telle identité sont trop fluctuantes pour cerner la figure[1] qui aurait eu à ses yeux le plus de valeur, pour déterminer où il aurait cherché à se situer dans l'«espace des possibles de l'identité d'écrivain»[2].

Dans la Solution du problème déliaque, il dresse les portraits croisés de l'«homme d'esprit» et du «géomètre»[3]. Les deux figures décrivent mutuellement leurs limites. Le géomètre est «l'homme de la raison, dont on admire le fin jugement», mais, «lourd» et laborieux, il a l'air «un peu bête» en société. «Sublime dans sa science», il n'a pas «l'ombre de la belle littérature», il peut ne faire «aucun cas de la poésie, ne savoir que médiocrement l'histoire, et n'être ni éloquent, ni écrivain qui se distingue par la beauté du style». La justesse de son esprit le préserve des passions et le prive des sentiments vifs: «s'il devient amoureux, il ne l'est que froidement». Il est proche par bien des aspects du savant, spécialiste d'un champ du savoir et mal adapté à la vie en société, auquel s'opposent les «gens de lettres» tels que les représente Voltaire dans l'Encyclopédie: appliquant l'«esprit philosophique» à l'ensemble des connaissances humaines, ceux-ci en diffusent les bienfaits dans un monde où ils savent vivre. L'«homme d'esprit» selon Casanova connaît le monde mieux que les livres et sait tirer parti de toutes les situations. Il est «rusé, hardi, insinuant, séduisant, jamais dupe», mais ces qualités ne sont pas rares. La confrontation avec le géomètre fait, en creux, le procès de sa superficialité Ses succès, en revanche, soulignent les insuffisances du savant froid, pesant et coupé de ses semblables.

Rien ne montre cependant mieux la façon dont les jugements de Casanova sur les spécifications de l'homme de lettres sont traversés par des discours contradictoires que sa valse-hésitation sur la figure du «philosophe». Le Vénitien semble bien valoriser le mot lorsqu'il est question du mérite particulier des hommes de lettres. Il partage l'idée que les savoirs livresques et expérimentaux légitiment l'accès à des positions de pouvoir, fût-ce dans l'ombre d'une autorité politique fondée sur les anciennes impostures. Rien ne le heurte dans la promotion du philosophe au statut de grand homme. S'il estime que Voltaire ne mérite pas qu'on le commémore par une statue, c'est en raison des critiques personnelles qu'il lui adresse. Le principe même lui semble tout à fait légitime: «le lettré éminent»[4] qui contribue au bonheur du genre humain mérite la célébration publique et l'inscription dans la mémoire collective. L'extension à peu près universelle des compétences du philosophe et sa relation avec l'idée d'encyclopédisme l'érigent en pôle d'attraction indéniable.

En revanche, le Vénitien condamne sa fonction démystificatrice, incarnée par Voltaire: s'en prendre publiquement aux fondements de l'ordre, pour injuste qu'il soit, risque d'entraîner la société dans le chaos. La légitimation du philosophe par son rôle de porte-parole de l'opinion publique naissante est profondément étrangère à ses représentations. Casanova maintient une position plus conservatrice: le philosophe tire sa légitimité d'un tête-à-tête avec un puissant qui sait reconnaître son mérite et lui faire une juste place à ses côtés ou dans son ombre.

Le mythe du commerce de gloire souffrait de la contradiction patente entre la dépendance matérielle de l'écrivain et la réciprocité idéale de l'échange dans l'ordre symbolique. À cette instabilité constitutive s'ajoute désormais l'inconfort d'une position conservatrice qui doit s'accommoder de ne plus partager les croyances qui la fondaient:la soumission du philosophe aux puissants est perçue comme un sacrifice nécessaire aux illusions et aux mensonges sur lesquels repose l'ordre social. Le philosophe est donc voué à se mettre au service d'hommes dont le rang supérieur n'est dû qu'à l'arbitraire. Le conservatisme politique qui fonde cette position interdit à Casanova de se reconnaître tout à fait dans le modèle naissant ; celui-ci, symétriquement, rend la posture de soumission au pouvoir difficilement tenable.

Les réactions de Casanova devant la crise révolutionnaire exacerbent ces tensions. La correspondance avec Opiz témoigne d'une hésitation qui se dit plus directement après la Révolution. Le nom désigne encore un objet de désir incommensurable au sujet désirant: «Lors donc que Vous me prodigués le tître de “Philosophe”, Vous m'honorés trop; Vous ne me dites pas ce que je suis, mais ce que je voudrois être, ce que je pourrois être aussi, si j'avois plus de force dans l'ame»[5]. Plus loin, alors qu'Opiz ne renonce pas à l'appeler ainsi, le Vénitien laisse transparaître sa frustration. Il constate que son nom propre ne peut pas prendre place dans une série prestigieuse: «Il me faut des Socrates, des Epicure, des Epictete, des Boece, des Baïle et des d'Alembert; pour Vous il ne Vous faut que des Casanova. Je Vous plains»[6]. Le trajet de Socrate à d'Alembert manifeste la polysémie du nom. Il désigne tour à tour le modèle de la philosophie antique, l'incarnation d'une éthique (Épicure est toujours loué, chez le Vénitien, pour sa morale pratique[7]), une figure tutélaire de la République des Lettres et un idéal de savoir propre aux Lumières. Le philosophe selon Casanova se constitue comme l'objet synthétique et fuyant de désirs multiples.

L'admiration qu'il suscite se tarit en revanche lorsque son nom connote une remise en question de l'autorité, fût-ce sur le plan littéraire, et une responsabilité particulière envers le bonheur du genre humain. Ce n'est pas seulement par provocation que Casanova préfère les habits du «philologue» à ceux du philosophe quand son correspondant énonce trop clairement la vocation humanitaire du second. Le Vénitien a reproché à Opiz l'inexactitude de ses citations. Celui-ci se défend en invoquant les valeurs philosophiques. «Ami fervent […] de l'humanité», il préfère «les raisons» aux autorités, «les vérités» aux phrases. «Philosophe» et non pas «philologue», note-t-il, il lit les auteurs classiques pour en «pes[er] toutes les assertions»[8], sans chercher à remplir ses lettres de citations clinquantes. Casanova dramatise sa réponse. Il oppose aux prétentions de son correspondant une définition du philologue qui est aussi un autoportrait en érudit:

Il ne faut pas, mon cher ami, toujours et généralement mépriser ce qu'on n'a pas; c'est un trop puissant égoïsme; ne vous en déplaise. La philologie est l'âme de la grammaire; c'est la littérature elle-même. Philologue mot grec signifie amateur des Lettres. Voyez ce que dit Clément d'Alexandrie, Aulu-Gele, et Solin le polyhistor. Polyhistor et Philologue sont pris dans la même acception par les anciens, et pour ce qui regarde les modernes je vous dirai que Juste-Lipse, les Scaligeri, Turnèbe et trente autres ne furent que philologues. Je les révère, et je marche encore sur leurs traces, dernier de leurs écoliers[9].

L'héroïsation de soi en dernier des philologues répond au culte dont Voltaire et Rousseau font l'objet. Le tropisme conservateur était de longue date un fondement des représentations littéraires de Casanova; il se radicalise en 1793 quand il peut s'affirmer comme une réaction autant anti-révolutionnaire qu'anti-philosophique.

Si les hésitations de Casanova témoignent des reconfigurations à l'œuvre dans le demi-siècle qu'il traverse, elles éclairent aussi ses propres pratiques. Le «bel esprit» dont l'image mondaine structure implicitement une relation ambigüe avec la bonne compagnie, «l'homme d'esprit» qui doit plus à l'ingéniosité pratique qu'à la culture des Belles-Lettres, les figures du savant «géomètre», du pointilleux et érudit «philologue» ou du «philosophe» méritant sont des pôles d'attraction dont l'efficacité tient au mouvement d'hésitation et de contradiction qu'impliquent leurs interactions plus qu'à leur propre définition. Sur la carte qu'ils dessinent, Casanova ne se situe pas. Encore une fois, la dialectique entre le désir de reconnaissance et la hantise de l'identification joue un rôle essentiel. Le Vénitien prend position relativement à des noms identifiables; il esquive leurs conséquences, déjoue le déploiement de leurs significations et suscite des identifications contradictoires, au risque de compromettre le processus de reconnaissance. Ce n'est donc pas seulement l'analyse de chacune des identités multiples d'écrivain entre lesquelles Casanova oscille ou qu'il mêle jusqu'à la contradiction qui pourra permettre de saisir un mouvement qu'il faut accepter de ne pouvoir approcher qu'obliquement.

Le «polytrope», première désignation d'Ulysse dans l'Odyssée que le Vénitien définit deux fois au cours de sa carrière littéraire et qu'il emploie comme pseudonyme, n'est pas exactement un de ces noms qui définissent et rendent possibles une figure d'écrivain. Pourtant, à l'ombre de son statut incertain, il représente un «lieu» central où les problèmes de l'identité d'écrivain et les interrogations anthropologiques sont indissociables, au revers des hésitations de Casanova sur les représentations et les possibles mieux établis.


Polytrope, imposteur, misanthrope


Le polytrope, figure de l'écrivain?

Dans la livraison d'avril 1780 des Opuscoli Miscellanei, Casanova publie des Riflessioni politico-filosofiche sull'antica aristocrazia romana esempio a tutte le nazioni che vogliono mantenersi libere ad uso del popolo inglese[10]: il y prend la défense de l'aristocratie en réponse à un pamphlet contre l'organisation politique de la Sérénissime[11]. Le Vénitien signe ses réflexions d'un pseudonyme composite, «Politropo pantaxeno Selvaggio», «Pantaxène polytrope, Sauvage». Le «Sauvage» peut se lire comme la construction d'une extériorité politique fictive, destinée à donner du poids à une parole trop évidemment de circonstance; quant au deuxième terme, il rappelle le pseudonyme de Casanova à l'Académie de l'Arcadie, «Eupolémo pantaxeno»[12]. «Politropo» nécessite un plus ample commentaire parce que le Vénitien en propose deux définitions différentes, l'une dans la Confutazione della Storia del Governo veneto et l'autre dans la lettre À Léonard Snetlage. Dans la première bibliographie des œuvres de Casanova, Joseph Pollio traduisait, sans s'y arrêter, «Politropo» par «polythrope»[13]: s'il y a là une bévue philologique, l'examen des textes de Casanova montre que cette erreur a une paradoxale fécondité.

«Politropo» est une transcription de l'«Andra […] polutropon» qui ouvre l'«Invocation» précédant le récit de l'Odyssée, c'est-à-dire de la périphrase désignant Ulysse pour la première fois avant même qu'il ne soit nommé. La traduction française canonique, «l'Homme aux mille tours», cherche à rendre l'ambivalence du mot en grec: à l'orée de son œuvre, Homère définit Ulysse comme une figure de la métis, de la ruse pensée comme une vertu[14], et comme l'homme de l'errance, de la vocation aux détours[15]. Le mot est composé sur «tropos»: rien ne justifie donc la présence d'un «h» dans sa transcription française. Cependant, entre la définition proposée dans le Confutazione et celle d'À Léonard Snetlage, on peut observer une transformation des enjeux associés au polytrope justifiant la chimère linguistique représentée par le «poly[an]thrope» de J.Pollio. À l'origine figure de la prudence, il en vient à désigner un mode d'être défini par l'unité de l'individu et la pluralité de ses rôles: «polytrope, écrit Casanova, serait un homme d'un si grand caractère qu'il serait capable de les jouer tous»[16].

Ce nom semble donc avoir partie liée avec une réflexion anthropologique, plus qu'avec l'identité d'écrivain. Son emploi comme pseudonyme attire pourtant l'attention. Certes, Casanova ne l'utilise comme tel qu'une seule fois: c'est peu pour autoriser un travail critique qui consisterait, selon le mot de M. Laugaa, à sculpter «l'image (ou l'icône) pseudonyme»[17]. Notons malgré tout que la relation entre le mot et la pseudonymie ne s'arrête pas à cet unique emploi: la redéfinition du polytrope dans À Léonard Snetlage apparaît dans le contexte d'une réflexion sur le langage justifiant ailleurs chez Casanova le changement du nom ou l'enrichissement du patronyme par le pseudonyme. Anticipons sur les analyses de détail pour dire les raisons qui invitent à s'interroger sur le statut de ce nom et sur sa relation avec l'identité d'écrivain.

Le polytrope selon Casanova s'inscrit dans des systèmes d'opposition: contre le fourbe-imposteur lorsqu'il renvoie à la prudence et phonétiquement contre le «misanthrope» dans À Léonard Snetlage. Le Vénitien écrit d'ailleurs généralement «misantrope»: sa graphie efface la trace de l'hétérogénéité étymologique, comme plus tard la «traduction» de J. Pollio. Or le misanthrope et l'imposteur sont, pour Casanova, doublement liés à l'identité d'écrivain. Les deux noms dénotent un comportement ou un modèle anthropologique et désignent en même temps des figures de savoir, des médiations nécessaires à la constitution du discours moraliste: au problème posé à la connaissance par la diversité des individus, Casanova ne répond pas par une réflexion sur des catégories qui pourraient produire de l'intelligibilité. Il définit des lieux-origines depuis lesquels le discours de savoir serait possible. D'autre part, ces noms participent à la construction de deux grandes figures qui représentent, aux yeux de Casanova, des positions extrêmes dans l'espace des possibles de l'identité d'écrivain. Rousseau lui semble l'exemple achevé de l'écrivain misanthrope tandis qu'il cherche à réduire sa fascination pour Voltaire en le constituant comme type de l'auteur imposteur. Ces définitions visent en creux à ouvrir un possible à sa propre identité d'écrivain. La tentative bronche à chaque fois sur la découverte, chez ces auteurs qui devraient être des figures de l'altérité, des ambivalences de sa propre position imaginée.

À la croisée de discours anthropologiques et de la construction de figures d'écrivains, le polytrope est un objet fuyant que l'on approche mieux par comparaison qu'en proposant une définition rigide. Chez Rétif de la Bretonne, dans Les Posthumes, le duc de Multipliandre se réincarne en de multiples personnages à travers le temps et l'espace, recréant un lien là où l'histoire ne donne à voir que la rupture et le déchirement. Le personnage fictionnel rejoint la discontinuité formelle et les stratégies pseudonymiques de Rétif: dans ces phénomènes convergents se nouent les rapports entre les diffractions d'une identité d'écrivain faite désormais d'une succession de métamorphoses et une crise d'identité plus large[18]: «l'écrivain, note M. Delon, s'invente comme un être collectif, susceptible d'une expérience et d'une action transhistoriques», se situant au cœur du «champ de ruine où «s'ébauche la cité future», où «l'individu n'est plus assuré de son intégrité» et doit «assumer les discontinuités de l'être et les failles du nom».[19]

Un rapprochement étymologique s'impose entre le duc de Multipliandre et le polytrope redéfini comme «poly-anthrope». Comme le personnage de fiction, le modèle anthropologique-pseudonyme inscrit obliquement dans le texte la diffraction de l'identité de l'écrivain et le problème de l'unité de l'individu: la labilité du nom engage l'un et l'autre problèmes. Certes, le polytrope ne procède pas des différentes crises qui précèdent et accompagnent la période révolutionnaire. Modèle idéalisé, il relève plutôt de la transposition rêvée du discours ancien de l'«honnêteté». Sa part d'ombre découle moins d'une rupture entre l'individu et l'histoire qu'elle n'a partie liée avec les contradictions de la reconnaissance. Comme les pseudonymes de Rétif et la fiction du duc de Multipliandre, il entremêle cependant les métamorphoses de l'«écrivain» et la pensée d'une identité plurielle.

