Atelier

En étudiant le phénomène polyphonique qu'il expose dans Les problèmes de la poétique de Dostoïevski[1](1929/1962), Bakhtine se réfère pratiquement de manière exclusive à l'œuvre de Dostoïevski: "Dostoïevski est le créateur du roman polyphonique. Il a élaboré un genre romanesque nouveau." (Bakhtine, 1970/1998, p. 35). Il considère en tout cas Dostoïevski comme le premier véritable auteur polyphonique. Plus tard dans ce même livre, il nuancera ses propos en soulignant que l'emploi du terme de polyphonie emprunté à la musique et appliqué à la littérature ne peut être que métaphorique: Il faut remarquer que la comparaison que nous établissons nous-mêmes, entre le roman de Dostoïevski et la polyphonie, n'est rien de plus qu'une figure analogique. L'image de la polyphonie et du contrepoint indique seulement les nouveaux problèmes qui surgissent quand la structure du roman sort de l'unité monologique habituelle, de même qu'en musique de nouveaux problèmes se firent jour lorsqu'on eut dépassé le stade du monovocalisme. Mais les matériaux de la musique et du roman sont trop différents pour qu'il puisse s'agir d'autre chose que de comparaison approximative, de métaphore. Nous nous servons cependant de cette image dans l'expression "roman polyphonique", car nous ne trouvons pas d'appellation plus adéquate. Il ne faut simplement pas en oublier l'origine métaphorique. (Ibid., p. 56)

Nous nous permettrons de commencer par faire ici deux remarques aux affirmations de Bakhtine. La première remarque concerne la relative exclusivité de l'emploi du terme de polyphonie à l'œuvre de Dostoïevski. Bien que Bakhtine affirme que Dostoïevski soit le "créateur du roman polyphonique", il admet la présence de certains éléments polyphoniques dans d'autres genres littéraires. Notamment dans les "dialogues socratiques" où la méthode dialogique est considérée comme le moyen d'atteindre "la nature dialogique de la vérité et de la pensée humaine qui la cherche" (Ibid., p. 164) ou encore dans la "satire ménippée" qu'il définit comme un genre issu des dialogues socratiques mais où il souligne que "si on la compare au "dialogue socratique", c'est en somme le poids spécifique de l'élément comique qui augmente" (Ibid., p. 169). Après cette étude de la "satire ménippée", suivra une étude du "genre carnavalesque" que Bakhtine reprendra en détails dans L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Ainsi dans les dialogues socratiques, la satire ménippée et le genre carnavalesque, Bakhtine voit la gestation du roman polyphonique accompli chez Dostoïevski. Plus près de nous, il va même jusqu'à reconnaître cette présence polyphonique chez Shakespeare ou encore Balzac, qu'il considère toutefois comme des auteurs disons moins polyphoniques ou "pas complètement": "Il nous semble que A. V. Lounatcharski a raison, dans la mesure où l'on trouve effectivement dans les drames de Shakespeare certains éléments, certains embryons, de la polyphonie. [...]. On peut également parler d'éléments de polyphonie chez Balzac, mais d'éléments seulement." (Ibid., p. 73)

La seconde remarque que nous aimerions introduire ici repose sur l'emploi du terme de polyphonie que Bakhtine semble utiliser avec précaution comme nous l'avons vu précédemment. Bakhtine utilise à une seule reprise dans son analyse de la poétique de Dostoïevski le terme de "polyphonisme du roman" (je souligne): Il incombe à la poétique historique de mettre au jour ce processus de maturation artistique du roman polyphonique. [...] Pendant les deux décennies suivantes, c'est-à-dire dans les années 30 et 40, l'étude poétique de Dostoïevski a cédé le pas devant d'autres problèmes, plus importants, posés par son oeuvre. [...]. Mais il n'y eut pas à cette époque de travaux théoriques consacrés à la poétique de Dostoïevski, présentant un intérêt du point de vue de notre thèse (le polyphonisme du roman) " (Ibid., p. 76). Bakhtine ne mentionne plus la polyphonie comme il l'avait fait jusqu'alors et parle d'une thèse qui serait susceptible de s'appliquer au roman en général (et non à l'œuvre de Dostoïevski), sans plus d'indications. Il ne précisera pas non plus les différences qu'il entend entre polyphonisme et polyphonie, mais nous pouvons souligner que Bakhtine l'utilise en faisant référence à un processus de "maturation artistique" (ce que le suffixe -isme peut vouloir signifier) qui aurait eu lieu entre la première version de son analyse de la poétique de Dostoïevski écrite en 1929 et la révision qu'il en fait en 1961-62. Soulignons simplement qu'il y a là un terme intéressant qui pour le coup ne s'applique plus exclusivement à la musique mais à la littérature en général et au roman en particulier. La notion de polyphonie nous semble être sous-jacente et va même jusqu'à se préciser dans d'autres écrits bakhtiniens, en particulier dans Esthétique et théorie de roman (1975) et Esthétique de la création verbale (1979). Il y a en tout cas d'après nous, dans Les problèmes de la poétique de Dostoïevski, une notion englobante (la polyphonie) en perpétuelle gestation autour de laquelle Bakhtine orientera une grande partie de ses recherches[2]. Dans ce travail, nous reprendrons à notre compte ce terme de polyphonisme et tenterons de l'appliquer à la recherche littéraire. De nombreux chercheurs se sont penchés sur le terme de polyphonie et ont tenté de voir les impacts de cette notion dans de nombreuses disciplines. Dernièrement, le groupe de recherche scandinave de la Scapoline[3] s'est intéressé à l'application de la polyphonie dans le domaine de la littérature et de la linguistique. Nous ne tenterons pas tant de répondre ici à la question: "Qu'est-ce que la polyphonie?", mais plutôt de chercher: "Comment la polyphonie telle que Bakhtine la souligne chez Dostoïevski peut-elle s'appliquer à une analyse littéraire dans son ensemble et au texte en particulier?", ce que nous définirons comme étant le polyphonisme. Ainsi, nous verrons comment le polyphonisme dans le roman peut être considéré comme une notion englobante réunissant trois polyphonies distinctes. Concrètement, nous tenterons de montrer comment Bakhtine applique la polyphonie à l'intention auctoriale, au texte mais aussi à la réception. Enfin, nous tenterons de mettre en parallèle ce que nous aurons présenté du polyphonisme bakhtinien avec la conception herméneutique de la littérature telle que Paul Ricœur l'introduit dans le chapitre consacré à "La triple mimèsis"[4] dans Temps et Récit I. Bakhtine avait compris que le secret de la littérature ne résidait pas uniquement dans un pôle littéraire de communication mais dans les trois réunis. Héritier à la fois de la poétique historique et du formalisme russe[5], Bakhtine cherchait à sortir d'un schématisme littéraire, anticipant ainsi le débat que la critique littéraire contemporaine a connu ces dernières décennies avec, à tour de rôle, la théorie de la mort de l'auteur, le structuralisme et enfin la suprématie de la théorie de la réception?.