Dominique Maingueneau rappelle d'autre part que l'andra polutropon d'Homère a souvent été compris comme une image du poète. Les «tours» de la ruse ou de l'errance sont aussi les tropes de la rhétorique[20]. Pour D. Maingueneau, le polytrope est un de ces «embrayeurs paratopiques» qui inscrivent au sein du texte la situation d'énonciation particulière du discours littéraire, toujours contraint de redéfinir le lieu de son énonciation en même temps qu'il s'énonce[21].

Dans la Confutazione, en italien, le Vénitien, cherchant les chemins de son propre retour, définit le polytrope par la mètis. Dans une rêverie linguistique en français et sur le français, présentée comme l'œuvre d'un italien[22], le nom en vient à figurer un modèle anthropologique dont l'unité tient paradoxalement à ce qu'il ne se laisse pas fixer, à ce qu'on ne peut lui assigner aucun caractère. Passant de l'italien à ce français qui est, en 1797, la langue d'élection, celle de l'exil et d'une Europe qui n'est plus, les détours d'Ulysse servent à figurer un individu constitué par ses métamorphoses.

L'idée de «paratopie», qu'il ne s'agit pas ici de discuter ou de s'approprier d'un point de vue théorique, suggère, par comparaison, un fonctionnement possible du polytrope de Casanova. Imaginant une identité plurielle par la redéfinition d'un nom qui se rapporte culturellement au personnage par excellence du voyage, de l'errance et de la quête de reconnaissance[23], le Vénitien inscrirait dans le texte une position d'énonciation qui serait aussi l'objet d'un désir littéraire.

Pour mieux approcher cette figure, il a fallu anticiper sur les analyses de détail et leurs conclusions. S'il n'a pas paru tout à fait inutile d'accepter ces soubresauts méthodologiques, c'est que l'analyse des textes et les contextualisations locales qui devront être menées ne peuvent pas se passer d'une réflexion plus large sur le statut du « polytrope», quitte à en reconnaître la nature problématique. L'étude du mot appellerait un entremêlement idéalement maîtrisé de méthodes, une attention aux plis du texte et aux multiples croisements de discours qui le traversent. Les pages suivantes ne prétendront donner qu'une succession de tentatives conscientes de leurs limites, justifiée seulement par la volonté de ne pas se détourner d'un objet central et fuyant.


Définitions et contextes

Dans la Confutazione, la définition du polytrope apparaît au cours d'une argumentation qui défend le génie vénitien et, en creux, combat la mauvaise opinion que les pouvoirs ont de l'auteur. Casanova relève qu'Amelot présente avec une intention polémique ses compatriotes comme des êtres cosmopolites, impénétrables et glissants. Il choisit de ne pas contester ces qualités et de renverser le jugement de valeur qui leur est attaché. La définition est l'aboutissement d'une série d'arguments destinés à valoriser la ruse vénitienne. La pompe du mot et l'autorité homérique transforment le blâme en éloge:

Homère, d'autre part, commence L'Odyssée […] en appelant son héros Ulysse, à l'évidence pour le louer, […] politropos. Ce terme n'est ni le fourbe ni l'homme à tout faire […], mais pol tropos, c'est l'homme de toutes les nations, qui sait se comporter avec prudence en fonction de l'occasion, qui sait s'accorder et s'adapter au goût d'autrui, imaginer des expédients et trouver des remèdes, des méthodes et des moyens pour se tirer des mauvais pas[24].

Casanova ne réfute pas l'accusation. Il utilise la référence culturelle à l'Odyssée pour contester les valeurs sur lesquelles la critique prenait appui. Elle repose sur le choix des mots et sur la dignité qu'on leur reconnaît: les Vénitiens ne sont plus les êtres équivoques dépeints par Amelot, ce sont les héritiers de la mètis d'Ulysse, modèle antique transparent de théories moins lointaines pensant la prudence comme l'intelligence des moyens[25]. Il n'est guère difficile de comprendre que cette revalorisation du cosmopolitisme, de la prudence et de l'ingéniosité est aussi un plaidoyer pro domo. Le propre parcours de Casanova ferait ainsi de lui le Vénitien par excellence, selon sa nouvelle définition. L'évocation d'Ulysse le lave de l'image d'aventurier ambigu qui le précède désormais dans les villes européennes et fait obstacle à son retour. Le polytrope sert donc à définir une conduite rusée distincte de la fourberie: grâce à lui, Casanova substitue une figure prestigieuse à un personnage social compromis.

Après l'avoir employé comme pseudonyme en 1780, Casanova retrouve le polytrope en 1797, dans À Léonard Snetlage. À l'article «Renardin»[26], mot que sa «bassesse» interdirait d'employer dans une «composition sérieuse», Casanova glisse de la censure vers la réflexion linguistique, et de cette réflexion vers une association d'idées qui produit la rencontre incongrue, fruit de l'imagination phonétique plus que de l'argumentation logique, entre deux mots et deux caractères, le misanthrope et le polytrope:

Les latins ont vulpinus; et il n'est pas ignoble par rapport au son, vulpina pellis assuenda, si leonina non sufficit [il faut s'habiller à la peau du renard quand celle du lion ne suffit plus]. Nous l'avons aussi en italien, mais nous n'oserions nous en servir que dans le style bernesco. Renardin est donc un mot que la langue française doit improuver par nulle autre raison que parce qu'il excite à rire. Il n'aurait pas ce défaut en grec, où cerdalophron [rusé] est le nom de la première des vertus d'Ulysse. Un sujet ignoble devient noble en grec, seulement en grâce du beau nom qu'il porte, ou qui le caractérise. Le même Ulysse, puisqu'il est question de lui, est admiré en qualité de politrope, qui serait injurieux en France par rapport à ce qu'il signifie, mais non pas certainement à cause du terme, qui est noble, et plus sonore que misanthrope. Politrope serait un homme d'un si grand caractère qu'il serait capable de les jouer tous[27].

La première singularité de cette définition est de prendre place à l'intérieur d'une réflexion sur la langue: la sonorité du mot entraînerait un jugement de valeur sur la chose. Il y a bien un ordre spécifique des bienséances esthétiques puisque tous les mots ne conviennent pas à tous les styles. Plus fondamentalement, Casanova juge que la texture sonore participe à la production du sens, si l'on admet que les jugements de valeur attachés au signifié sont une propriété sémantique. L'affirmation de cette relation entre le son et le sens revient à plusieurs reprises sous la plume du Vénitien et se développe à partir d'une idée traditionnelle: le poète doit choisir ses mots selon la hiérarchie des genres et des styles. Dans le «Discours préliminaire sur Homère et ses poèmes» qui précède sa «traduction» italienne de l'Iliade, Casanova estime déjà que les réalités triviales peuvent être représentées sans détoner dans le grand genre de l'épopée si les mots pour les dire ont une sonorité noble. Il aurait reçu cette leçon de relativisme linguistique de Crébillon père, à l'occasion sans doute de ses leçons de français[28]. Du problème des styles à celui de la relativité des jugements de valeur, il n'y a, chez Casanova, qu'un pas que la réflexion sur la différence des langues lui permet de franchir allégrement.

Pour le Vénitien, la question a des conséquences importantes: elle rejoint la revendication du droit d'inventer son nom. Dans une page célèbre et souvent commentée de l'Histoire de ma vie, Casanova légitime la création du nom «Seingalt» par la liberté d'utiliser l'alphabet (II, 728-729[29]). Il avait déjà formulé cet argument dans le Scrutinio del libro Eloges de Monsieur de Voltaire par différens auteurs. Tout en soulignant l'arbitraire de la particule que s'est arrogé Voltaire, le Vénitien lui reconnaît le droit de choisir un nouveau nom. Les sonorités d'«Arouet» le justifient amplement:

Le nom Arouet ne plaisait pas au héros, avec ou sans «de»; et de fait il n'avait pas tort, parce que c'est un nom plein de brutalité, et de mauvais augure. Comment le sieur Marie-François pouvait-il jamais parvenir à se rendre illustre et célèbre sous le nom d'Arouet qui, parce que les Français n'ont pas pour usage de prononcer le t à la fin du mot, sonne à l'oreille comme bon à mourir sur la roue les os brisés à coup de barre de fer?[30]

Il faut faire la part de l'intention polémique, chez un Casanova qui rapproche quelques lignes plus bas «Voltaire»d'une série de mots péjoratifs, donnés en italien puis en français: «adversaire, contraire, faussaire, mercenaire, sicaire, temeraire, salaire, ordinaire, Calvaire»[31]. Le persiflage n'épuise cependant pas le sens de cet argument. À l'image du départ et du passage des frontières[32], le changement de nom procède de la volonté d'échapper à la pesanteur d'un destin: rupture d'avec la lignée, il est aussi libération d'un poids sonore qui restreint les possibles de l'existence. La vie du comte Fabris, né Tognolo dans le souvenir du Vénitien, est exemplaire de cette fonction émancipatrice:

Cet homme qui dut sa fortune à ses vertus serait peut-être mort dans l'obscurité s'il avait gardé son ancien nom de Tognolo qui est positivement nom de paysan […] Devenu Fabris, il n'était plus Tognolo. Ce nom lui aurait fait du tort, car il n'aurait jamais pu le prononcer sans faire souvenir à ceux qui l'auraient entendu sa basse naissance, et le proverbe qui dit qu'un paysan est toujours paysan n'est que trop fondé sur l'expérience. On croit un paysan insusceptible d'un parfait usage de la raison, de sentiment pur, de gentillesse et de toute vertu héroïque […]. L'air distingué, les sentiments, les lumières et les vertus de Fabris auraient fait rire s'il eût poursuivi à s'appeler Tognolo. Telle est la force d'un nom appellatif dans le plus sot de tous les mondes possibles. Ceux qui ont un nom malsonnant, ou qui présente une idée ridicule, doivent le quitter et s'en donner un autre, s'ils aspirent aux honneurs et aux fortunes dépendantes des sciences et des arts (I, 433-434).

Les sonorités du nom menacent d'imposer un destin, soit qu'elles associent directement une idée dépréciative à un individu, soit qu'elles constituent un signe d'appartenance sociale qui interdit au nommé de sortir de son rang et de son rôle. Aux exemples de Fabris, de Voltaire et encore de d'Alembert qui n'aurait pas pu s'illustrer sous le nom de Lerond, le Vénitien ajoute celui des Bourbons: ils se seraient appelés les «Bourbeux» avant de judicieusement modifier leur patronyme. Cette inscription du nom de la famille royale dans la liste des pseudonymes socialement efficaces est significative. Dans l'Encyclopédie, Jaucourt en fait un exemple clé: «Le nom de famille est le nom qui appartient à toute la race, à toute la famille, qui se continue de père en fils et passe à toutes les branches; tel est le nom de Bourbon»[33]. Le nom du roi est le parangon d'un «principe de continuité et de permanence de l'ordre social»[34]. Or penser, comme Casanova, que ce nom a été inventé, c'est faire reposer l'ensemble de l'ordre symbolique qu'il représente et légitime sur une décision arbitraire: rappeler un «Bourbeux» sous le Bourbon, c'est, contre la naturalisation de la société d'ordre, rappeler que le pouvoir et la noblesse commencent. Casanova n'entend pas contester l'ordre symbolique: il fait du changement de nom l'image d'un désir de mobilité au sein de la permanence que cet ordre garantit. Il infléchit le débat sur les relations entre le nom et la chose qui informe la réflexion sur le langage depuis le Cratyle de Platon: le Vénitien déplace la question vers une perspective qu'il faut bien qualifier de pragmatique puisqu'il s'interroge avant tout sur les effets produits par le nom propre[35].

Ce contexte éclaire la hiérarchie phonétique que le Vénitien établit entre «polytrope» et «misanthrope», et l'effet qui en résulte: alléguer la plus grande noblesse sonore du premier, c'est agir sur les représentations qui lui sont attachées et promouvoir, à la faveur d'une discrète proposition relative, la supériorité non plus d'un mot, mais d'un caractère. Ce sont les raisons de cette confrontation des caractères qu'il importe de comprendre, quoique l'écriture du passage, préférant le glissement thématique à l'enchaînement logique, tende à la faire percevoir comme le fruit du hasard. Le jeu de comparaison entre les langues française, italienne et grecque introduit la figure d'Ulysse, centre de gravité de l'article en tant que personnification de la ruse et pivot de la réflexion autorisant le glissement de l'épithète «cerdalophron», étymologiquement lié au sujet de l'article (cerda signifie renard en grec), vers l'andra polutropon. Par un détour discret, Casanova trouve l'occasion, dans ce «dernier autoportrait» [36] ou cet «autoportrait au dictionnaire» [37], de rapprocher phonétiquement le polytrope et le misanthrope de telle sorte que leur comparaison, à la première lecture, semble motivée par la seule homophonie finale et la rêverie langagière.


Croisements à distance

Ce texte représente pourtant l'aboutissement d'une série de déplacements antérieurs. Il faut en restituer la teneur pour saisir les enjeux de la nouvelle définition du polytrope: si le misanthrope est une figure familière de la dramatis personae du Vénitien, son sens se modifie selon les termes qui lui sont opposés.

La première cooccurrence du misanthrope et du polytrope se trouve dans la lettre à Jean-François Opiz datée du 13 décembre 1793. Elle montre que le rapprochement des termes n'était pas une évidence pour le Vénitien. Il les emploie alors à peu de lignes d'intervalle sans établir de relation entre eux. Fait exceptionnel, Casanova, après avoir annoncé qu'il projette d'écrire L'Ami de tout le monde, une comédie à charge contre le caractère du «philanthrope», se présente lui-même sous les traits du misanthrope:

Nous somme dans ce monde tous egoïstes, et nous pouvons tous combiner nôtre naturel egoïsme avec la vertu. L'egoïste infame et coquin est celui, qui sacrifie tout à son propre interêt; c'est le voleur de grand chemin, le fourbe, en un mot le Jacobin. Fourbe donc ne veut pas dire «callidus» qu'on prend souvent en bonne part comme le «cerdaleofron» des Grecs, mais rusé et traitre astutieux. Voïés la description qu'Homere fait d'Ulisse pour faire son eloge, il l'appelle non seulement Cerdaleofron, mais aussi Politropos; souvenés Vous que le saint esprit veut que l'homme soit prudent contre le serpent; songés que le serpent n'est pas moins egoïste que le renard («cerda»), et que certainement Vous Philanthrope devés être plus egoïste que moi Misanthrope; mais que tout de même nous sommes tous les deux esclaves des lois de l'honneur. Ce qui Vous declare mon supérieur en egoïsme, c'est que Vous Vous croyés d'un genre fait pour être aimé du philosophe. Je n'ai pas cette manie[38].

En assumant en 1793 un personnage de misanthrope, Casanova feint d'avoir choisi une retraite et une rupture qui, dans les faits, s'imposent à lui: il est devenu trop vieux pour la vie d'aventures et il reste marqué par les échecs littéraires qui ont sonné le glas de ses espoirs de reconnaissance par le monde lettré et savant. Il prétend choisir une solitude qu'il subit et il se démarque de la prétention philanthropique de son correspondant, attaché à l'optimisme philosophique hérité des Lumières. Après la Révolution, le Vénitien critique fortement cet optimisme quand il se manifeste dans des discours généraux sur le genre humain: le philanthrope par excellence, c'est désormais Robespierre que Casanova exècre parce qu'il incarne le «fanatisme» révolutionnaire[39]. Tout est donc affaire de couple: Casanova accepte le statut de «misanthrope» quand il s'oppose au philanthrope. D'autre part, le texte réitère l'opposition entre le polytrope et le fourbe telle que le Vénitien l'avait déjà construite dans la Confutazione: le polytrope autorise une distinction entre la fourberie et une forme moralement acceptable de prudence. Les deux systèmes d'opposition coexistent alors parallèlement sans entrer en relation.

Si la lettre du 13 décembre 1793 témoigne d'une certaine tentation misanthropique, il s'agit d'une exception sous la plume de Casanova. Beaucoup plus fréquemment, il oppose le misanthrope, figure négative de la rupture et du retrait, à un idéal de sociabilité et de participation à la vie du monde. Le Vénitien ne ressent pas le besoin de donner un nom spécifique à cette dernière attitude qu'il ne faut pas confondre avec la «philanthropie». L'exemple le plus clairement articulé de la condamnation du misanthrope, suivie du portrait d'un anti-Alceste idéal, se trouve dans l'essai critique sur les Études de la Nature et Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre:

C'est d'ailleurs un abus que celui de croire qu'un misantrope soit ordinairement un honête homme et vertueux […]. Qu'est-ce que cette haine au genre humain partante d'un de ses individus, quand même elle pourroit alleguer plusieurs noirceurs, qui l'auroient faite naitre? L'homme dans ce monde doit se tenir sur ses gardes, combattre, et ne jamais quitter le champ de bataille, et ne pas decider que tous les mortels sont des perfides, pour une douzaine qu'on a connu scellerats, et traitres. Un misantrope fuit les hommes: il faut le payer de la même monnoye, le laisser là, et le punir en ayant en attendant une mauvaise opinion de lui.
J'avouerai que je prefere à tout misantrope un homme comme les autres un peu fripon, tantôt trompè, tantôt trompeur, qui sait duper, et tour à tour est dupe, et qui ne se deguise pas extremement. Cet homme est gai, aimable, il connoit les hommes, il veut vivre avec eux, il vit comme eux, et pense principalement à ne pas se laisser attraper, et lorsqu'il attrape il rit, et ne s'en defend pas trop si l'attrapè se plaint. Il dit que chacun dans ce monde tache de faire ses affaires le mieux qu'il peut, et que chacun aprend à faire des armes non pas avec dessein de tuer, mais pour empêcher qu'on ne le tue; mais qu'en même temps il croit de pouvoir porter une botte à propos à un adversaire qui se couvre mal. Ce même homme dans le fond est honète, sait obliger ses amis, et veut plustôt mourir que descendre à la bassesse de tromper quelqu'un qui s'abandonne à sa bonne foi[40].

Au retrait du misanthrope, il faut préférer la vie dans le monde. Nulle contradiction entre cette affirmation et la condamnation de la philanthropie: celle-ci se caractérisait, dans l'échange entre les correspondants, par la négation de «l'égoïsme»au nom d'un optimisme anthropologique radical. La critique de Bernardin ne nie pas cet égoïsme, elle le dédramatise. Si Casanova condamne la position philanthropique, il rejette symétriquement les théories que l'on pourrait dire étroitement «utilitaristes»: sa critique de De l'Esprit d'Helvétius[41], à bien des égards topique[42], se fonde sur le refus des conséquences pessimistes d'une pensée faisant de l'intérêt le moteur exclusif des actions humaines. Ce n'est pas exactement le problème posé dans la critique de Bernardin. Casanova y vise plutôt la misanthropie vertueuse incarnée exemplairement par Rousseau. Les termes dans lesquels Casanova définit son anti-Alceste montrent cependant que les discours se croisent. La misanthropie n'est pas condamnée au profit d'une philanthropie qui ne verrait en l'homme que vertu et perfectibilité. Elle est blâmée au nom d'une morale de la participation. Celle-ci suppose les accommodements et la prudence, l'alliance de l'intérêt et de l'«honnêteté», enfin la gaieté plutôt que la bile noire. Lorsqu'elle incarne la rupture et le retrait, la figure du misanthrope devient donc indubitablement négative.

Non sans ambiguïté, l'opposition entre l'abstraction pessimiste de la morale misanthropique et les nécessités du «commerce de la vie»[43] sert, dans l'Histoire de ma vie, à justifier une imposture. Casanova laisse croire à Bragadin et ses amis qu'il connaît les secrets de la cabale: «Pour ce qui regarde la résolution héroïque que j'aurais pu prendre de les laisser là d'abord que je les ai connus visionnaires, je répondrai que pour la prendre j'aurais eu besoin d'une morale faite pour un misanthrope, ennemi de l'homme, de la nature, de la politesse et de soi-même» (I, 382). En faisant de la politesse le troisième terme d'une gradation à la fois ironique et sérieuse, le Vénitien justifie implicitement son action par une conception de l'honnêteté comprise comme adéquation aux règles de la vie sociale. De même, Casanova emploie l'adjectif «honnête» pour qualifier la «ruse» qui lui permet de vendre un prétendu secret pour augmenter miraculeusement une quantité de mercure: «La fourberie est vice: mais la ruse honnête n'est autre chose que la prudence de l'esprit. C'est une vertu. Elle ressemble, il est vrai, à la friponnerie, mais il faut passer par là. Celui qui ne sait pas l'exercer est un sot. Cette prudence s'appelle en grec cerdaleophron. Cerda veut dire renard» (I, 160). Le procédé de Casanova consiste à jouer sur les différentes nuances d'un mot qui renvoie à la pensée des bienséances, quand celles-ci désignent un art de l'adaptation aux circonstances, et à la probité morale[44], tout en invoquant la prudence vertueuse: ce faisant, il cherche à rendre perméables les frontières entre l'idée courante qu'il existe une ruse prudente légitime et celle, plus paradoxale, qu'il y aurait une fourberie probe. Cette ambiguïté ne doit pas être négligée. Au risque de produire un effet équivoque, l'écriture de Casanova mêle inextricablement une entreprise subreptice de justification, allant parfois jusqu'à nier la possibilité d'un jugement moral sur les actions de l'auteur, et le développement discontinu, par la réécriture d'un même motif qui se modifie selon les contextes, d'une analyse morale. Reste qu'il faut retenir des textes de Casanova l'éloge d'une éthique de la participation construite contre la figure du misanthrope. Celui-ci désigne, dans ce cas, la rupture qu'un sujet prétendrait provoquer avec l'ordre régissant la vie de ses semblables, fidèle au «caractère» dont l'Alceste de Molière reste l'exemple.

Dans le droit fil de cette opposition éthique, Casanova recourt aussi à la figure de misanthrope pour définir une relation au savoir, ou plus exactement à la communication du savoir. Casanova rejette symétriquement les positions du philosophe émancipateur qui prétend instruire et désabuser le genre humain et celle du «misanthrope» qui chercherait la vérité sans aucune intention de la communiquer. Dans une courte méditation intitulée Devis pour épanouir la rate, Casanova reconnaît une certaine sagesse à cette misanthropie, puis la condamne finalement parce que la haine des autres révèle une haine de soi que le Vénitien réprouve:

Un de ces écrivains qu'on cite à bonnes enseignes dit qu'il ne se soucierait de rien savoir, et qu'il ne voudrait se donner aucune peine d'apprendre quelque chose si on lui imposait la condition de ne communiquer à personne les connaissances qu'il gagnerait par ses études.
Cette sentence m'a plu et m'a flatté, car j'ai trouvé que j'étais du même avis: il faut être misanthrope décidé pour la réprouver, et quoique je sois grand admirateur du sage misanthrope, et que je prévoie qu'avec le temps, à moins que je ne meure chemin faisant, je le deviendrai, je suis cependant bien aise de ne l'être pas encore, puisque je ne peux cesser d'aimer les hommes qu'en cessant de m'aimer, et il est impossible de s'aimer sans se rendre aimable; et le misanthrope ne l'est pas, il le sait et il a renoncé à l'ambition de le paraître.
[…] Ce beau sentiment cependant, ce noble penchant à distribuer ses propres richesses a besoin d'être tenu en bride et d'être guidé par un excellent pilote dans une mer remplie de bancs et d'écueils[45].

Casanova plaide pour une conception élitiste et restreinte de la communication qui rappelle celle du libertinage érudit: la vérité est toujours bonne à chercher, il est rarement souhaitable de la diffuser au-delà du petit cercle constitué par les esprits véritablement habiles qui n'en feront pas mauvais usage[46]. L'émancipation collective n'est qu'une illusion dangereuse: la critique casanoviste l'a souvent souligné, c'est la principale raison qu'allègue Casanova pour condamner Voltaire[47]. En sens inverse, un savoir qui n'est pas partagé est sans saveur et sans plaisir: la «crise»[48] que l'on reconnaît généralement dans l'existence de Casanova avant l'écriture de l'Histoire de ma vie est autant liée au sentiment d'une rupture de la communication lettrée et savante qu'au deuil de la vie d'aventures.


Collisions

Jusqu'ici, les réflexions de Casanova sur le misanthrope ont croisé le chemin du «polytrope» sans que tous deux ne se rencontrent: les mots ont voisiné sans entrer en relation. L'éloge de la prudence et d'une éthique de la participation opposée à la misanthropie font évidemment écho à la définition du polytrope dans la Confutazione. Casanova n'a pas employé le mot lui-même. Tout se passe comme s'il était utile de convoquer la dignité du polytrope homérique lorsqu'il s'agit de distinguer la fourberie de la ruse honnête et que le mot n'était plus nécessaire lorsque la seconde s'oppose à la misanthropie: l'idéal de sociabilité implicitement évoqué suffit vraisemblablement à assurer l'assise du propos. Les choses changent dans le Soliloque d'un penseur. L'opuscule peut se lire comme une dénonciation intéressée de Cagliostro. Le texte s'ouvre sur une réflexion plus générale sur la difficulté de connaître l'«homme moral»[49].Celui-ci met les entreprises de classification en échec, en raison de l'infinie diversité des caractères dont témoigne celle des physionomies. Pour pouvoir en dire quelque chose, il faut trouver la bonne distance et la bonne méthode, si l'on veut éviter la dispersion du propos et les généralisations abusives: «On ne peut donc rien écrire sur l'homme que sommairement, et en gros, sans cependant trop généraliser car le trop d'étendue affaiblit l'hypothèse». Casanova propose une méthode du rebond et du détour: «Il faut, ce me semble, pour en dire quelque chose, prendre la matière de bricole». Cela consistera à comparer deux caractères antithétiques, retenus en raison de leur position de savoir spécifique: «Voyons à quelles espèces d'hommes le genre humain est le plus connu. Ceux qui le connaissent bien sont les misanthropes, et les imposteurs».

On retrouve avec l'imposture la série d'accusations que le polytrope permettait à Casanova de conjurer. Dans la Confutazione, elle s'appliquait à la fourberie. Ce dernier mot convient aussi à l'imposteur du Soliloque: «le philosophe déplore la triste condition du genre humain, dont la sottise le tient soumis à l'arbitre d'un fourbe»[50]. On l'entend encore dans À Léonard Snetlage: le mot «polytrope» serait «injurieux en France par rapport à ce qu'il signifie». Le couple du misanthrope et de l'imposteur hérite d'une représentation de la société: elle serait soumise au règne des apparences et du mensonge. Les deux caractères sont capables de percevoir le dessous des cartes; ils en tirent des conclusions opposées. Leur relation est assurée par une opposition commune à l'optimisme philanthropique[51], aveugle au jeu de l'intérêt et des faux-semblants.

Dans le Soliloque, la confrontation entre le misanthrope et l'imposteur reste cependant problématique: les deux caractères ont des qualités ambivalentes qui rendent leur évaluation et leur comparaison délicates. Casanova résume la double opposition entre l'imposteur-fourbe, figure de la participation et du vice, et le misanthrope probe, mais haineux et retiré:

Le misanthrope bourru et chagrin hait les hommes, et les fuit, étant honteux de devoir les reconnaître pour frères. L'imposteur les connaît bien aussi, mais ne les haïssant pas, il croit qu'au lieu de les fuir il vaille mieux d'en tirer parti. Le premier est honnête, et quoiqu'avec ses actions il nous fasse rire, il nous intéresse, et nous inspire respect, et vénération. Le second est un coquin hardi: il exerce sur l'esprit de l'homme un empire absolu: le philosophe déplore la triste condition du genre humain, dont la sottise le tient soumis à l'arbitre d'un fourbe[52].

Le Soliloque oppose ainsi deux termes qui existaient dans des séries différentes: l'imposteur, cas particulier du fourbe que le polytrope permettait de congédier, et le misanthrope que la ruse honnête et l'éthique de la participation condamnaient. Ce sont donc les pôles négatifs des deux systèmes qui se heurtent. Cela a une conséquence immédiate dans le Soliloque: si le misanthrope est vertueux, il n'y a cependant rien de plus à en dire. Casanova consacre la suite de son introduction au seul imposteur, opposé désormais à ses dupes. Il fait encore l'objet d'une réprobation morale et il ne peut donc pas représenter une figure de savoir strictement positive. La suite de l'introduction atténue la charge critique. C.Thomas souligne le caractère paradoxal de «ce texte contre Cagliostro [qui] peut être lu comme défense de l'imposture»[53]. La description des plaisirs de l'imposteur qui «jouit de sa supériorité» est ambigüe, et, in fine, Casanova sauve son coquin. Celui-ci raisonne bien, ne perd pas son humanité et peut retrouver le chemin de l'honnêteté quand aucun espoir de salut ne subsiste pour sa victime:

Le fait est qu'il ne faut être ni dupe ni imposteur. L'imposteur l'est de volonté déterminée: la dupe ne l'est qu'involontairement. Le premier agit en homme méchant, mais en homme; le second en bonne bête, mais en bête. Le premier est un être déshonoré; le second est méprisé. L'imposteur déshonoré ne perd rien, car il n'a jamais fait aucun cas de l'honneur […]. L'imposteur, dans son système de regarder l'honneur comme une chimère, il ne raisonne pas mal lorsque, rapportant tout à son propre avantage, il agit en conséquence: la dupe n'est jamais capable d'un bon raisonnement, et marche sans s'en apercevoir jusqu'à sa perte. L'imposteur peut finir par devenir honnête: la dupe sera victime de tout jusqu'à son dernier soupir[54].

«Cet étrange plaidoyer contre les belles-âmes et pour l'imposture considérée comme un art de l'improvisation et de "l'attention" à l'autre»[55] a bien quelque chose d'étonnant. Ce paradoxe repose sur la rencontre de séries que nous nous sommes efforcés de reconstituer, provoquée par le procès de Cagliostro: celui-ci est, aux yeux de Casanova, une figure particulièrement monstrueuse parce qu'elle associe la philanthropie et la fourberie. L'imposture ne peut pas être défendue pleinement: elle reste une conduite agressive qui relève des pratiques du «fourbe». Opposée à la misanthropie, elle ne peut pas être condamnée: elle reste fidèle à l'éthique de la participation. Le charme du Soliloque tient à la confrontation nécessairement aporétique de deux caractères qui désignent aussi deux postures de savoir.

La rêverie linguistique d'À Léonard Snetlage accomplit le déplacement manquant: elle remplace la figure de l'imposteur par celle du polytrope. Ce dernier mouvement le montre avec netteté: en quittant le système d'opposition qui lui donnait son premier sens, le mot change de signification. «Politrope serait un homme d'un si grand caractère qu'il serait capable de les jouer tous»: la nouvelle définition, projetée dans l'hypothétique, fait disparaître ce qui caractérisait le polytrope par opposition au fourbe - la ruse honnête, la prudence, l'adaptation aux circonstances, bref ce qui relevait des «tours» de la mètis d'Ulysse, c'est-à-dire de l'intelligence des «espedienti». La phrase que produit cet effacement est remarquable par sa polysémie, selon l'antécédent reconnu au pronom «les» et le sens attribué au verbe «jouer». Le polytrope est-il l'être capable d'une imitation ludique de tous les autres caractères, «grand» dénotant une importante étendue? Est-ce un homme assez doué pour tromper tous les hommes, l'adjectif étant alors axiologique? La définition permettrait dans ce dernier cas d'assumer l'éloge paradoxal de l'imposture qui restait problématique dans le Soliloque. Les deux propositions sont cependant valables simultanément et l'une par l'autre: l'éloge de l'imposture, cet envers de la définition, est possible précisément parce que l'autre sens couvre, sans l'abolir, l'intention agressive qui caractérise l'imposteur dans le Soliloque en lui substituant, avec les mêmes mots, l'idée d'un jeu. Par son ambivalence et grâce à la proximité phonétique avec le misanthrope, la définition du polytrope modifie le sens de la confrontation avec le fourbe: la feintise sérieuse qui cherche vraiment à tromper par la production d'un leurre à visée agressive coexiste avec une feintise ludique dont l'enjeu premier n'est plus la mystification brutale. Le nouveau sens postule que ces deux feintes sont liées par définition. En retour, le polytrope hérite de l'imposteur sa plasticité et l'irréductibilité de son identité aux «caractères» qu'il incarne provisoirement: ces qualités n'ont seulement plus pour fonction première d'abuser une victime. L'opposition du misanthrope et du polytrope est donc fondée sémantiquement, et pas seulement phonétiquement: à l'éthique de la transparence qui réclame l'exacte adéquation du cœur et du discours et estime que toute transgression de cette loi doit entraîner une condamnation pour duplicité, le polytrope oppose la pratique d'une feintise qui saurait rester un jeu[56]. Celle-ci permet d'invalider la problématique du mensonge et de la duperie par une attitude qu'il faut bien rapprocher, fût-ce au prix d'une approximation provisoire, des conditions de la fiction.