1. Polyphonie intentionnelle

Il est essentiel de souligner que selon Bakhtine, Dostoïevski n'est pas seulement le créateur du roman polyphonique mais il est aussi le créateur d'"un type nouveau de pensée artistique" (Bakhtine, 1970/1998, p. 31). Il n'est donc pas uniquement question d'une structure polyphonique chez Dostoïevski, mais bien de l'émergence d'une nouvelle conception de la littérature: Il serait absurde de penser que la conscience de l'auteur n'est pas exprimée dans les romans de Dostoïevski. Dans le roman polyphonique, cette conscience est omniprésente et permanente, elle participe de manière extrêmement active. Mais cela se manifeste autrement que dans le roman monologique [...] (Ibid., p. 114). Il est donc clair que la conscience de l'auteur n'est pas absente des romans de Dostoïevski mais elle adopte une position radicalement différente par rapport à celle adoptée dans le roman monologique. Nous tenterons de voir ici de quelle position il s'agit. L'origine de cette polyphonie intentionnelle dans le cas spécifique de Dostoïevski se trouve dans le contexte contradictoire de l'époque, étudié par Lounatcharski et dont les thèses ont été reprises par Bakhtine: C'est aux causes historiques et sociales du multivocalisme de Dostoïevski que A. V. Lounatcharski accorde le plus grand intérêt. Acceptant les déductions de Kaus, il approfondit l'étude des conflits exceptionnellement aigus de l'époque de Dostoïevski, l'époque du jeune capitalisme russe, puis met au jour les contradictions, le dédoublement de la personnalité sociale de Dostoïevski lui-même, ses hésitations entre un socialisme matérialiste révolutionnaire et une philosophie religieuse conservatrice (protectionniste), hésitations qui n'ont abouti à aucune solution définitive. (Ibid., pp. 73-74)

Un pas important est ici franchi par Bakhtine: de l'influence du contexte extérieur, on passe à une considération intérieure de l'auteur. Bakhtine reviendra un peu plus loin sur cette division de la personnalité de l'auteur en citant Lounatcharski: "CETTE LIBERTÉ FANTASTIQUE DES "VOIX" qui frappe le lecteur dans la polyphonie de Dostoïevski est la conséquence de ce que lui-même ne domine pas complètement ces âmes qu'il évoque... Si Dostoïevski est son propre maître en tant qu'écrivain, l'est-il encore en tant qu'homme? [...]." (Idem). Cette frontière "intérieure" entre Dostoïevski-écrivain et Dostoïevski-homme est très intéressante et centrale pour notre analyse. Il y a dans ces propos une conception psychologique évidente du processus créateur, on ne peut s'empêcher dès lors de mettre en parallèle ces références bakhtiniennes avec l'étude que Freud a consacrée à Dostoïevski: "Freud commence ainsi: "Dans la riche personnalité de Dostoïevski, on peut distinguer quatre aspects: l'écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur. Comment se repérer dans cette déconcertante complexité? L'écrivain est le moins contestable, il a sa place non loin de Shakespeare. Les Frères Karamazov sont le plus beau roman qui ait jamais été écrit... Hélas devant le problème de l'écrivain, la psychanalyse doit mettre bas les armes". [...] Mais retenons seulement pour l'instant cette stupéfiante division [je souligne] par Freud de Dostoïevski en quatre, ce dépècement initial. Dostoïevski n'était donc que pour un quart écrivain? Il était un homme pour les trois quarts plus un écrivain? [...].[6]

Bakhtine prend en compte dans son étude de la polyphonie la complexité de la personnalité du créateur lui-même qui va influencer sa conception de la littérature[7]. Il n'est pas question pour Dostoïevski d'affirmer sa vérité et de faire de ses personnages des consciences qui incarneraient l'idéologie auctoriale: "Ainsi donc la nouvelle attitude artistique de l'auteur à l'égard du personnage, dans le roman polyphonique de Dostoïevski, est un dialogisme qui va au fond des choses, qui affirme l'autorité, la liberté, l'inachèvement et l'absence de solution du personnage. [...]" (Bakhtine, 1970/1998, p. 108). C'est uniquement en ce sens qu'il est pensable d'envisager une indépendance du personnage dostoïevskien, c'est-à-dire: une liberté qui s'exprime dans la volonté auctoriale: "Nous affirmons la liberté du héros dans les limites de la conception créatrice" (Ibid., p. 111). Le roman de Dostoïevski n'est pas un roman à thèse puisque l'auteur lui-même n'est pas le représentant d'une thèse. À l'image du dialogue socratique, le roman polyphonique a pour ambition de dévoiler le caractère toujours dialogique de la vérité (nous verrons comment il procède formellement plus tard) usant la syncrèse et l'anachrèse à volonté sans arriver à une solution définitive, ni pour l'auteur, ni pour le héros. Tout ce que Bakhtine dit à propos de l'indépendance de la conscience du héros vis-à-vis de l'auteur repose donc sur cette affirmation-condition de base: à savoir la conception polyphonique de et dans l'acte créateur. On trouve par ailleurs un autre élément de cette conception polyphonique et «psychologique interne» de l'acte créateur dans le phénomène d'exotopie que Bakhtine expose dans Esthétique de la création verbale: "Le moment initial de mon activité esthétique consiste à m'identifier à l'autre: je dois éprouver – voir et savoir – ce qu'il éprouve, me mettre à sa place, coïncider avec lui [...] et, en tout état de cause, après s'être identifié à autrui, il faut opérer un retour en soi-même [je souligne], regagner sa propre place hors de celui qui souffre, et c'est là seulement que le matériau recueilli à la faveur de l'identification pourra être pensé aux plans éthique, cognitif ou esthétique". (Bakhtine, 1984, pp. 46-47). La relation entre l'auteur et le héros appelle donc à une découverte de l'autre mais aussi à un retour au "soi". Bakhtine définit là un phénomène essentiel à la création artistique qui n'est pas restreint à Dostoïevski et qui peut s'appliquer à toute la littérature, qu'elle soit monologique ou polyphonique. Remarquons donc ici que d'après Bakhtine, toute la littérature, puisqu'elle repose sur un acte fondateur de création qui se traduit dans l'exotopie est au départ dialogique puisque tournée vers l'altérité.

La polyphonie intentionnelle dans la conception bakhtinienne s'oriente donc selon deux axes: un premier axe général exotopique qui est applicable à toute la littérature selon lequel le "soi" de l'auteur s'ouvre à "l'autre" jusqu'à devenir le "soi-autre" (dans lequel intervient la dimension intérieure), pour enfin revenir à "soi". Bakhtine décrit donc ici un double processus complexe d'identification-intégration du processus créatif. Le second axe est plus particulier à chaque auteur pris individuellement, il dépend de ce que Bakhtine appelle le "dessein artistique" ou encore "la dernière instance de signification". Nous avons vu que dans le cas de Dostoïevski, le dessein artistique ou encore la conception créatrice est bel et bien polyphonique, l'auteur ne cherche à aucun moment à se positionner comme conscience "imposante". C'est de ce second aspect polyphonique de l'intention créatrice que dépend l'indépendance du/des héros et donc de la polyphonie structurelle que nous nous permettrons de présenter à présent.

2. Polyphonie structurelle

Avant toute chose, la polyphonie structurelle étant issue de la conception créatrice polyphonique, est en ce sens une pratique signifiante. C'est la principale critique que Bakhtine émet vis-à-vis de Ivanov dans l'étude que ce dernier réalise de la poétique de Dostoïevski: "V. Ivanov n'indique pas comment cette attitude éthique de Dostoïevski devient un principe de vision et de construction artistique [je souligne] dans l'unité verbale (celle des différents mots ou discours) du roman" (Bakhtine, 1970/1998, p. 40). Dans ce chapitre, nous reviendrons sur trois aspects essentiels abordés par Bakhtine en relation avec une conception structurelle de la polyphonie. Nous verrons comment elle repose sur une vision particulière du genre?, du personnage et du mot (ou discours – Slovo). Nous avons déjà vu que le genre? du roman de Dostoïevski repose sur une conception dialogique de la vérité, à l'image du dialogue socratique que Bakhtine associe au genre? carnavalesque par opposition aux deux autres genres romanesques qu'il définit: l'épopée et la rhétorique. Bakhtine souligne un autre point fondamental dans cette conception générique du roman chez Dostoïevski: c'est la notion d'intrigue: </p>

Le sujet du roman d'aventures ne peut donc servir de lien ultime, dans le monde romanesque de Dostoïevski; mais en tant qu'intrigue, il offre une matière propice à la réalisation du dessein artistique. [...] En fait, l'alliage de l'aventure avec une problématique violente, avec le dialogisme, la confession, l'hagiographie, etc., n'est pas un phénomène totalement inconnu et que l'on ne trouve nulle part ailleurs. Ce qui est nouveau, c'est l'usage qu'en fit Dostoïevski et la signification polyphonique qu'il conféra (Ibid., p. 158). L'intrigue très souvent présente dans le roman de Dostoïevski apparaît donc comme étant le point de jonction entre le dessein de l'auteur et la forme romanesque. Cette idée de l'intrigue (ou plus exactement du mystère) était déjà présente dans l'analyse que Grossman avait faite de l'oeuvre de Dostoïevski: "L'affirmation de Grossman selon laquelle le genre? littéraire des romans de Dostoïevski de la dernière période est celui des mystères est beaucoup plus fondée. Le mystère est effectivement multiplanaire et dans une certaine mesure, polyphonique" (Ibid., p. 50). Cette idée de l'intrigue (ou du mystère) traduit donc clairement dans le choix de la forme générique ce que l'intention auctoriale ne peut exprimer de manière directe.