Cette définition du polytrope pose en effet précisément le problème du passage de la feintise sérieuse à une autre façon de «faire-comme-si»qui ne relève plus du mensonge et se rapproche plutôt de la «feintise ludique», attitude qui constitue, selon J.-M. Schaeffer, le «cadre pragmatique approprié à l'immersion fictionnelle»[57]. Celle-ci, pour permettre la fiction au sens propre, doit être «partagée»: elle ne cherche pas à tromperet suppose au contraire un espace de coopération[58]. Cette coopération est un enjeu implicite de la définition du polytrope. L'imposture est agressive: elle fabrique des simulacres, des leurres que la dupe ne doit pas percevoir comme tels pour qu'ils soient efficaces. Par opposition, la «polytropie» serait idéalement coopérative. Sa parenté avec la pensée de l'honnêteté invite, nous le verrons, à s'interroger sur la nature de son «lieu»: il ne se confond pas exactement avec l'espace social. Cependant, la fonction de cette feintise ludique partagée n'est pas, dans le cas du polytrope, de rendre possible «l'immersion» dans une œuvre de fiction. Appliquée aux lettres, elle aurait plutôt partie liée avec une certaine façon de rêver l'écrivain: contre les rigueurs du récit de soi au sens moral, l'espace littéraire permettrait, par une communication idéalement affranchie de l'agressivité et d'une imputation figeant l'identité, le déploiement d'un «je» multiple. Ce désir littéraire est travaillé par ses ombres, l'imposture et la rupture. La première limiterait l'écriture à une forme de mystification: sachant que lire, c'est aussi construire une représentation de l'auteur, Casanova en tirerait profit pour obtenir un bénéfice social. La seconde sanctionnerait un échec de la communication lettrée par la perte de ce lecteur idéal qui accepte et rend possibles les variations du «je»: elle aboutirait à l'enfermement dans le soliloque, horizon constant de l'écriture de Casanova et péril qui sans cesse la guette.

Le polytrope et l'appréhension théâtrale du sujet qu'il suggère s'opposent enfin à une représentation de l'identité qui, selon J.-M. Schaeffer, fonde la méfiance philosophique traditionnelle envers la fiction: la « conception de l'identité personnelle conçue comme présence-à-soi autosuffisante»méconnaît «la pluralité des personae grâce auxquelles nous arrivons à nous couler dans des moules sociaux divers et à adopter des modes existentiels irréductibles les uns aux autres»[59]. Le modèle anthropologique que désigne le polytrope, par opposition au misanthrope, ne se fonde plus exclusivement sur une exigence d'unité. Celle-ci demeure partiellement, puisqu'il y a bien un individu capable du «jeu»; il n'est cependant plus défini que par la pluralité de ses personnages successifs. Le caractère est désormais une étendue où plusieurs «caractères» au sens classique entrent littéralement en jeu. La diversité des individus créait une difficulté herméneutique: elle compromettait les entreprises classificatoires tel un hypothétique traité des caractères. S'y ajoute à présent une possible pluralité de l'individu: sa disponibilité lui est plus essentielle qu'un ensemble figé de qualités. Il faudra y revenir à propos des tentatives «moralistes» de Casanova et des problèmes de l'autobiographie[60].


Casanova et l'honnête homme

Définissant et ramifiant son «polytrope», Casanova emploie un vocabulaire et un réseau d'images qui appartiennent à la pensée européenne de «l'honnêteté», entendue non plus comme une stratégie de justification morale, mais comme un modèle anthropologique. Une brève évocation de quelques passages des discours du chevalier de Méré[61] suffit à la montrer. L'honnêteté est, selon Méré, un art de la participation et de la distance, du dégagement: l'honnête homme véritable, au fait de tout sans être l'homme d'un métier, c'est-à-dire sans être un spécialiste[62], excelle dans l'art de deviner les autres, de s'adapter au monde dans lequel il vit et de communiquer avec ses pairs. Dans son discours posthume «De la vraie honnêteté», le chevalier recourt au personnage d'Ulysse pour caractériser son honnête homme:

C'est ce génie qui pénètre ce qui se passe de plus secret, qui découvre par un discernement juste et subtil ce que pensent les personnes qu'on entretient, et je suis persuadé qu'on ne sauroit être honnête-homme ni d'une aimable conversation, sans cette adresse de savoir deviner en beaucoup de rencontres. Il y a de l'apparence, que ce fut un si beau talent, qui fit tant valoir Ulysse entre les Heros et les Princes grecs. Il connoissoit le monde, comme Homère en parle[63].

Ulysse est le modèle de cette intelligence des situations qui participe de l'idéal défini par Casanova dans l'essai sur Bernardin ou dans la Confutazione. L'homme de cette nouvelle mètis participe à la vie du monde, en toute connaissance de cause. Son savoir sur les tromperies qui y triomphent l'invite à une forme de distance. Théorisée dans le discours «Suite du commerce du monde», elle n'équivaut pas à la rupture misanthropique et se rapproche plutôt du jeu théâtral: «Je suis persuadé qu'en beaucoup d'occasions il n'est pas inutile de regarder ce qu'on fait comme une Comedie, et de s'imaginer qu'on joüe un personnage de theatre. Cette pensée empêche d'avoir rien trop à cœur, et donne ensuite une liberté de langage et d'action, qu'on n'a point quand on est troublé de crainte et d'inquiétude»[64]. Dans la «Suite de la vraie honnêteté», Méré critique ainsi la morale de Scipion, trop «formaliste»[65]. Il juge que le «jeu» comme modalité d'existence provient d'un double refus, celui qu'exprime la critique de Bernadin et qui reste présent dans l'interrogation du Soliloque: «qui veut bien jouer son personnage ne doit être ni pipeur ni dupe»[66].

Dans la «Suite du Commerce du monde», Méré associe l'image du jeu et l'intelligence des situations. L'honnête homme en perçoit les circonstances singulières sans ignorer l'ensemble des normes qui les régissent: l'intelligence sociale et la compréhension du singulier ne se distinguent pas. Méré définit par là même un idéal de plasticité et une éthique de l'adaptation pensée sur le modèle du théâtre: «On voit que les bons acteurs pour de certains rolles ne reüssissent pas sur d'autres sujets. Les esprits d'une humeur enjoüée veulent toujours rire, et les autres plus sérieux ne parlent que par maximes; mais le personnage d'un honnête homme s'étend partout; il se doit transformer par la souplesse du genie, comme l'occasion le demande»[67]. Jean Starobinski rappelle que les réflexions de Méré s'inscrivent dans un contexte européen, faisant écho à Graciàn ou à Delle dissimulazione onesta de Torquatto Acetto. Il montre que cette pensée du jeu et de l'esquive élude le poids moral du jugement d'estime par une «fuite esthétique» et le «refuge dans la fable de soi»[68]; elle annule symétriquement le risque de tromperie parce que les règles sont implicitement connues et acceptées par tous. Chacun déchiffre les éléments d'un code commun, sans relation avec une vérité supérieure ou extérieure au jeu lui-même[69].

Le discours de l'honnêteté dans les textes de Casanova ne peut pas cependant se lire seulement comme la reformulation tardive d'une idéologie héritée. La pensée de l'honnêteté est indissociable de la définition d'un espace commun, d'une aire de jeu partagée. Sa constitution est une fin de l'éthique honnête: elle permet d'accroître la coopération entre les êtres et d'estomper leur agressivité. Elle en est aussi une condition de possibilité: le dégagement honnête présuppose l'existence de l'aire et l'acceptation tacite d'un code commun. Or, pour Casanova, l'accès à cet espace partagé et l'appartenance au groupe qu'il définit sont un problème et un enjeu. Un aventurier circulant à travers les espaces sociaux doit sans doute maîtriser les codes qui organisent les pratiques mondaines. Pourtant, il demeure dans une situation d'extériorité à l'égard des mondes qu'il traverse: son mode de participation est tributaire de cette altérité première. Casanova a beau se prévaloir d'une connaissance supérieure et intime des normes du goût et faire sien l'idéal aristocratique de distinction, au point de rejeter parfois les valeurs naissantes d'originalité et de singularité[70], le jugement du Prince de Ligne est sans appel: «Il n'y a que les choses qu'il prétend savoir, qu'il ne sait pas: les règles de la danse, de la langue française, du goût, de l'usage du monde et du savoir vivre»[71].

Le discours de l'honnêteté, chez Casanova ne peut donc pas se comprendre uniquement comme le reflet de ses compétences sociales. Dans la Confutazione, prétendant à la lecture des patriciens de Venise, l'évocation d'Ulysse polytrope construit une image de l'auteur qui puisse produire un effet de reconnaissance chez ses lecteurs. Dans À Léonard Snetlage, la valorisation indirecte de l'éthique honnête par l'éloge du polytrope répond à l'exemple choisi par Snetlage pour illustrer le mot «Renardin»: les rusés muscadins qui ôtent la volaille de la table des Sans-Culottes. Casanova évoque le savoir-vivre honnête pour contrer la rhétorique révolutionnaire de la dénonciation. C'est une autre motivation possible du passage de l'indicatif au conditionnel: la définition du polytrope dans l'hypothétique vise moins à produire une image de l'auteur qui lui permette d'être reconnu qu'elle ne reconstruit, nostalgiquement, un modèle anthropologique dans lequel il désire se reconnaître.

Retenons que le discours hérité de l'honnêteté permet de postuler une espace de communication qui représente, pour Casanova, un enjeu plutôt qu'un acquis. L'éthique de l'honnêteté, écrit J. Starobinski, permettait au mondain de produire «une image substitutive dotée d'un degré de liberté supplémentaire». Sans doute s'agit-il là d'une pratique vécue par le Vénitien. C'est aussi un désir projeté sur une instance qui touche à l'identité d'écrivain. Les pratiques littéraires de Casanova sont souvent précaires, elles aboutissent parfois à cet échec que représente l'absence de réception et elles posent un problème de lisibilité, souligné par les premiers lecteurs: l'ambition d'être reconnu, socialement et littérairement, c'est-à-dire dans les deux cas d'écrire dans et pour des formes d'institution, entretient une relation tendue avec une fiction de l'écrivain qui permette une communication rêvée en exorcisant le risque de fixation dans une identité subie.


Modèles littéraires: Rousseau et Voltaire

Les termes opposés de la misanthropie et de l'imposture comme le pôle central et sémantiquement glissant du «polytrope» participent à l'organisation d'un «champ des possibles» des positions auctoriales que Casanova construit à l'aide des figures de Voltaire et de Rousseau[72].

Rousseau, ce «malheureux grand homme», ce «rare génie» dont Casanova instruit régulièrement le procès, est le modèle de l'individu et de l'auteur misanthrope. Fidèle scribe des jugements de la bonne compagnie[73], Casanova condamne avec elle les ruptures du Citoyen de Genève. S'agissant des comportements, il souligne avec ironie «la singularité de ce philosophe» qui rompt avec le régime de rétribution ordinaire des écrivains[74] et prétend s'affranchir des lois élémentaires de la civilité mondaine, ayant même la bêtise de vouloir que Thérèse Levasseur dîne à la table du prince de Conti. Quant au style, «l'éloquent Rousseau» (II, 890) n'écrit pas comme on parle et multiplie «les joujoux des antitheses, et les paradoxes sophistiques»[75]. Les sécessions de Jean-Jacques sont la conséquence d'humeurs mélancoliques qui déterminent un caractère misanthropique:

[Bernardin] n'a trouvè à propos de se devouer à la misantropie qu'en grace de la veneration dont il se sent penetré pour feu son ami J. J. Rousseau. Il s'est fait misantrope tout comme l'ami intime d'un moine se fait moine persuadè d'en avoir ce qu'on appelle la vocation. C'est depuis la comedie de Moliere que la consideration à la misantropie s'est accrue: malgre ses ridicules sa fureur s'est emparee de plusieurs tetes françoises.
Un misantrope (ainsi appelè faute d'autres termes) est un homme serieux, positivement atteint d'un fort symptome de melancolie: c'est donc un malade rancunier, et de mauvaise humeur. Il aime la solitude, les endroits sombres, et la nuit plus que le jour. Il fuit les hommes: les beaux ne l'interessent pas plus que les laids, les eloquents lui paroissent des babillards, et les polis des fades: il dedeigne de se comuniquer à eux, il se sent contre eux une aversion invincible, et dans ses profondes reveries il est souvent fachè de devoir se reconnoitre lui-même pour homme. C'etoit la maladie du citoyen de Geneve, et il vint envie à notre auteur de s'en sentir atteint, et il se peut aussi qu'il s'en croye, mais son ouvrage me demontre qu'il ne l'est qu'en imagination, et je suis sûr qu'il en guerira, pourvu qu'il ne soit pas bien vieux, car il ne nous dit pas son age[76].

Singularité du comportement, artificialité du style, humeur mélancolique et tempérament misanthropique sont ainsi étroitement corrélés. L'addition de ces traits compose une posture d'auteur globalement négative: elle s'oppose aux valeurs fondamentales de la sociabilité. Elle est le fruit d'un «amour-propre» ombrageux qui entraîne un déplorable manque de prudence[77] et exclut de l'univers du rire: «l'éloquent Rousseau n'avait ni l'inclination à rire, ni le divin talent de faire rire» (II,890). Pour Casanova, ces défaillances révèlent un «manque total de savoir vivre»[78]: il reproche à Jean-Jacques un excès d'austérité et de sensibilité, son moralisme importun et sa complaisance excessive envers les émotions amollissantes. Rousseau est ainsi une figure morale et auctoriale exemplaire: il incarne, aux yeux de Casanova, le pôle misanthropique de l'espace littéraire.

À lire de près, cette figure se révèle plus complexe. Au cours de son examen des Études de la nature[79], le jugement du Vénitien évolue. Bernardin est d'abord préféré à son maître: la posture d'écrivain mélancolique n'est chez lui qu'imitée; elle n'imprègne pas l'écriture d'un auteur qui sait rester «clair dans son style»[80]. Le jugement s'inverse lorsque Casanova évoque l'expression et la communication du sentiment:

Idolatre de Rousseau, il lui semble de le doubler lorsqu'il emprunte son style metaphysique dans les images, dans les perspectives, dans les narrations faites pour donner l'essor au sentiment; mais Rousseau touche a son but; pour toucher l'ame il fait parler l'ame, et à l'examen on trouve la simplicité toujours inséparable du sublime[81].

L'auteur misanthrope, l'homme des ruptures et de la solitude est capable d'instaurer avec son lecteur une communication profonde, de toucher en lui le «sentiment», d'atteindre au«sublime». Il n'y a là qu'un paradoxe apparent: la sécession misanthropique comme les aspirations sentimentales et la promotion du sublime contestent les règles et les bienséances qui fondent l'ordre social et esthétique.

Le clivage lisible dans la juxtaposition des récits de vocation[82] réapparaît par la figure de «Rousseau». Il tient à la coexistence de l'aspiration à ce bonheur lettré qui se goûte jusque dans la solitude et du désir d'un succès récompensé par les applaudissements, permettant la réintégration familiale et sociale. Ce désir fait courir le risque de perdre, en jouissant de «l'amour de la gloire qui dépend de la littérature», la tendresse du baiser de Baffo et l'autonomie du bonheur: il rend dépendant de l'approbation mondaine. Or Rousseau, exclu du rire, persécuté, s'isolant du reste des hommes au nom de ce qui paraît à Casanova une erreur éthique fondamentale, est aussi l'écrivain qui appelle et produit une autre forme de communication et fait naître chez son lecteur un désir de rencontre[83], à l'écart de la bonne société. Sous l'interprétation ironique ou compatissante du Rousseau-misanthrope par le biais d'une catégorie morale, l'amour-propre, ou médicale, la mélancolie, perce la reconnaissance d'un choix qui rejoint une aspiration de Casanova. Sans doute serait-il difficile de trouver deux univers éthiques aussi étrangers l'un à l'autre que ceux du Vénitien et du Genevois: c'est pourquoi Rousseau représente un modèle négatif, autorisant une différenciation. Pourtant, en définissant cette altérité, en s'efforçant de circonscrire son étrangeté par les discours de l'aliénation morale ou médicale, Casanova est reconduit à ses contradictions,à la conjonction d'un désir et d'un péril: la communication restreinte et intense fait courir le risque de rester un étranger déterminé par un passé contraignant, celui d'un bâtard maladif et stupide dans l'enfance et, plus tard, de l'aventurier douteux. Le succès littéraire, au contraire, a pour fonction d'abolir cette contrainte.

Cette première figure d'écrivain forme un système avec celle de Voltaire, passé maître dans l'art de bien manœuvrer son public: il sait s'assurer l'«applauso universale»[84], l'approbation universelle signifiée par les applaudissements de tous. Le motif du rire revient encore: quoi de plus efficace pour triompher?Voltaire, «toujours entouré des rieurs ses vrais satellites»[85], le sait mieux que personne:

Pour faire un bon livre il s'agit aujourd'hui de faire rire les lecteurs: ceux qui n'ont pas ce talent se croient tous indignes d'admirer leur chef M. De Voltaire, qui le possédoit supérieurement. C'est un beau talent; mais il n'est pas toujours de saison; le chevalier Temple dit qu'un livre qui ne plait pas fait rire, et que celui qui fait rire est positivement celui qui ne plaît pas[86].

Le rire a beau procurer un succès infaillible, il n'est pas toujours le propre d'une œuvre de qualité ni d'une morale honnête. Dans les controverses littéraires, Voltaire n'hésite pas à manier «le sarcasme le plus vil et le plus indécent»[87] pour parvenir à ses fins: il compromet l'idéal de communication lettrée par une agressivité dangereuse. En dissociant l'efficacité du rire et sa valeur esthétique et morale, Casanova commence un portrait du grand homme de Ferney en imposteur littéraire: Voltaire emprunte les sujets de ses tragédies; il est doué pour la disposition et dénué de capacité d'invention; c'est un vulgarisateur brillant, quoique souvent fautif, plus qu'un réel penseur. Son «imposture» est explicitement dénoncée à propos de l'influence qu'il exerce sur le public. Casanova se fonde sur un mot de Montaigne («il n'est rien cru si fermement que ce qu'on sait le moins») qu'il utilisera encore dans le Soliloque d'un penseur. Diffusant desdoctrines pseudo-scientifiques qui ne trompent pas les vrais savants et aident les esprits peu avertis à persévérer dans leurs mauvaises dispositions, Voltaire, comme l'imposteur, doit son succès à la crédulité des sots:

En effet s'il a abusé de la faiblesse de ces esprits, il fut un imposteur. L'homme qui parle à des ignorants de choses qu'ils connaissent peu n'a pas grand mal à en imposer parce que l'ignorance de l'assistance ou des lecteurs lui donne beau jeu. Ce que le vulgaire croit le plus fermement, c'est ce qui est le moins à la portée de son intelligence. De là naît la fermeté du visage de celui qui raconte des fables, l'impudence de l'astrologue, de l'alchimiste, des interprètes des songes et du médecin (je veux dire du médecin imposteur)[88].

Pour se donner une stature de grand homme, Voltaire n'hésite pas à prétendre dénoncer en son nom propre des abus que tous avaient déjà perçus avant lui, ni à exagérer les victoires du vice. Il transforme les faits pour asseoir son autorité de grand dénonciateur. Casanova perçoit donc la nouveauté et la puissance de la figure du «philosophe» que Voltaire incarne devant le siècle et pour l'opinion publique naissante: il conteste la légitimité de ses prétentions. Parce que ses dénonciations n'ont pas pour fin d'établir la vérité mais de conforter son pouvoir, Voltaire est indigne de son prestige: «qui agit ainsi ne mérite pas le nom de philosophe, mais plutôt celui d'imposteur malveillant»[89]. Comme ce dernier, Voltaire a des intentions agressives. Les lecteurs ne sont pas directement ses victimes. Il s'en prend plutôt aux institutions qui rendent la vie commune possible: Casanova reproche à l'auteur du Dictionnaire philosophique de donner une audience universelle à des idées subversives qui ne devraient être connues que de l'élite intellectuelle. Elle seule sait que les abus et les illusions sont nécessaires pour maintenir un ordre constamment menacé par la puissance chaotique des passions et l'irrationalité de la populace. Prendre l'univers à témoin des vices du système politique et des faux-semblants religieux est une erreur fondamentale: ce ne sont pas des abus accidentels que le philosophe peut prétendre réformer en devenant le porte-parole de l'opinion, plutôt des nécessités qu'il doit accepter pour éviter des maux plus grands. Rousseau et la sécession misanthropique font un outrecuidant procès aux valeurs sociales et esthétiques dominantes; Voltaire et l'imposture philosophique mettent en danger l'ordre politique avec d'autant plus d'efficacité que ce travail subversif se fonde sur une parfaite maîtrise des lois du succès, manipulées au service de l'auteur et au détriment du bien commun.

Tout comme la critique de l'aliénation mélancolique laisse affleurer l'admiration pour l'écriture de Rousseau, la dénonciation des impostures voltairiennes ne peut dissimuler une fascination pour les virtualités polytropiques de ses stratégies. Voltaire, écrit Casanova, a su se rendre insaisissable: «mais qui peut savoir ce que fut Voltaire? tantôt une chose, tantôt une autre; tout et rien»[90]. L'agression anti-voltairienne consiste alors à lui assigner une posture définie pour pouvoir la critiquer, notamment sur les sujets religieux. Voltaire assume des opinions contradictoires parce qu'il a une relation souple avec la vérité: «pour Voltaire, il n'y a ni vrai ni faux»[91], s'indigne vertueusement le Vénitien. Dans une perspective polémique, cette proposition contribue au dénigrement de l'inconséquence: les qualités de la pensée voltairienne ne justifient pas qu'il soit devenu ce grand homme acclamé de son vivant et célébré après sa mort. Elle explique aussi pourquoi Casanova revient obsessionnellement vers Voltaire. Tout en lui le renvoie à la confrontation du polytrope et de l'imposteur et rappelle les ambivalences de l'individu pluriel: «Tantôt sensible et délicat, tantôt dur et mordant, tantôt sincère tantôt dissimulé, tantôt amant de la vérité et tantôt à l'opposé, tantôt modéré tantôt excessif selon l'humeur, le temps, les circonstances, le moment, la sensation. Homme sans caractère parce qu'il les avait tous, toujours le même uniquement dans son style»[92]. Ces lignes oscillent entre la satire d'un homme sans caractère qui serait un Protée informe, semblable à ces êtres sans énergie que le siècle méprise, et la fascination pour un écrivain échappant aux catégories traditionnelles: Voltaire résiste aux typologies, expose la pluralité de ses êtres successifs et impose pourtant sa singularité. En commençant la phrase, Casanova cherche à accabler un adversaire traversé de contradictions. Au fil des mots, son intention ne résiste pas au retour du polytrope, préservé des risques de la dispersion par la force d'un style. Faisant ressurgir la ténuité de la frontière entre l'agressivité de l'imposture et l'idéal polytropique, la critique anti-voltairienne révèle une dernière crainte: la position rêvée par Casanova a peut-être déjà été occupée par un autre écrivain que ses contemporains ont reconnu au-delà de toute espérance, quand lui-même reste dans l'obscurité.


Déclinaison dans l'Histoire de ma vie


La figure du polytrope n'est pas explicitement déclinée dans l'Histoire de ma vie. Elle informe pourtant l'autobiographie de Casanova: il ne cherche pas à représenter l'unité d'un individu, il écrit sa disponibilité. Le travail du polytrope se donne à voir dans trois moments cruciaux du récit autobiographique: découvrant les ruses féminines, Casanova refuse la rupture misanthropique et lui préfère la coopération érotique; après la mort de Madame d'Urfé, il représente la pénitence de l'imposteur; la première perturbation de l'identité antérieure, en revanche, lui fait découvrir une jouissance inédite.


Contre le misanthrope: ouverture sur la coquetterie et les ruses mulièbres

La première histoire d'amour de l'Histoire de ma vie est aussi un récit d'impostures. Casanova a douze ans lorsqu'il est pour la première fois le jouet d'une ruse féminine. Bettine lui a promis de le rejoindre dans sa chambre. Lassé de l'attendre en vain, le Vénitien va la retrouver. Il trouve porte close. Après avoir passé la nuit à patienter sous la neige, il a la mauvaise surprise de voir un autre jeune homme, Candiani, sortir de la chambre. Le jour même, alors que le Casanova ourdit une sombre vengeance, Bettine est prise de convulsions. En quittant le chevet de la malade, Casanova découvre un billet prouvant qu'elle a l'habitude de recevoir Candiani. Dans un joyeux désordre et sur un tempo vif, l'autobiographe mêle la découverte du mensonge amoureux et de l'imposture religieuse. La famille de la jeune fille interprète les convulsions comme le signe d'une possession démoniaque: Bettine se saisit allégrement de cette explication et contrefait la folle ou la possédée avec un brio qui laisse le jeune Vénitien admiratif.

Entrent les exorcistes. Bettine ne fait pas grâce au premier, «un capucin fort laid» (I, 38). Elle l'insulte et le ridiculise en profitant de «l'occasion qu'on attribuait tout au diable» (I, 39). Le second, le Père Mancia, est en revanche très beau: Casanova souligne avec ironie qu'il avait «la réputation de n'avoir jamais manqué aucune fille ensorcelée» (I,41). La jolie possédée semble plus sensible à ses pouvoirs, ou à ses charmes: après trois heures passées en tête à tête avec lui, elle reste «triste, et fort tranquille» (I, 42). La famille salue l'exploit du saint homme. Le jeune Vénitien n'est pas dupe et sait que l'exorcisme est moins efficace que la beauté de l'homme d'Église. Bettine lui fait passer un billet pour le supplier d'empêcher que Candiani, son amant, n'aille se confesser au Père Mancia. Elle le conforte ainsi dans la conviction «qu'elle n'était ni folle ni possédée» (I, 42). Provisoirement rétablie, la jeune fille s'emploie, par un long discours, à convaincre Casanova que Candiani exerçait sur elle un odieux chantage: de là sa présence dans la chambre et le billet compromettant. À douze ans, le Vénitien a déjà «trop vu» (I, 45) pour se laisser abuser: il comprend que la jeune rusée cherche à le remettre dans ses fers.

La première trahison de Bettine, les impostures de la fausse possédée et des exorcistes coquins ou galants, les stratagèmes de la jeune fille pour subjuguer à nouveau Casanova sont les étapes d'une initiation qui transforme le personnage. Ne connaissant au début de l'épisode «ni la nature ni les ruses» (I, 35), il apprend à se méfier des mensonges et des leurres. Le personnage a même une idée plus arrêtée que le narrateur sur la nature des convulsions. Le second hésite et ne dit pas si l'indisposition de Bettine est «vraie ou feinte» (I, 45): il est vrai que Bettine tombe malade peu de temps plus tard. Le personnage a un jugement tranché. Il est «fort loin de croire la maladie de Bettine feinte» lors de la première crise: sa violence lui semble une preuve d'authenticité, «car il paraissait impossible qu'elle pût avoir tant de force» (I, 36). Il change ensuite d'avis et n'hésite pas à le dire à la jeune fille: il lui demande de passer «un mois sans convulsion» si elle veut regagner son amitié (I, 49). Les symptômes physiques lui semblent aussi peu crédibles que l'explication surnaturelle commodément fournie par les croyances superstitieuses. Lorsque Casanova confronte Bettine à ses contradictions, le jugement sur la possession, évidemment comprise comme une imposture, contamine celui sur les convulsions[93]. Le désabusement porte sur les comportements, les mots et les signes du corps.

Or cet apprentissage est aussi une variation sur une scène littéraire. Lisons la première feuille du Spectateur français de Marivaux[94]. Jeune homme de dix-sept ans à «l'humeur douce» et aux «manières tendres», le futur spectateur tombe amoureux d'une jeune fille qu'il croit sans coquetterie et sans affectation, étrangère au monde du paraître. Il faut bien que le voile se déchire. Le jeune homme retourne chercher un gant, oublié auprès d'elle:

J'aperçus la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je remarquai, à mon grand étonnement, qu'elle s'y représentait à elle-même dans tous les sens où durant notre entretien j'avais vu son visage; et il se trouvait que ses airs de physionomie que j'avais cru si naïfs n'étaient, à les bien nommer, que des tours de gibecière […]; c'était de petites façons, qu'on aurait pu noter, et qu'une femme aurait pu apprendre comme un air de musique. Je tremblais du péril que j'aurais couru si j'avais eu le malheur d'essuyer encore de bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son habileté les portait; mais je l'avais cru naturelle et ne l'avais aimée que sur ce pied-là; de sorte que mon amour cessa tout d'un coup, comme si mon cœur ne s'était attendri que sous condition […]. Je sortis là-dessus, et c'est de cette aventure que naquit en moi cette misanthropie qui ne m'a point quitté, et qui m'a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à m'amuser de mes réflexions[95].

Marivaux raconte une hyperbolique perte de la naïveté: le jeune homme découvre l'artifice en lieu et place de la nature et prend conscience de sa vocation. Il ne jouira plus de l'illusion et observera désormais les coulisses du spectacle qu'est le monde:«je viens de voir les machines de l'Opéra. Il me divertira toujours, mais il me touchera moins». Cette scène fondamentale tire sa force du contraste entre la ténuité de la cause et la radicalité de l'effet: un jeune homme surprend quelques mines travaillées devant un miroir, sa vision du monde s'écroule, une relation nouvelle au monde social et moral s'impose. La misanthropie sera une attitude existentielle et une posture de savoir. Elle postule une corrélation nécessaire entre la lucidité et la distance du moraliste, l'acuité intellectuelle et le retrait du spectateur critique, la sécession éthique et la quête de la vérité: la connaissance morale est au prix de la désillusion amoureuse[96].