Le personnage de Dostoïevski, quant à lui, est considéré par Bakhtine comme une conscience relativement indépendante, indépendance qui prend sa source dans la conception créatrice. Cette conception repose sur un principe de base essentiel: le personnage n'est pas uniquement fonction/objet mais il est représenté comme être humain/sujet ayant une conscience indépendante par opposition au roman monologique où il n'existe qu'à travers une série de relations familiales ou sociales. Deux manifestations dans le roman dostoïevskien découlent de cette conception précise du personnage par la conscience créatrice: la première est que le personnage est représenté comme étant responsable d'un discours sur lui-même (il a conscience du "soi"), la seconde concerne la vision qu'il a sur le monde (le personnage est idéologue); deux manifestations qui sont évidemment intimement liées: "Le héros de Dostoïevski ne porte pas uniquement un mot sur lui-même et sur son entourage immédiat, mais également un mot sur le monde: il n'est pas seulement une conscience, il est aussi idéologue.[...] C'est pourquoi le mot sur le monde se confond avec le mot confidentiel sur soi-même. Pour Dostoïevski, la vérité sur le monde est inséparable de la vérité de la personnalité". (Ibid., p. 125) Là encore la forme rejoint le fond. Paradoxalement, l'harmonie artistique chez Dostoïevski trouve sa source dans l'intention de l'auteur et se traduit dans le discours du héros, mais cette harmonie n'est pas "monovocale", elle est polyphonique.

Mais si dans l'analyse de la poétique de Dostoïevski, Bakhtine s'intéresse à des phénomènes polyphoniques particuliers tels que l'auto-expression monologique, la narration (récit du narrateur ou récit de l'auteur) ou encore le dialogue entre héros, il ne faut pas oublier que l'effet polyphonique se manifeste également au niveau même du langage introduit dans des termes tels que bivocalité, polylinguisme ou encore plurilinguisme que l'on retrouve dans Esthétique et théorie du roman. Le polylinguisme[8] sert à dissimuler l'intention de l'auteur derrière l'utilisation par le personnage de divers registres de langage (celui de la prière, du chant, du dialogue quotidien, de la "paperasserie administrative", etc.). Le plurilinguisme[9], quant à lui, est proche du polylinguisme, mais il concerne plus particulièrement la manière personnelle qu'a le personnage de s'exprimer, c'est pour cela que Bakhtine le fait souvent suivre de l'adjectif "social". Le langage dans ce cas est une manifestation d'une position sociale et non pas d'un contexte particulier d'où la distance qui peut intervenir entre le langage de l'auteur et celui de ses personnages. Quant à la bivocalité[10], elle exprime le fait qu'à l'intérieur du mot du personnage résonne toujours de manière retenue l'intention/le mot de l'auteur. La bivocalité est en ce sens un principe de base du processus polyphonique; car derrière le mot du personnage se cache toujours de manière plus ou moins explicite le mot de l'auteur. Cette notion de bivocalité est aussi présente à plusieurs reprises dans La Poétique de Dostoïevski: "Là où, dans le texte d'un auteur, intervient le discours direct, celui d'un personnage par exemple, nous trouvons à l'intérieur d'un seul contexte deux centres, deux unités de discours: l'énoncé de l'auteur et l'énoncé du héros" (Ibid., p. 259).

Mais revenons à présent à notre première catégorie de discours étudié dans la poétique de Dostoïevski qui est ce que Bakhtine nomme l'auto-expression monologique, c'est-à-dire le mot que le héros introduit sur son propre mot. On retrouve ce discours particulier dans l'étude que Bakhtine fait de Goliadkine dans Le Double: "Il (Goliadkine) s'adresse à lui-même comme à quelqu'un d'autre ("mon jeune ami") [...] La deuxième voix de Goliadkine sert à combler l'absence de cet autre dont il cherche l'approbation [...] En fait, Goliadkine ne vit que dans l'autre, qu'en se reflétant dans l'autre [...]" (Bakhtine, 1970/1998, p. 293). Dans cet exemple assez particulier, le personnage est, en quelque sorte, capable de réaliser un mouvement exotopique intérieur, considérant alors son "moi" comme un "autre", donnant naissance au "soi-autre" et qui vient démontrer que le personnage dostoïevskien a bel et bien conscience de/du soi. Cela se réalise à travers l'attitude dialogique interne du personnage vis-à-vis de son propre énoncé. Le mot du héros est dans ce cas "décomposé dialogiquement, dans chacun s'entrechoquent plusieurs voix. Mais ce n'est pas encore le dialogue authentique entre deux consciences distinctes [...]" (Ibid., p. 303). Le second type de discours se réalise donc à travers un mouvement exotopique extérieur et est caractéristique d'un dialogue entre deux consciences distinctes (le dialogue, au sens général). Un personnage en dialogue fait un mouvement de "va-et-vient" continuel du "soi" à "l'autre", effectuant une sorte de mise à jour de ses propres répliques dans l'espace-temps occupé par la "réplique autre": "Toute voix réelle d'autrui se fond immanquablement avec la voix hâtive qui résonne déjà aux oreilles du héros. Et le mot réel "d'autrui" est entraîné dans le mouvement perpétuel juste comme les répliques anticipées d'autrui. Le héros exige de l'autre tyranniquement une entière acceptation et confirmation de soi, mais, en même temps, les refuse, car elles le rendraient faible et passif, faisant de lui un être compris, accepté, pardonné". (Ibid., p. 346)

Ce n'est donc pas tant le système d'interrelations entre les personnages qui intéresse ici Dostoïevski, que la division du héros-sujet en une multiplicité de "moi/je-s". Le monde du héros représenté par Dostoïevski est un monde qui souffre et qui se cherche. La polyphonie au niveau du mot du héros est un phénomène structurel complexe, mais elle est représentative du dessein de l'auteur puisque je le rappelle: elle ne propose pas de solution définitive: "Dans l'œuvre de Dostoïevski, le moi conscient, jugeant le monde en tant que son objet n'est pas seul mais devient plusieurs "moi". [...] Au lieu de ses rapports entre le "moi" conscient et le monde, il place au centre de son oeuvre le problème des interrelations entres ces différents "moi" conscients et critiques." (Ibid., p. 153). La structure polyphonique d'une oeuvre se réalise enfin dans l'interrelation de ces différentes consciences dialogiques d'où émerge la complexité du phénomène décrit par Bakhtine. Les combinaisons dialogiques sont dès lors illimitées. La polyphonie structurelle n'est pas seulement une confrontation de consciences distinctes, elle est aussi une division au sein même du sujet.

3. Polyphonie réceptive

Le rôle joué par le lecteur dans le processus polyphonique est un phénomène beaucoup moins abordé par Bakhtine dans son analyse de la poétique de Dostoïevski, mais il n'est pas absent: "Tout véritable lecteur de Dostoïevski, celui qui perçoit ses romans d'une manière non monologique et sait se hisser jusqu'à la nouvelle position de l'écrivain, ressent un élargissement actif de sa propre conscience, non pas tant du fait qu'il se penche sur des objets nouveaux [...], mais avant tout parce qu'il établit un contact dialogique particulier, jamais éprouvé auparavant, avec des consciences d'autrui autonomes et s'introduit dialogiquement dans les profondeurs infinies de l'homme". (Ibid., p. 115) Le rôle du lecteur ici n'est pas encore perçu en tant que composante du phénomène polyphonique, mais Bakhtine parle d'un effet direct et spécifique du caractère polyphonique de l'œuvre sur la conscience du lecteur: "l'élargissement actif de sa propre conscience". Bakhtine reviendra pourtant sur le caractère polyphonique du rôle du lecteur/auditeur dans Esthétique de la création verbale au travers de deux notions essentielles et intimement liées: l'exotopie et la compréhension responsive active. L'exotopie dans le cas du lecteur est en fait la distance spatio-temporelle qui sépare le contexte de l'acte de création de celui de la réception. Un lecteur étranger au contexte de Dostoïevski introduira dans la réception de l'œuvre une série de sens ou de questions qui ne pouvaient être imaginés par l'auteur. La conclusion de Bakhtine nous conduit donc au fait que la culture ne fait que s'enrichir au travers d'un regard autre donc dialogiquement, d'où l'importance du phénomène exotopique dans le cas de la réception: "Dans le domaine de la culture, l'exotopie est le moteur le plus puissant de la compréhension. Une culture étrangère ne se révèle dans sa complétude et dans sa profondeur qu'au regard d'une autre culture (et elle ne se livre pas dans toute sa plénitude car d'autres cultures viendront qui verront et comprendront davantage encore)." (Bakhtine, 1984, p. 348). Le texte n'est donc pas un phénomène fermé mais il reste ouvert sur le temps et l'espace.

Mais ce phénomène exotopique réceptif passe par un autre phénomène essentiel qui est la compréhension responsive active[11]: "En fait, l'auditeur qui reçoit et comprend la signification (linguistique) d'un discours adopte simultanément, par rapport à ce discours, une attitude responsive active: il est en accord ou en désaccord (totalement ou partiellement), il complète, il adapte, il s'apprête à exécuter, etc., et cette attitude de l'auditeur est, dès le tout début du discours, parfois dès le premier mot émis par le locuteur, en élaboration constante durant tout le processus d'audition et de compréhension. La compréhension d'une parole vivante, d'un énoncé vivant s'accompagne toujours d'une responsivité active (bien que le degré de cette activité soit variable); toute compréhension est prégnante de réponse et, sous une forme ou sous une autre, la produit obligatoirement: l'auditeur devient le locuteur". (Ibid., p. 274)

La polyphonie dans le cadre de la réception peut donc être définie comme dans le cas de l'intention et de la structure de deux manières. Elle correspond tout d'abord à la division du sujet en une multiplicité de "moi-s": le lecteur au cours de la lecture effectue également un mouvement d'identification-intégration avec le héros-personnage. Il a besoin d'intégrer le récit dans un premier temps, de vivre l'histoire de l'intérieur pour pouvoir ensuite l'analyser depuis sa localité particulière. Dans un second temps, la polyphonie pourrait être considérée comme l'interrelation de consciences, cette fois-ci entre le lecteur et le personnage, et donc entre le lecteur et l'auteur (Cf. la notion de bivocalité dans le chapitre précédent). Mais cette interrelation pourrait aussi être imaginée entre consciences réceptives. La réception d'une oeuvre donne naissance à une sémantique interprétative, derrière chaque auditeur se cache un locuteur mais aussi un interprétant. On peut dès lors imaginer que chaque interprétation "dialogue" avec ses prédécesseurs et qu'elle le fera avec ses successeurs. La polyphonie est donc également une polyphonie sémantique nous autorisant à parler dans ce cas d'un phénomène proche d'un polysémantisme interprétatif.