Relisons la séquence de l'Histoire de ma vie. Chez Marivaux, l'épure narrative accentue la dramatisation du désenchantement; chez Casanova, la profusion d'épisodes comiques désamorce la mélancolie de l'adieu à la naïveté primitive. Aux «petites façons» de la coquette du Spectateur français et aux airs qu'elle prend devant le miroir s'opposent la violence des convulsions de Bettine. Le corps est hyperboliquement engagé dans la production de ses leurres[97]. Croyant encore à la maladie de Bettine, le jeune Vénitien nourrit le ressentiment suscité par sa mésaventure nocturne et se tient devant son corps souffrant comme un «froid spectateur» (I,35). Lorsqu'il soupçonne que les convulsions sont un leurre, pendant la comédie des exorcismes, son attitude change. Il réagit à l'inverse du spectateur de Marivaux: face à l'exubérance de la fausse possession, le narrateur admire l'«inconcevable fille remplie de talent» (I, 38). La découverte de la coquetterie provoque chez Marivaux une nouvelle représentation du savoir: les coulisses sont la vérité de la scène. La jeune fille feint, et tout est dit. La conscience de la ruse entraîne, dans l'Histoire de ma vie, une perplexité nouvelle. Quelle explication trouver à la production des leurres? La question reste en grande partie sans réponse[98]. L'intérêt du Vénitien s'accroît parce que Bettine démasquée conserve son mystère: «Cette fille me paraissait plus étonnante que toutes celles dont les romans que j'avais lus m'avaient représenté les merveilles» (I, 43).

Comme chez Marivaux, le personnage ne peut plus croire à la naïveté. Bettine n'a pas reçu d'éducation et l'on suppose son esprit «simple et sans art» (I, 48). Elle va en tirer parti: comme la belle du spectateur, son naturel est un leurre. Casanova a été victime de cet esprit. Il le réhabilite pourtant: «j'en ai été la dupe, mais n'importe: il existe, il est surprenant, divin, je l'admire, je l'aime» (I, 44). Le déchirement du voile voue le spectateur de Marivaux au jugement démasquant; Casanova, au contraire, est fasciné par la fille qui le trompe. Il choisit de devenir son complice en connaissance de cause et il empêche Candiani de la démasquer en se confessant auprès du Père Mancia. Cette première complicité prépare une coopération plus intime. Casanova ne peut plus croire Bettine sincère; sans être tout à fait dupe, il jouit encore de se prêter à ses ruses: «malgré cela je ressentais une espèce de plaisir à prendre pour bon argent comptant toute la fausse monnaie qu'elle me débitait» (I, 48). La dupe consentante désire être maintenue dans sa croyance: Casanova ne cesse de le répéter. Il dit aussi autre chose: il affirme un au-delà du regard démasquant et choisit la jouissance du masque plutôt que le savoir des coulisses. Il modifie les critères du jugement de valeur: qu'importe que la monnaie soit fausse si, dans l'échange, quelque chose a réellement lieu et que l'on ressente du plaisir? À la situation d'exilé de l'intérieur du spectateur-misanthrope s'oppose un idéal de coopération: Casanova refuse la rupture, le savoir ne doit pas être dissocié de la jouissance du monde. Cela suppose d'accepter que l'erreur puisse se répéter, et peut-être de s'en réjouir[99].

La coopération choisie par Casanova sert-elle la construction d'un savoir? Une explication est avancée pour rendre compte de la production des leurres. Bettine serait victime d'un amour-propre qui ne lui permet pas de perdre la face devant le jeune garçon informé de sa liaison. Cette interprétation est cependant concurrencée par une autre, médicale et physiologique. Le comportement de Bettine serait déterminé par son «tempérament» voluptueux, cause première de la chaîne des événements: «elle aimait l'homme; et elle n'était à plaindre qu'à cause des conséquences» (I, 40). L'exorcisme lui-même s'est révélé affaire sexuelle: au lecteur de savoir s'il faut étendre cette conclusion au-delà de l'anecdote.

Casanova ne tranche pas. Il refuse néanmoins de condamner Bettine et de renoncer à la jouissance: s'il doit se trouver dans ce tourbillon de convulsions, de mensonges amoureux et d'impostures religieuses un soupçon de vérité, il ne sera pas étranger à cette énergie du corps désirant qui décuple les forces de la frêle jeune fille, délie son esprit inculte et maintient dans son champ d'attraction un jeune garçon qui devrait être désabusé. La révélation des leurres et du mensonge découvre moins la duplicité des êtres qu'elle ne fait apparaître la force du désir. Refusant le retrait misanthropique, Casanova se rend d'abord complice de l'imposteur avant de ressentir l'existence d'un tiers possible, la coopération fictionnelle et érotique.


L'écueil de l'agressivité et son dépassement

Dans l'Histoire de ma vie, l'opposition entre la feinte sérieuse de l'imposteur et celle, ludique, qu'illustre le polytrope est représentée par le récit de plaisirs différenciés. Dans le Soliloque, Casanova décrit la jouissance de l'imposteur, associée au surplomb que lui confère la connaissance des mécanismes de la croyance[100]:

L'imposteur, voyant le genre humain sous ses pieds, jouit de sa supériorité: il sent son orgueil, et il l'approuve, et se croit en droit de tirer parti de l'imbécillité des hommes et d'abuser de leur confiance; et en ne leur parlant que des choses qui lui sont inconnues, il se voit le maître de la pousser aussi loin qu'il veut: son crédit même n'est fondé que sur ce que personne n'a qu'une connaissance précaire et abstraite de tout ce qu'il promet d'extraordinaire: il ne craint ni questions, ni objections, car personne ne s'avise de combattre ce qui ne lui est pas connu: ce que l'homme croit le plus fermement est ce qu'il sait le moins[101].

Pour Édouard Maynial, cette description s'inspire des expériences du Vénitien. Le passage est aussi démarqué du chapitre «Qu'il faut sobrement se mêler de juger des observances divines» des Essais de Montaigne, peut-être par l'intermédiaire de l'Encyclopédie[102]. Casanova décline souvent sous plusieurs formes ce que l'on peut légitimement considérer comme des biographèmes. Celui de l'imposture apparaît dans l'autobiographie, l'écriture historique[103], la réflexion théorique et par l'intermédiaire d'une citation non assumée. L'ordre de la lecture, en particulier critique, veut qu'on lise en général les «autres» œuvres de Casanova à partir de l'Histoire de ma vie. Il tend à constituer un cadre d'interprétation biographique qui n'est pas en lui-même illégitime. Il risque pourtant d'éclipser ce principe de récriture et de variations, d'estomper les enjeux de l'écriture autobiographique en la naturalisant. Casanova ajoute au sous-texte de Montaigne l'idée de la jouissance. Celle-ci est essentielle dans l'Histoire de ma vie où elle peut rencontrer le goût de la gageure: «L'idée de devenir célèbre en astrologie dans mon siècle où la raison l'avait si bien décriée me comblait de joie. Je jouissais, me prévoyant recherché par les monarques, et devenu inaccessible dans ma vieillesse» (II, 484).

L'imposture dont la marquise d'Urfé est victime est la plus fructueuse et la plus célèbre des escroqueries du Vénitien. Le plaisir qu'elle procure bute sur le problème de son agressivité définitoire. Casanova revient à son propos sur le délectable ascendant conféré au faux sorcier par la croyance de sa dupe:

Je ne pouvais que me plaire, poursuivant à me laisser croire le plus grand de tous les Rose-Croix, et le plus puissant de tous les hommes, d'une dame alliée à ce qu'il y avait de plus grand en France, et qui d'ailleurs était riche plus encore par son portefeuille que par 80 mille livres de rente que lui donnait une terre et des maisons qu'elle avait à Paris. Je voyais clairement qu'au besoin elle n'aurait pu rien me refuser, et malgré que je n'eusse formé aucun projet pour m'emparer de ses richesses ni en tout ni en partie, je ne me suis cependant pas senti la force de renoncer à ce pouvoir (II, 98).

L'épisode est pourtant introduit par la confession d'un remord qui détone fortement dans l'Histoire de ma vie. Écrite contre la morale de l'aveu, les Confessions semblent être son contre-modèle. Cette fois, Casanova a des accents rousseauistes: «Je me suis rendu ce jour-là l'arbitre de son âme, et j'ai abusé de mon pouvoir. Toutes les fois que je m'en souviens, je m'en sens affligé et honteux et j'en fais la pénitence actuellement dans l'obligation où je me suis mis de dire la vérité en écrivant mes Mémoires» (II, 96). L'affliction ressentie a du poids: Casanova, toujours prompt à esquiver le jugement moral, estime à la suite de La Mettrie que l'expérience subjective du remord est la seule preuve d'une culpabilité objective[104]. Cette rupture avec la tonalité dominante de l'œuvre est d'autant plus notable qu'elle est provoquée par un événement imaginaire. Le repentir de Casanova s'explique par la conclusion qu'il donne à son imposture, la mort de Madame d'Urfé. Se pensant enceinte d'un enfant qui, lui fait croire Casanova, sera sa future enveloppe charnelle, elle s'empoisonne en prenant une trop forte dose d'une prétendue panacée.

Le Vénitien écrit en avoir reçu la nouvelle à Londres alors qu'il vit un amour idyllique avec Pauline. Le même jour, celle-ci reçoit de Lisbonne des lettres qui la rappellent au Portugal et entraînent la séparation des amants (III, 198). La coïncidence des malheurs tient au goût de la composition dramatique caractéristique de l'Histoire de ma vie et non pas à un réel coup du sort: la mort de Madame d'Urfé est une invention de Casanova. Erreur du mémorialiste ou construction de l'autobiographe? Les documents fournis par la recherche casanoviste ne laissent pas le doute subsister: un ami du Vénitien lui donne encore des nouvelles de la marquise dans une lettre datée de novembre 1763[105]. Il est toujours possible d'alléguer une erreur de mémoire. Celle-ci semble peu vraisemblable tant Madame d'Urfé joue un rôle important dans la vie de Casanova, tant cette escroquerie est narrée en détail. La fausse annonce a été imputée à la désinvolture et au cynisme de l'aventurier: la prétendue mort se produit à l'époque où Casanova avait perdu son ascendant sur la dupe et ne pouvait plus lui soutirer d'argent. Devenue sans intérêt, la marquise est comme morte pour lui. Cette interprétation peut s'autoriser d'une remarque de l'autobiographe. Quelques pages avant d'annoncer sa mort, Casanova s'inquiète «que [sa] bonne Mme d'Urfé fût morte ou devenue sage, ce qui pour [lui] aurait eu le même résultat» (II, 716).

On a moins souvent observé que le Vénitien fait mourir Madame d'Urfé comme elle pensait que Paracelse, son maître en alchimie, avait perdu la vie. C'est un sujet de conversation important lors de la première rencontre entre Casanova et sa dupe[106]. Ironie discrète de l'auteur? Sans doute en partie. Pourtant, cette lecture s'accorde mal avec l'effet que provoque la nouvelle. Quoiqu'il s'empresse de revenir à ses amours avec Pauline, Casanova emploie deux mots qui n'appartiennent pas à son idiolecte, la «douleur» et le «repentir»[107].

Posture de pénitence rarissime dans l'Histoire de ma vie et invention d'une mort rendue exemplaire parce qu'elle répète celle de l'alchimiste par excellence: tout se passe comme si Casanova représentait, avec une certaine emphase thématique et en s'affranchissant de la vérité historique, le versant problématique de l'imposture, le moment où le sérieux du jeu abolit la jouissance parce qu'il révèle sa nature agressive. Casanova emploie souvent l'argument de la dupe consentante lorsqu'il rend compte de ses supercheries: en jouant au sorcier, il ne fait qu'investir un rôle que les dupes ont construit sans lui et auquel elles ne cesseraient pas de croire même s'il prétendait les détromper. La mort de la marquise confronte ce discours à sa limite: maintenir la dupe dans l'illusion ne peut plus se comprendre comme un échange de bons procédés quand la victime finit par en mourir. La jouissance ludique de l'imposture s'abîme dans la mauvaise conscience du bourreau. L'affabulation morbide et l'accent mis sur le remord représentent ainsi, de façon détournée, ce «retour agressif» que le discours classique dénonce dans l'art de la flatterie[108].

L'imposture qui ne vise pas d'abord à tromper mais procède de l'invention d'une identité nouvelle offre en revanche une jouissance sans ombre. Casanova en fait l'expérience dès sa première métamorphose, grâce au quiproquo qu'elle produit. À Bologne, il décide sur un coup de tête de quitter l'habit ecclésiastique. Il lui prend fantaisie de porter désormais un habit militaire. Revêtu d'un «uniforme de caprice» (I, 260), il se présente à l'hôtel sous son propre nom et s'accorde généreusement un rang d'officier. Il y reçoit la visite d'un banquier et de Mgr Cornaro, déjà rencontré à Venise et à Rome. Il refuse cependant de l'admettre car, «novice dans l'imposture» (I, 262), il craint de s'exposer à de fâcheuses conséquences si son usurpation venait à être découverte. Sa discrétion est interprétée différemment par ses interlocuteurs. Ils ont lu dans la gazette de Pesaro une nouvelle qui leur semble l'expliquer: «M. de Casanova, officier au régiment de la reine, a déserté, après avoir tué en duel son capitaine. On ne sait pas les circonstances de ce duel; on sait seulement que le susdit officier a pris la route de Rimini sur le cheval de l'autre qui est resté mort» (I, 262).

La coïncidence confine à l'invraisemblance. Casanova n'a rien à voir avec le duel mais, comme il le rappelle, l'histoire du cheval volé est bien la sienne: ayant perdu son passeport, le Vénitien s'est trouvé contraint de demeurer à Pesaro en attendant d'en recevoir un nouveau et de laisser partir à Rimini sa compagne du moment, le faux castrat Thérèse-Bellino. Après quelques jours auprès de l'armée, il est pris d'une de ces inspirations subites qui scandent l'Histoire de ma vie et qu'il se plaît à ne jamais chercher à comprendre: il s'empare du cheval qu'un officier vient de laisser et, sans plus attendre son passeport, il s'enfuit vers Bologne où il prend un nouvel habit. Casanova invite le lecteur à reconstruire l'enchaînement qui conduit au quiproquo: il vole sur un coup de tête le cheval d'un officier parti se faire tuer en duel par un autre militaire, nommé Casanova; avec ce cheval, il se rend à Bologne où il décide, sans rime ni raison, de porter l'uniforme et de se présenter désormais comme officier. On croit donc qu'il est ce Casanova qui a tué son capitaine en duel et l'on prête à son homonyme le vol du cheval. L'imposture, cette fois, ne laisse pas espérer d'avantages. Elle vaut par elle-même:

Je jouissais d'un vrai plaisir, nourrissant, par ma réserve, dans la tête de l'abbé Cornaro la croyance que je fusse le même Casanova dont la gazette de Cornaro parlait […]. En attendant, cette fable m'amusait. […] L'officier Casanova devait rire du cheval sur lequel le gazetier de Pesaro l'avait fait partir, comme je riais du caprice que j'avais eu de m'habiller en officier à Bologne pour donner matière à tout ce conte (I, 263).

Les érudits n'ont jamais trouvé trace dans les gazettes de la nouvelle rapportée par Casanova: faut-il s'en étonner? Le romanesque des événements et la théâtralité du quiproquo suscitent un rire et une jouissance qui ont, dans le temps du récit, un rôle fondateur: ils annoncent la fuite des Plombs et le duel polonais, c'est-à-dire les deux grands récits attachés au personnage social de Casanova, deux morceaux de bravoure de l'Histoire de ma vie et deux relations qui informent l'écriture autobiographique du Vénitien.

Le récit d'aventures donne également forme à une expérience morale primordiale: la jouissance naît d'une confusion d'identité dont l'origine fortuite dit l'absence d'intention agressive. Elle procède d'une homonymie qui est le pendant du pseudonyme: dire que «Casanova» peut devenir «Seingalt» et qu'en étant reconnu comme «Casanova», on peut être pris pour un autre, c'est à chaque fois rompre le lien de nécessité entre l'individu et le patronyme[109] et refuser la continuité qu'engage la permanence du nom. Antoine Compagnon montre que l'existence d'«un seul nom pour plusieurs sujets» et l'attribution de «plusieurs noms pour un seul sujet», révélant que le nom n'est ni coextensif ni essentiel à l'individu, incitent Montaigne à la formulation provisoire d'un nominalisme radical[110]. Casanova module différemment les enjeux d'une découverte comparable. Il fait l'expérience d'une jouissance désormais moins dominatrice qu'émancipatrice: changer son nom ou le partager permet de ne plus le supporter comme un fixateur d'identité.