4. Polyphonisme du roman: une conception herméneutique de la littérature?

On pourrait résumer l'ambition théorique de Bakhtine et de son étude de la polyphonie comme étant la volonté de montrer que la littérature est, avant tout, un réseau interactif constitué d'une pluralité de voix et de consciences plus ou moins indépendantes et cela dès l'acte créateur, mais aussi dans le texte et dans la réception de l'œuvre. Une conception de la littérature en tant qu'herméneutique, qui est largement partagée par Paul Ricœur dans la présentation de ce qu'il appelle "La triple mimèsis": "Une herméneutique, en revanche, est soucieuse de reconstruire l'arc entier des opérations par lesquelles l'expérience pratique se donne des oeuvres, des auteurs et des lecteurs. [...] L'enjeu est donc le procès concret par lequel la configuration textuelle fait médiation entre la préfiguration du champ pratique et sa refiguration par la réception de l'œuvre". (Ricœur, p. 107) Mais au-delà de cette conception d'ordre général de la littérature, il est possible de voir dans l'étude de Ricœur de nombreux parallèles avec le concept englobant que nous avons dénommé "le polyphonisme du roman" et exposé précédemment. Selon Ricœur, "la composition de l'intrigue est enracinée dans une pré-compréhension du monde de l'action" (Ibid., p. 108). Nous l'avons vu chez Dostoïevski, la polyphonie intentionnelle est déterminée avant tout par la qualité de ce que Bakhtine nomme "le dessein artistique". La pré-compréhension du monde chez Dostoïevski pose la question de la possibilité de la représentation du monde de la fiction, c'est-à-dire que le monde est insaisissable, d'où l'utilisation de la polyphonie dans la structure même de l'œuvre. Remarquons toutefois que bien que Bakhtine présente la position de l'auteur comme une pré-détermination sémantique (une volonté de l'auteur), alors que Ricœur l'expose comme étant une pré-compréhension du monde (une pré-interprétation), le résultat est identique puisque le roman de Dostoïevski n'est pas un roman à thèse, la vérité ne se cherche que dans la relation dialogique. Et c'est justement là que le parallèle avec Ricœur peut être poussé plus loin. Ricœur précise justement que "imiter ou représenter l'action, c'est d'abord pré-comprendre ce qu'il en est de l'agir humain" (Ibid., p. 125), cet agir humain qu'il définit auparavant comme n'étant représentable que sous la forme de l'interaction: "[...] agir, c'est toujours agir "avec" d'autres" (Ibid., p. 110). Chez Ricœur comme chez Bakhtine, la mimèsis I, c'est-à-dire, la relation qui unit l'auteur au personnage passe par une conception interactive (auteur-personnage) de l'acte créateur. On peut même voir une manifestation en quelque sorte de l'exotopie bakhtinienne quand Ricœur souligne que le rapport de la compréhension narrative à la compréhension pratique est "à la fois un rapport de présupposition et un rapport de transformation" (Ibid., p.111). On retrouve ici, en filigrane, le double mouvement exotopique identification-intégrationdont nous avons parlé dans le cas de la polyphonie bakhtinienne, la polyphonie intentionnelle relève donc bien d'un premier pôle d'une herméneutique (Cf. définition de Ricœur). La mimèsis II se définit chez Ricœur comme le "royaume du comme si" (Ibid., p. 125) et le rôle de ce qu'il appelle la mise en intrigue (la configuration en texte de la mimèsis I) est centrée essentiellement sur la médiation entre "la pré-compréhension et (...) la post-compréhension de l'ordre de l'action et de ses traits temporels" (Ibid., p. 127). Comme dans le cas de l'analyse que nous avons fait de Bakhtine, la polyphonie textuelle est la manifestation en texte du dessein artistique et le déclencheur de la réception. C'est parce que le dessein littéraire est insaisissable que la structure textuelle est hétérogène, nous ne reviendrons pas sur ce point. La mimésis III offre quant à elle matière à comparaison. Nous insisterons ici sur deux notions essentielles reprises par Ricœur qui nous intéressent particulièrement: la circularité et l'altérité. Il y a, il est vrai, dans l'acte de lecture et dans l'interprétation qui la suit une certaine "redondance" (ou circularité): "N'y a-t-il pas une complicité cachée entre le secrecy engendré par le récit lui-même [...] et les histoires non encore dites de nos vies qui constituent la préhistoire, l'arrière-plan, l'imbrication vivante, dont l'histoire racontée émerge? En d'autres termes, n'y a-t-il pas une affinité cachée entre le secret d'où l'histoire émerge et le secret auquel l'histoire retourne". (Ibid., p. 144)

Ce parallèle entre ce que Ricœur avait appelé "préfiguration du champ pratique et sa refiguration par la réception de l'œuvre" est tout à fait révélateur. Le lecteur est un créateur à part entière, le mouvement exotopique qu'il effectue est en ce sens comparable à l'exotopie auctoriale, la différence intervient au niveau du sens du mouvement d'intégration/identification que nous avons défini auparavant. L'identification chez le récepteur se fait cette fois avec le personnage/héros en texte et l'intégration trouve son accomplissement dans la conscience du récepteur (au travers d'un acte créateur manifestée par une compréhension responsive active). Alors que chez le créateur, le mouvement d'identification se réalise avec "l'autre" pour ensuite réintégrer la conscience auctoriale et trouver son accomplissement dans la production même du texte. La circularité se traduit donc par un mouvement de conscience à conscience, de celle du créateur à celle du récepteur. Mais il est important de souligner que ce mouvement circulaire n'est pas de l'ordre de la simple répétition, Ricœur parle d'un cercle qui n'est pas un cercle vicieux, ce n'est pas en ce sens une "tautologie morte" (Idem). La création réceptive est une création qui se réalise dans un contexte spatio-temporel précis et qui est amenée à évoluer avec le temps et l'espace.

Le principe d'altérité, qui sous-entend celui de dialogue, trouve son origine dans la conception même que Ricœur introduit du langage, tout comme chez Bakhtine, on se souvient que le langage était considéré comme un phénomène dialogique: "Avec la phrase, le langage est orienté au-delà de lui-même: il dit quelque chose sur quelque chose. Cette visée d'un référent du discours est rigoureusement contemporaine de son caractère d'évènement et de son fonctionnement dialogal. [...] Le langage est pour lui-même de l'ordre du Même; le monde est son Autre. L'attestation de cette altérité relève de la réflexivité du langage sur lui-même, qui, ainsi, se sait dans l'être afin de porter sur l'être". (Ibid., pp. 147-148) La lecture comme le langage pose le problème central de l'intersection de deux mondes plus ou moins éloignés: le monde du texte avec le monde du lecteur. Cette interaction que l'on pourrait qualifier d'interaction entre le "moi" (ou le même) et "l'autre" amène selon Ricœur à un "élargissement de notre horizon d'existence" (Ibid., p. 151) ce qui est tout à fait comparable à ce que Bakhtine nommait "l'élargissement actif de la conscience".

Il est donc évident que l'on retrouve dans l'herméneutique établie par Ricœur des éléments du phénomène polyphonique défini par Bakhtine dans l'analyse qu'il fait de la poétique de Dostoïevski. Mais en étudiant Dostoïevski, Bakhtine révèle un phénomène qui est beaucoup plus qu'une caractéristique d'un auteur isolé. Il met en lumière un principe essentiel de la compréhension littéraire, un nouveau modèle de recherche herméneutique. Peut-on pour autant affirmer que ce modèle de recherche est applicable à toute oeuvre littéraire? Deux principes de base sont donc à retenir pour que le polyphonisme littéraire puisse fonctionner comme modèle de recherche. Le premier principe est un principe qui inclut, il repose sur une conception dialogique du langage: tout discours est orienté vers l'autre. La littérature en tant qu'acte de communication est donc un acte dialogique qu'elle que soit la forme qu'elle prend. Le second principe définit quant à lui l'utilisation de la qualification de littérature polyphonique. Toute oeuvre est issue d'une conscience qui se caractérise par un dessein artistique plus ou moins polyphonique et à destination d'une autre conscience qui se caractérise par une aptitude plus ou moins développée de compréhension responsive active. Ce second principe nous permet donc d'affirmer que le modèle de recherche que nous avons nommé polyphonisme peut être plus ou moins pertinent dans le cas d'une oeuvre littéraire, resituant ainsi le débat que Bakhtine avait commencé. Dès lors la question n'est plus de savoir si une œuvre est polyphonique ou non, mais bien d'analyser son degré de polyphonie dans un élément en particulier constitutif de l'arc littéraire (auteur, texte, lecteur) ou bien son degré de polyphonisme, c'est-à-dire, pour reprendre les mots de Ricœur, dans "l'arc entier des opérations".

Bibliographie

ARISTOTE, Poétique, Paris, Edition livre de poche, 1991. BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, coll. Points Essais,1970/1998. BAKHTINE M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. BAKHTINE M., Le Freudisme, Lausanne, L'âge d'homme, 1980. BAKHTINE M., Esthétique de la théorie verbale, Paris, Gallimard, 1984. HOLM Helge Vidar, "Le concept de polyphonie chez Bakhtine" in Polyphonie - linguistique et littéraire, Samfundslitteratur Roskilde, n°VII, juillet 2003. NØLKE H., "La Scapoline 2001: version révisée de la théorie scandinave de la polyphonie linguistique" in Polyphonie linguistique et littéraire, Samfundslitteratur Roskilde, n°III, 2001. RICOEUR P, «La triple mimèsis» in Temps et Récit – L'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1982. SOLLERS Philippe, "Freud, Dostoïevski, la roulette" in Magazine Littéraire - Freud et ses héritiers l'aventure de la psychanalyse, Paris, Hors Série n°1, 2° trimestre 2000.

[1] Le premier titre donné à cette étude sera Les problèmes de la poétique de Dostoïevski, puis deviendra simplement La poétique de Dostoïevski. C'est ce second titre qui correspond à l'édition que nous utiliserons ici.

[2] "Chez Bakhtine, la polyphonie relève de toute une série de notions développées au travers de la globalité de son oeuvre; il s'agit d'une longue entreprise non terminée dont le début et l'apogée souvent sont attribuées à la première version de la Poétique de Dostoïevski, datant de 1929. Depuis la publication des derniers Carnets [Dans Estetika slovesnogo tvortchestva (Esthétique de la création verbale), Moscou 1979, Gallimard, Paris 1984 (...)] de Bakhtine ainsi que du grand essai du début des années 20, "L'auteur et le héros", probablement interrompu en 1922 [Texte d'archives (1920-1930), non repris par l'auteur et resté inachevé (...)], on peut cependant constater que le début de l'entreprise se situe, sinon avant, au moins à l'époque de la rédaction de ledit essai." Helge Vidar Holm, "Le concept de polyphonie chez Bakhtine" in Polyphonie - linguistique et littéraire, Samfundslitteratur Roskilde, n°VII, juillet 2003, p. 95.