La labilité du nom perturbe le regard identifiant de Cornaro. D'abord reconnu comme le même jeune homme que celui-ci a rencontré, le Vénitien est ensuite pris pour «le même Casanova dont la gazette de Cornaro parlait»: une supposition fantaisiste fait oublier l'identification véritable. Si l'on songe au passage de l'Histoire de ma vie où Casanova expose sa hantise d'être lorgné[111], l'homonymie suscitant le malentendu doit être rapprochée des stratégies qui permettent d'éviter le regard fixe et fixant. Le nom de famille fonctionne dans ce cas comme un pseudonyme si celui, comme Jean Starobinski l'analyse à propos de Stendhal, est une réponse à la crainte d'être deviné et trop bien compris[112]. L'épisode associe enfin la découverte des incertitudes du nom propre et l'abandon d'un personnage social exemplaire au profit d'un autre, lorsque Casanova quitte l'habit ecclésiastique pour l'uniforme militaire. Il peut sembler tentant de rapprocher le plaisir qu'il ressent d'un vertige baroque. Il gagnera à être plutôt confronté à son matérialisme problématique[113], aux contestations plus contemporaines des théories de l'âme et au champ de problèmes que recouvre, par exemple dans Le Rêve de d'Alembert, l'interrogation sur l'unité et la continuité du «moi».

Errements ou stratégie, Casanova n'investit pleinement aucun des possibles de l'identité d'écrivain qui lui semblent disponibles. La figure du «philosophe» paraît l'attirer plus que d'autres, mais il la construit comme un nœud de contradictions qui lui interdit de s'y reconnaître vraiment. Cause ou conséquence de ces impossibilités, le polytrope lui sera une oblique fiction d'écrivain[114]. Figure d'autorité à visée persuasive dans la Confutazione, il devient un modèle anthropologique idéal dans la lettre À Léonard Snetlage. Sa relation avec l'écrivain reste diffuse et implicite: il a fallu la reconstruire en fixant plus qu'il ne serait souhaitable les mouvements discrets de ce désir fuyant. Pour Casanova, le misanthrope et l'imposteur sont des figures de savoir; Voltaire et Rousseau les incarnent dans l'espace littéraire dont ils représentent les pôles antagonistes. Le polytrope se définit dans les textes relativement à l'un et à l'autre: c'est une instance centrale. Les détours empruntés auront cherché à comprendre ce qu'il signifierait s'il fallait bien faire avec lui ce que Casanova accomplit avec ses autres, le misanthrope et l'imposteur, entremêlant modèles de comportement, lieux-origine du savoir moral et figures d'écrivains. Le polytrope de Casanova est à la croisée d'une quête d'identité d'écrivain et d'une réflexion morale sur la pluralité définitoire de l'individu disponible, pensé sur le modèle du théâtre. L'une et l'autre engagent la disposition fictionnelle: le polytrope défini par la feintise ludique pense la «fonction auteur» comme une fictionalisation du «je» auquel aucun possible ne serait plus fermé. Aucune identité antérieure ne le figerait: «je» libre de déployer ses virtualités plurielles sans les entraves du regard fixant et sans risquer de perdre un lecteur qui, désormais, produirait avec lui l'espace de la fiction.


Jean-Christophe Igalens

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[1] Daniel Oster plaçait au cœur de ses travaux consacrés à l'«écrivain comme représentation» (selon le titre d'un chapitre des Passages de Zénon, Seuil, 1983) le «procès de construction et de définition symbolique de la figure qui tout à la fois désigne et recouvre, exhibe et offusque le terme [d'écrivain], lui-même toujours en procès» (L'individu littéraire, Presses universitaires de France, p.5). Pour une étude des désignations de l'écrivain où s'articulent son statut, les modalités de sa légitimation et l'imaginaire littéraire, voir également Daniel Oster et Jean-Marie Goulemot, Gens de Lettres, écrivains et bohêmes. L'imaginaire littéraire, 1630-1900, Minerve, 1992. De nombreuses approches partagent une préoccupation pour les noms qui désignent des identités d'écrivain, pour les médiations qui en rendent la figure pensable, reconnaissable, voire désirable. Il faudrait notamment évoquer, à divers titres, les travaux de p.Bénichou, J.-C.Bonnet, R. Chartier (en particulier Culture écrite et société. L'ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècles), Albin Michel, 1966, chapitre «Figures de l'auteur»), M. Couturier, R. Darnton, D.Masseau, D.Roche et le livre de José Luis Diaz, L'Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l'époque romantique, Champion, 2007. Les actes d'un colloque consacré à ces questions, Le Pauvre Diable. Destins de l'homme de lettres au XVIIIe siècle, Saint-Étienne, publication de l'Université de Saint-Étienne, 2006, rappellent le décloisonnement disciplinaire auquel elles invitent en plaçant en regard «le point de vue de l'historien» développé par D. Roche et celui du «littéraire» proposé par Jean-Claude Bonnet.

[2] Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, La découverte, 2000, p.13. Les approches sociologiques pensent les identités littéraires comme un système de positions dans un espace de possibles. Elles abordent cette catégorie à partir des travaux de P.Bourdieu sur le champ littéraire (Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Éditions du Seuil, «Points essais», 1998 ; voir également les articles antérieurs: «Champ intellectuel et projet créateur», Les Temps modernes, n°246, 1966, p.866-875 et «Le marché des biens symboliques», L'Année sociologique, n°22, 1971, p.49-126).

[3] Casanova, Solution du problème déliaque démontré par J.Casanova de Seingalt, Dresde, C.C. Meinhold, 1790, p.61-63.

[4] Casanova, Scrutinio del libro Eloges de Monsieur de Voltaire par différens auteurs (1779), in Casanova, Scrutinio del libro Éloges de M.de Voltaire par différens auteurs e altri scritti anti volteriani, préface de Bruno Rosada, Venezia, Editoria Universitaria, 1999, p.18. Sauf indication contraire ou mention d'une traduction publiée, nous traduisons les textes italiens.

[5] Casanova, Correspondance avec J.F. Opiz, éd. Fr. Kohl et Otto Pick, Leipzig, Kurt Wolff, 1913, t. I, lettre du 10 janvier 1791, p.70.

[6] Ibid., t. I, lettre du 21 mars 1791, p.75-76.

[7] Sur Casanova et l'épicurisme, voir Branko Aleksic, «Casanova à l'école buissonnière d'Épicure», Dix-huitième siècle, n°35, 2003, p.241-260.

[8] Casanova, Correspondance avec J.F. Opiz, op. cit., t. I, lettre d'Opiz du 9 octobre 1793, p.158-160.

[9] Ibid., t. I, lettre de Casanova du 21 octobre 1793, p.166-167.

[10] Giacomo Casanova, Riflessioni politico-filosofiche sull'antica aristocrazia romana esempio a tutte le nazioni che vogliono mantenersi libere ad uso del popolo inglese (Réflexions politico-philosophiques sur l'ancienne aristocratie romaine, exemple pour toutes les nations qui veulent se maintenir libres, à l'usage du peuple anglais), in Opuscoli miscellanei, Venezia, Modesto Fenzo, 1780, livraison d'avril, p.45-75.

[11] Luigi Gonzaga di Castiglione, Riflessioni filosofico-politiche sull'antica democrazia Romana prottetrice di tutte le nazioni libere, ad uso del popolo Inglese, Venise, Carlo Paese, 1780. Voir Monica Stefani, «Casanova et la culture des Lumières: l'Icosameron», in Marie-Françoise Luna (dir.), Casanova fin de siècle, Honoré Champion, 1998, p.300, note 64.

[12] Marie-Françoise Luna propose de traduire par «le bon guerrier sans patrie», «bien que la formation hellénique de pseudonyme paraisse assez fantaisiste» (Marie-Françoise Luna, Casanova mémorialiste, Honoré Champion, 1998, p.36).

[13] Joseph Pollio, Bibliographie anecdotique et critique des œuvres de Jacques Casanova, Giraud-Badin, 1926,p.69.

[14] Voir Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l'intelligence, la Mètis des grecs, Flammarion, 1974.

[15] Sur la polysémie de l' «andra polutropon », voir Douglas Frame, The Myth of Return in Early Greek Epic, New Haven-London, Yale University Press, 1978, p.ix: «When at the very outset Homer calls his hero polútropos, one cannot tell whether he intends this to mean “very wily” or “much wandering”, for both of these meanings are possible, and both suit Odysseus equally well».

[16] Casanova, Ma Voisine la postérité. À Léonard Snetlage[…], Allia, 1998, p.75.

[17] Voir Maurice Laugaa, La Pensée du pseudonyme, Presses universitaires de France, 1986, p.7.

[18] Le rapprochement entre ces phénomènes et les analyses du duc de Multipliandre sont dus à Michel Delon, «Le nom, la signature», in Jean-Claude Bonnet (dir.), La Carmagnole des Muses. L'homme de lettres et l'artiste dans la Révolution, Armand Colin, 1988, p.277-292.

[19] Ibid., p.292.

[20] Voir Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Armand Colin, 2004, p.50. L'analyse de «L'homme aux mille tours» se poursuit p.104-105.

[21] La notion de paratopie doit permettre de penser la nature paradoxale de l'énonciation littéraire, ancrée dans le champ littéraire et dans le monde social et constitutivement délocalisée, la paratopie linguistique s'avérant particulièrement significative pour les écrivains (Ibid., p.86).

[22] Casanova, À Léonard Snetlage, op. cit., p.43: « S'agissant de la langue française, je pense qu'en qualité d'Italien j'ai autant le droit que vous de m'en mêler».

[23] On connaît l'enjeu de la reconnaissance pour Ulysse. Voir les analyses de p.Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, 2006, p.116 et sq. et de D.Maingueneau, Le Discours littéraire, op. cit., p.105.

[24] Casanova, Confutazione della Storia del Governo veneto […], Amsterdam [Lugano], Presso Pietro Mortier, 1769, 3 t., t. I, p.190-191.

[25] Voir par exemple l'article «Prudence» dans Encyclopédie (1751-1780), Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Fromman, 1967, t. XIII, p.527-528: «On la définit plus exactement: la vertu qui nous fait prendre des moyens pour arriver à une fin, je suppose que l'on sous-entend une fin louable ou raisonnable». La supposition d'une relation entre l'intelligence des moyens et la moralité des fins transforme la description d'un art de l'adaptation en prescription morale: c'est un noyau problématique de la référence à la prudence par le«polytrope» casanovien.

[26] Léonard Snetlage définit et illustre l'adjectif:«Ce qui est propre à la nature du renard. (Aucune ruse renardine [n'] est étrangère aux délicats Muscadins pour enlever la poule au pot des Sans-Culottes et pour leur enlever la meilleure volaille.)» (L. Snetlage, Nouveau Dictionnaire français contenant les éxpressions de nouvelle Création du Peuple Français […], Gottingue, chez Jean Chrêtien Dieterich, 1795, p.186).

[27] Casanova, À Léonard Snetlage, op. cit., p.75.

[28] Casanova, Dell' Iliade di Omero tradotta in ottava rima [...], Venezia, Modesto Fenzo, t. I, p.21: Homère est grand «même dans les choses basses et ordinaires, auxquelles un nom sonore est capable de donner une telle teinte de dignité qu'elles ne disconviennent pas à la noblesse de l'Épopée. […] Crébillon, m'a dit un jour que les Français ont trouvé, et trouvent toujours, dans la langue italienne même, des mots dont ils n'oseraient pas se servir dans la leur à cause de la bassesse de leur sonorité».

[29] L'Histoire de ma vie est citée dans l'édition procurée par Francis Lacassin à partir de l'édition Brockhaus-Plon: Histoire de ma vie, Laffont, «Bouquins», 1993, 3 t. Pour plus de commodité les références sont données dans le texte: le tome en chiffres romains, puis la page en chiffres arabes.

[30] Casanova, Scrutinio del libro Éloges de M. de Voltaire [...], op. cit., p.19-20.

[31] Ibid., p.20.

[32] Voir Michel Delon, «Casanova et le possible», Europe, n°697, mai 1987, p.41-50, p.42: «Le voyage n'est pas pour lui le principe d'une expérience, un savoir accumulé, c'est au contraire le principe d'un retour permanent à la situation de départ.Il passe une frontière pour se débarrasser du passé, pour délester de leurs conséquences ses actes ou ses paroles».

[33] Encyclopédie, op. cit., t. XI, p.199.

[34] M. Delon, «Le nom, la signature», in Jean-Claude Bonnet (dir.), La Carmagnole des Muses. L'homme de lettres et l'artiste dans la Révolution, Armand Colin, 1988, p.277.

[35] Montaigne avait incidemment introduit cette perspective dans sa réflexion sur les noms: voir Michel de Montaigne, Les Essais, édition dirigée par Jean Céard, Librairie générale française, «La Pochothèque», 2001,Livre I, chapitre XLVI, «Des noms», p.449: «[…] encore à la vérité, est-il commode, d'avoir un nom qui aisément se puisse prononcer et mettre en mémoire: car les Rois et les grands nous en connaissent plus aisément, et oublient plus mal volontiers; et de ceux-mêmes qui nous servent, nous commandons plus ordinairement et employons ceux, desquels les noms se présentent le plus facilement à la langue». Cette remarque devrait être située dans le contexte de la réflexion de Montaigne sur les noms – en particulier propres, ou «d'auteur»- à partir de la querelle des universaux: voir Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Éditions du Seuil, 1980. Le commentaire qu'Antoine Compagnon propose du passage cité laisse penser que Casanova propose une relation comparable entre le nom et le renom: «Autrement dit, sans beau nom, point de bon nom. Le beau nom, facile à prononcer et à retenir, est la condition du renom. L'individu au nom laid est oublié, méconnu» (p.62).

[36] Chantal Thomas, Casanova. Un voyage libertin (1985), Folio, 1998, («La lettre à Léonard Snetlage: un dernier autoportrait», p.156-163).

[37] Gérard Lahouati, «Testament écrit sur du vent. La lettre À Léonard Snetlage comme autoportrait au dictionnaire», in Marie-Françoise Luna (dir.), Casanova fin de siècle, op. cit., p.323-337.

[38] Casanova, Correspondance avec J.F. Opiz, op. cit., t. I, p.203-204.

[39] Voir en particulier le «Dialogue entre le philanthrope Robespierre et un galérien misanthrope bonne-voille» in Casanova, Histoire de ma vie, op. cit., t. I, p.1358-1361.

[40] Marco Leeflang et Tom Vitelli (éd.), Casanova et Bernardin de Saint-Pierre, Utrecht, «Documents casanoviens», cahier n°1,p.96-97.

[41] Casanova rend compte de sa lecture de l'Esprit dans l'Histoire de ma vie, op.cit., t. II, p.215-216: «Quoi! parce que l'homme dans tout ce qu'il fait est toujours l'esclave de son propre intérêt, il s'ensuivra que tout sentiment de reconnaissance devient ridicule, et qu'aucune action ne peut nous faire mériter ni démériter! Les scélérats ne seront pas faits pour être détestés et les honnêtes gens pour être chéris! Pitoyable système! On aurait pu démontrer à Elvetius que c'est faux que dans tout ce que nous faisons notre propre intérêt soit notre premier mobile et le premier à être consulté. Elvetius n'admettait donc pas la vertu, c'est singulier. Il était lui-même très vertueux.»

[42] Voir par exemple l'article «Intérêt» de l'Encyclopédie, op. cit., t. VIII, p.819: «L'auteur du livre de l'Esprit a été fort accusé en dernier lieu, d'établir qu'il n'y a aucune vertu».

[43] Casanova, Histoire de ma vie, op. cit., t. I p.163. Casanova oppose alors le commerce du monde à une «morale civique» qu'il faut sans doute comprendre relativement à l'austérité associée au civus.

[44] Voir le Dictionnaire de l'Académie de 1762 où «honnête»est défini comme «Vertueux, conforme à l'honneur et à la vertu» mais «signifie aussi, Conforme à la raison, bienséant, convenable à la profession & à l'âge des personnes».

[45] Giacomo Casanova, Devis pour épanouir la rate, in Pages casanoviennes, n°2, Jean Fort, 1925, p.103-118 (p.103-104).

[46] Voir sur ce point Gérard Lahouati, «La belle tranquillité», Europe n°698, mai 1987, p.112-116.

[47] Voir par exemple Marie-Françoise Luna, Casanova mémorialiste, op. cit., p.298-299.

[48] Ibid., p.52-55: «La crise de 1789».

[49] Casanova, Soliloque d'un penseur (1786), Allia, 1998, p.11. Toutes les citations qui suivent se trouvent dans les deux premières pages.

[50] Ibid., p.12.

[51] Cette hypothèse peut s'appuyer sur la philanthropie christique qui caractérise Cagliostro. Chantal Thomas propose ainsi de lire l'ouverture du Soliloque comme une réaction contre la philanthropie incarnée par Cagliostro. Voir Chantal Thomas, Casanova. Un voyage libertin, op. cit., p.348.

[52] Casanova, Soliloque d'un penseur, op. cit., p.12.

[53] Chantal Thomas, Casanova. Un voyage libertin, op. cit., p.349.

[54] Casanova, Soliloque d'un penseur, op. cit, p.19-20.

[55] Chantal Thomas, Casanova. Un voyage libertin, op. cit., p.350.

[56] On voit ainsi que l'absence de caractère fixe du polytrope ne fait pas de lui un de ces êtres sans volonté que le discours anthropologique fondé sur la valeur d'énergie abhorre: voir M. Delon, L'Idée d'énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Presses universitaires de France, 1988, p.401-426, et en particulier p.412: ««Il ne faut pas confondre l'être sans vice ni vertu et celui qui est à la fois vicieux et vertueux, l'être sans assez d'épaisseur pour choisir une voie et celui dont l'énergie déborde les catégories traditionnelles. Il n'y a rien de commun entre l'homme sans caractère qui n'est rien et celui qui est tout à la fois».

[57] Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Éditions du Seuil, 1999, p.146.

[58] C'est ce qui conduit Jean-Marie Schaeffer à poser qu'il y a des conditions sociales de possibilité de la fiction: Ibid., p.164: «la situation de feintise partagée n'est possible que dans le cadre d'une organisation sociale dans laquelle la part de coopération réciproque est plus grande que celle des relations conflictuelles.»

[59] Ibid., p.57.

[60] Cela est abordé dans le septième chapitre du livre, «Écrire l'"homme moral"?»

[61] Antoine Gombaud chevalier de Méré, Œuvres complètes du chevalier de Méré, Fernand Roches, «Les Textes français», 1930, 3 t. Il ne s'agit pas d'identifier une source: la pensée de l'honnêteté est tellement disséminée qu'il serait illusoire de prétendre établir une relation directe d'auteur à auteur à partir de simples coïncidences. Il importe en revanche de voir que Casanova se fonde sur un discours constitué.

[62] L'honnête homme doit ainsi «n'être rien de particulier mais se connoître en tout» écrit Méré dans le discours «De l'éloquence et de l'entretien», op. cit., t. III, p.116.

[63] Ibid., t. III, p.72.

[64] Ibid., t. III, p.158.

[65] Ibid., t. III, p.91.

[66] Ibid., t. III, p.98.

[67] Ibid., t. III, p.157.

[68] Jean Starobinski, Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l'artifice à l'âge des Lumières, Gallimard, 1989, p.68.

[69] Ibid.: «tout le monde est complice et personne n'est dupe».

[70] Voir Giacomo Casanova, Correspondance avec J.F. Opiz, op. cit., t. II, p.48: «Soïés bon, Monsieur Opiz; ne cherchés pas à me “caractériser par des singularités”, car cela n'est pas poli. Dans l'education que j'ai eu[e] on m'a ap[p]ris à me distinguer et non pas à me singulariser. Ne m'écrivés pas ce que Vous n'oseriés pas me dire impunément tête-à-tête. Croiriés Vous de me faire un compliment me disant que je suis singulier? Si l'on Vous appe(l)loit original, le prendriés Vous pour un éloge?»

[71] Charles Joseph de Ligne, Fragments sur Casanova suivis de lettres à Casanova, Allia, 1998, p.9.

[72] Voir Marie-Françoise Luna, Casanova mémorialiste, op. cit., («Face à Voltaire et Rousseau», p.289-313). Sur la fascination de Casanova pour Voltaire, voir Marie-Françoise Luna, «Un cas de voltairomanie: Giacomo Casanova», in Ulla Kölving et Christiane Mervaud (dir.), Voltaire et ses combats, Actes du congrès international Oxford-Paris, 1994, 2 t., Voltaire Foundation, Oxford, 1997, t. II, p.835-848; sur Casanova et Rousseau, voir Marie-Françoise Luna, «Casanova et l' «extravagant» Jean-Jacques», Recherches et Travaux, n°51, 1996, p.265-278 . Nous reprenons après Marie-Françoise Luna l'idée que Casanova cherche à se définir «face» aux deux grands écrivains, en insistant plus spécifiquement sur le système que forme leur couple pour le Vénitien.

[73] Comme le relève Marie-Françoise Luna, Casanova file dans les quelques lignes consacrées à sa prétendue rencontre avec Rousseau tous les clichés du premier anti-rousseauisme.

[74] Casanova relève ainsi dans Histoire de ma vie (II, 182-183) l'activité de copiste de Rousseau: «On lui payait le double de l'argent qu'on aurait payé à un autre, mais il se rendait garant qu'on y trouverait pas de fautes. Il vivait de cela».

[75] Casanova, Examen des Études de la nature […], in Marco Leelflang et Tom Vitelli (éd.), Casanova et Bernardin de Saint-Pierre, op. cit., p.16.

[76] Ibid., p.95-96.

[77] Ibid., p.90-91: «Rousseau d'ailleurs, selon moi et plusieurs autres, fut mauvais philosophe et lorsqu'il n'a pas prevu les persécutions, et lorsqu'il n'a pas su les mepriser. A-t-il eu peur en se montrant indifferent de faire du tort à sa reputation de sensibilitè? Quelles foiblesses avec tant d'esprit, et tant de talent!»

[78] M.-F. Luna, Casanova mémorialiste, op. cit., p.306.

[79] M.-F. Luna notait déjà l'infléchissement des jugements de Casanova, dans l'ouvrage et l'article cités.

[80] Casanova, Examen des Études de la nature […], in Marco Leelflang et Tom Vitelli (éd.), Casanova et Bernardin de Saint-Pierre, op. cit., p.15.

[81] Ibid., p.50.

[82] Ce point est abordé dans le deuxième chapitre de l'ouvrage, «Les lettres et la reconnaissance».

[83] Ibid., p.90: «[…] il n'y a personne au monde qui ait lu Rousseau, et qui ne soit fachè de ne l'avoir pas connu». Si Casanova répète les arguments les plus convenus de l'anti-rousseauisme, il faut donc ajouter qu'il n'est pas moins sensible à la nouvelle relation entre l'écrivain et ses lecteurs que produisent les œuvres et la posture auctoriale du Citoyen de Genève.

[84] Casanova, Scrutinio del libro Éloges de M. de Voltaire [...], op. cit., p.42.

[85] Casanova, Icosameron [...], Prague, Imprimerie de l'école normale, 5 t., t. II, p.XI.

[86] Ibid., p.XVII.

[87] Casanova, Scrutinio del libro Éloges de M. de Voltaire [...], op. cit., p.41.

[88] Ibid., p.43.

[89] Ibid., p.27.

[90] Ibid., p.36.

[91] Ibid., p.50.

[92] Ibid., p.41.

[93] « Comment voulez-vous que je crois naturelles vos convulsions, la belle folie de votre raison égarée, et les symptômes d'énergumène que vous avez laissé voir trop à propos dans les exorcismes, malgré que très censément vous dites que sur cet article vous avez des doutes?» (I, 48-49)

[94] Pour un rapprochement entre des des motifs du théâtre du Marivaux, mais aussi Le Paysan parvenu, et l'Histoire de ma vie, voir Ilona Kovácks, « Casanova et Marivaus. Deux cas de figure de l'écriture du désir», in Marie-Françoise (dir.), Casanova fin de siècle, op. cit., p.179-191.

[95] Marivaux, Le Spectateur français, «Première feuille, in Marivaux, Journaux et œuvres diverses, éd. F.Deloffre et M. Gilot, Garnier, 2001, p.118.

[96] Le Spectateur de Marivaux appartient ainsi à la lignée des poètes fondant leur légitimité sur l'usage du jugement démasquant. J.Starobinski a montré l'efficacité de ce discours à l'âge classique (Le Remède dans le mal, op. cit., p.84 et sq.).

[97] La description de Casanova recourt aux lieux communs attachés à la crise hystérique: «je la vois dans le lit de son père en convulsions effroyables entourée de toute sa famille, pas tout à fait vêtue, se tournant à droite, et à gauche. Elle s'arquait, elle se cambrait donnant des coups de poing, et de pied au hasard, et échappant par des violentes secousses tantôt à l'un, tantôt à l'autre de ceux qui voulaient la tenir ferme» (I,35).

[98] «Je ne concevais pas quel pouvait être son but» (I, 38).

[99] Si le fait d'avoir «trop vu» interdit l'amour, ce n'est que provisoirement. Le narrateur se félicite de n'avoir pas tiré les leçons de l'expérience: «Malgré cependant une si belle école qui a précédé mon adolescence, j'ai poursuivi à être la dupe des femmes jusqu'à l'âge de soixante ans […]. Actuellement je me crois à l'abri de toutes les folies de cette espèce; mais hélas! j'en suis fâché» (I, 40).

[100] Chantal Thomas a souligné l'importance chez Casanova du problème de la croyance et de son efficacité. Voir Chantal Thomas, Casanova. Un voyage libertin, op. cit., p.351-352. L'approche pragmatique du Vénitien apparaît dans l'Histoire de ma vie (I, 18): «Il n'y a jamais eu au monde des sorciers; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux auxquels ils ont le talent de se faire croire tels». Faire croire peut bien devenir un faire.

[101] Casanova, Soliloque d'un penseur, op. cit., p.21.

[102] Michel de Montaigne, Les Essais, op. cit., Livre I, chapitre XXXI, p.334: «Le vrai champ et sujet de l'imposture sont les choses inconnues; d'autant qu'en premier lieu l'étrangeté même donne crédit, et puis n'étant point sujettes à nos discours ordinaires, elles nous ôtent le moyen de les combattre […]: l'ignorance des auditeurs prête une belle et large carrière, et toute liberté, au maniement d'une matière cachée[…]; il n'est rien cru si fermement que ce qu'on sait le moins». L'article «Imposture», Encyclopédie, t. VIII, p.600-601, s'inspire de Montaigne: «Mais le vrai champ et sujet de l'imposture sont les choses inconnues. L'étrange des choses leur donne crédit. Moins elles sont sujettes à nos discours ordinaires, moins on a le moyen de les combattre».

[103] Voir l'intérêt que Casanova porte à Steffano Piccolo, le prétendu roi du Monténégro, dans Casanova, Istoria delle turbolenze della Polonia [1774], éd. G. Spagnoletti, Napoli, Guida Editori, 1974, en particulier p.419-422, 535, 629-630. Casanova s'intéresse aux conséquences réelles de l'imposture.

[104] Sur ce sujet, voir les analyses de Gérard Lahouati, Casanova et l'idéal des Lumières, Lille, A.N.R.T., p.603-604. Contre Helvétius, La Mettrie voit dans le remord la preuve qu'il existe une loi morale universelle, partagée par les hommes et les animaux. Voir Julien Offray de La Mettrie, L'Homme machine, in Œuvres philosophiques [Londres, 1751], Coda, 2004, p.64: «On ne peut détruire la loi naturelle. L'empreinte en est si forte dans tous les animaux, que je ne doute nullement que les plus sauvages et les plus féroces n'aient quelque repentir»; et p.66: «Vous voyez que la loi naturelle n'est qu'un sentiment intime qui appartient encore à l'imagination, comme tous les autres, parmi lesquels on compte la pensée. Par conséquent, elle ne suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni législateur […]».

[105] Voir Histoire de ma vie, op. cit., t. III, p.198, note 2.

[106] «Son auteur favori était Paracelse qui, selon elle, n'avait été ni homme ni femme, et qui avait eu le malheur de s'empoisonner avec une trop forte dose de médecine universelle» (II, 87). La mort de Mme d'Urfé est narrée avec les mêmes mots: «[…] elle s'était empoisonnée prenant une trop forte dose d'une liqueur qu'elle appelait médecine universelle» (III, 199).

[107] Ibid., p.199: «Les bras me tombèrent; mais j'ai concentré ma douleur et mon repentir dans l'intérêt que je prenais aux deux lettres qu'avait reçues Pauline».

[108] Jean Starobinski, Le Remède dans le mal, op. cit., p.81.

[109] Casanova prend soin de préciser que l'emploi du pseudonyme de Seingalt n'est ni un leurre ni une répudiation du nom de famille: «Je suis arrivé à Parme le lendemain, et je suis allé me loger à la poste donnant le nom de Chevalier de Seingalt que je porte encore; car d'abord qu'un honnête homme prend un nom, que personne n'a le droit de lui contester, il est obligé à ne plus le quitter. Je le portais déjà depuis deux ans, mais souvent je le joignais à celui de ma famille» (II, 665). La promesse de continuité du nom librement choisi constitue une précaution prise à l'endroit des procès en duplicité et en usurpation d'identité qui guettent toujours l'aventurier des Lumières. Elle montre aussi que la question du nom participe de la dialectique de la continuité de l'identité et de la discontinuité des rôles. Casanova le rappelle au moment même où il plaide la cause de l'invention d'un nouveau nom: «cela n'empêche pas que je ne sois aussi Casanova» (II,728).

[110] Voir Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, op. cit, p.53-88.

[111] «Dans la plus brillante compagnie, une seule personne qui y figure, et qui me lorgne, me démonte: l'humeur me vient, et je suis bête. C'est un défaut» (I, 171).

[112] Jean Starobinski, «Stendhal pseudonyme», in L'Œil vivant, Gallimard, 1961, p.196-197.

[113] Voir Gérard Lahouati, «Être ou ne pas être matérialiste?», in Béatrice Fink et Gerhard Stenger (dir.), Être matérialiste à l'âge des Lumières. Hommage offert à Roland Desné, Presses universitaires de France, 1999, p.161-173.

[114] Sandrine Dubel et Sophie Rabau ont proposé le syntagme «fiction d'auteur»: voir Sandrine Dubel et Sophie Rabau (dir.), Fiction d'auteur? Le discours biographique sur l'auteur de l'Antiquité à nos jours, Honoré Champion, 2001. Les contributeurs s'interrogent sur «la multiplicité des constructions auxquelles peut donner lieu un même auteur» (Suzanne Saïd, préface, p.14). La «fiction d'auteur» est aussi comprise comme l'instance où s'estompe le partage entre l'individu auteur et l'auteur impliqué par le texte; ce peut être «une manière de se créer soi-même comme auteur» (Sophie Rabau, «Présentation», p.19). Dans le même volume, voir l'étude de Claire Meylan, «Quand les critiques répondent à Casanova» (p.201-208), sur une pratique critique improbable et fréquente: au sein d'études sérieuses, l'auteur se met en scène auprès de Casanova ou lui écrit directement.



Jean-Christophe Igalens

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Avril 2012 à 19h34.