[3] La Scapoline a été définie comme étant la théorie SCAndinave de la POlyphonie LIttéraire et LINguistique inspirée entre autres par Bakhtine et Ducrot. Voir H. Nølke, "La Scapoline 2001: version révisée de la théorie scandinave de la polyphonie linguistique" in Polyphonie linguistique et littéraire, Samfundslitteratur Roskilde, n°III, 2001.

[4] Dans son ouvrage Temps et récit I., Paul Ricœur affirme que le temps devient une notion humaine et perceptible à partir du moment où ce dernier se traduit sur le mode narratif, dans la mise en intrigue (p. 105) [La notion "d'intrigue" ou de "mise en intrigue" chez Ricœur renvoie évidemment à la conception aristotélicienne de cette dernière, c'est-à-dire à la transformation par le poète de la matière en forme ou encore "l'agencement des actes accomplis" (Cf. Aristote, Poétique, Paris, Edition livre de poche, 1991, p. 111)]. Dans l'article consacré à «la triple mimèsis», il revient sur les trois moments clefs de cette mise en intrigue: «Je prends pour fil conducteur de cette exploration de la médiation entre temps et récit l'articulation évoquée plus haut, et déjà partiellement illustrée par la Poétique d'Aristote, entre les moments de la mimèsis que, par jeu sérieux, j'ai dénommés mimèsis I [la composition de l'intrigue], mimèsis II [le royaume de la fiction ou du comme si], mimésis III [intersection entre le monde du texte et du lecteur]» (p. 106).

[5] Ceux que Todorov va appeler le "cercle Bakhtine", entre autres Volochinov et Medvedev, étaient critiques vis-à-vis du formalisme. Ils considéraient toutefois que de la rencontre entre la science littéraire marxiste qu'ils défendaient et le formalisme pouvaient émerger une réflexion positive: "Toute science jeune écrivait Medvedev (en se référant au formalisme)– et la théorie littéraire marxiste est jeune – doit estimer davantage le bon ennemi que le mauvais compagnon [...]" Cité par Kristeva in Bakhtine, Op. Cit., 1970/1998, p. 8. Ils reconnaissaient le fait, comme le formalisme l'affirmait, que la structure d'un texte et le genre littéraire étaient des reflets d'une vision particulière du monde, une manière spécifique d'appréhender le monde.

[6] Philippe Sollers, "Freud, Dostoïevski, la roulette" in Magazine Littéraire - Freud et ses héritiers l'aventure de la psychanalyse, Paris, Hors Série n°1, 2° trimestre 2000, pp. 48-53.

[7] Il n'est pas question ici de faire de Bakhtine un adepte de Freud, mais bien de souligner que dans la conception bakhtinienne du travail de l'écrivain, il y a aussi une dimension intérieure et psychologique qui intervient. Dans le livre qu'il consacre avec Volochinov au freudisme, Bakhtine est très clair: «[…] c'est de cette philosophie biologique actuelle que le freudisme représente un avatar original, où s'exprime, de la façon peut-être la plus nette et la plus conséquente, cette tendance à délaisser le monde de l'histoire et du social pour la séduisante tiédeur de l'autosuffisance organique et du vécu.» (Bakhtine, 1980, p. 36).

[8] "Toujours et partout, à tous les âges de la littérature historiquement connus, la conscience littérairement active découvre des langages et non un langage.[...] C'est ainsi que le paysan analphabète, à des distances infinies de tout centre, plongé naïvement dans une existence quotidienne qu'il tenait pour immuable et immobile, vivait au milieu de plusieurs systèmes linguistiques: il priait Dieu dans une langue (le salvon d'Église), il chantait dans une autre, en famille, il en parlait une troisième [...]." (Bakhtine, 1978/2001, p.116).

[9] "Le langage du prosateur se dispose sur des degrés plus ou moins rapprochés de l'auteur et de son instance sémantique dernière: certains éléments expriment franchement et directement (comme en poésie) les intentions de sens et d'expression de l'auteur, d'autres les réfractent; [...]. Aussi la stratification du langage en genres, professions, sociétés (au sens étroit), visions du monde, orientations, individualités, et son plurilinguisme social (dialectes) en pénétrant dans le roman s'y ordonne de façon spéciale, y devient un système littéraire original qui orchestre le thème intentionnel de l'auteur. "(Ibid., p. 119)

[10] "Le polylinguisme introduit dans le roman (quelles que soient les formes de son introduction), c'est le discours d'autrui dans le langage d'autrui, servant à réfracter l'expression des intentions de l'auteur. Ce discours offre la singularité d'être bivocal. Il sert simultanément à deux locuteurs et exprime deux intentions différentes: celle – directe – du personnage qui parle, et celle – réfractée – de l'auteur. Pareil discours contient deux voix, deux sens, deux expressions." (Ibid., pp. 144-145)

[11] Bien que Bakhtine fasse référence ici à l'auditeur et donc à la langue parlée et non écrite, il nous semble que le principe de responsivité est valable également dans le cas d'un discours écrit. Dans ce cas, la responsivité active se manifeste simplement d'une autre manière. En effet, le lecteur contrairement à un auditeur dans un acte de parole ne se doit pas d'extérioriser oralement ses pensées et s'il le fait pour une raison ou pour une autre, il n'est pas obligé de le faire dans l'immédiateté qu'une communication discursive impliquerait.



Alexandre Dessingué

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Novembre 2007 à 0h24.