Atelier

La polyphonie selon Bakhtine trouve son lieu de prédilection dans la prose romanesque ; elle est exclue de l'épopée qui repose sur une vision du monde commune à tous les personnages, au narrateur, et même au lecteur ; elle est aussi éradiquée dans le genre poétique qui n'est pas représentation de langages comme l'est le roman, mais création d'un langage nouveau (on voit bien que le problème posé ici est celui de la mimesis). Plus étonnant, Bakhtine refuse aussi la polyphonie au genre dramatique (c'est moi qui souligne) : « Le dialogue dramatique au théâtre, comme le dialogue dramatisé des genres narratifs, se trouvent toujours emprisonnés dans un cadre monologique rigide et immuable. Au théâtre, celui-ci n'est pas directement exprimé par les paroles, bien sûr, mais c'est pourtant là qu'il est le plus monolithique. Les répliques du dialogue dramatique ne disloquent pas l'univers représenté, ne le rendent pas multidimensionnel ; au contraire, pour être vraiment dramatiques elles ont besoin d'un univers le plus monolithique possible. Dans les pièces de théâtre, cet univers doit être taillé dans un seul bloc. Tout affaiblissement de ce monolithisme amène l'affaiblissement de l'intensité dramatique. Les personnages se rejoignent en dialoguant, dans la vision unique de l'auteur, du metteur en scène, du spectateur, sur un fond net et homogène. La conception d'une action dramatique apportant une solution à toutes les oppositions dialogiques, est elle-même totalement monologique. Une véritable multiplicité de plans serait préjudiciable à la pièce : l'action dramatique qui s'appuie normalement sur l'unité de l'univers représenté serait alors incapable de servir de lien et d'apporter des solutions. Dans une pièce dramatique, la combinaison de conceptions du monde autonomes, à l'intérieur d'une unité supraconceptuelle, est impossible, la structure dramatique ne fournissant pas de base pour une telle unité. Par conséquent, dans le roman polyphonique de Dostoïevski, le dialogue dramatique (au sens théâtral) ne peut jouer qu'un rôle tout à fait secondaire » (La Poétique de DostoÏevski, p. 46-47). En fait, Bakhtine semble penser que pour le théâtre, l'intentionnalité propre à toute œuvre littéraire est incompatible avec la polyphonie, parce qu'il manque au théâtre l'instance narratoriale face à laquelle les personnages peuvent s'émanciper, entrer dans une relation égalitaire de dialogisme. L'hybridisation narrateur/personnage, pierre de touche de la réalisation d'une polyphonie romanesque, est impossible au théâtre. Cependant, d'une part, on peut remarquer la part croissante des didascalies qui mettent en place une instance qui ressemble fort à celle du narrateur, au fur et à mesure du déroulement de l'histoire du théâtre, ces commentaires scéniques devenant parfois totalement envahissants dans le théâtre de la seconde moitié du XX e siècle (Beckett, Ionesco, Duras….), faisant même souvent entendre des voix off de « récitants » au point que l'on a pu souligner souvent une sorte de « romancisation » du théâtre. D'autre part, même dans le théâtre plus ancien, le dénouement est-il forcément monologique, comme le dit Bakhtine ? Si cette approche peut éventuellement se justifier pour certaines œuvres comme L'Avare, Le Misanthrope pose déjà plus de questions : nous savons bien que Molière n'arrive pas à prouver qu'Alceste a totalement tort (ni d'ailleurs qu'il a totalement raison, car il est incontestablement ridicule), et un certain dialogisme s'instaure dès lors entre le personnage, l'auteur et le lecteur-spectateur… De même, Corneille et le lecteur sont-ils vraiment convaincus que les Horace, père et fils, ont raison dans leur inhumaine intransigeance ? Le XVIIIe siècle mettra même en scène finalement un tel dialogisme, avec des drames au titre signifiant cette posture dialogique, comme Est-il bon, est-il méchant ? de Diderot, ou bien La Mère Coupable (qui ne l'est peut-être pas tant que cela) de Beaumarchais. Pourtant, une différence subsiste entre la polyphonie théâtrale et la polyphonie romanesque : c'est que (sauf quand elle prend la forme de la présence d'un récitant), dans les didascalies, elle n'est pas pleinement affaire de « représentation littéraire du langage » ; elle suppose d'autres intermédiaires, indépendants de l'auteur, qui sont notamment le metteur en scène et les acteurs, ce qu'on peut résumer par la médiation de l'espace théâtral, scénique (« double énonciation » comme dit Anne Ubersfeld), qui inscrit le théâtre dans le domaine de l'illocutoire, voire du perlocutoire : « L'auteur dramatique affirme au départ : a)ma parole suffit à donner aux praticiens l'ordre de créer les conditions de l'énonciation de mon discours ; elle constitue à elle seule cet ordre, et c'est en cela que réside sa force illocutoire ; b)mon discours n'a de sens que dans le cadre de la représentation ; chacune des phrases de mon texte présuppose l'affirmation qu'elle est dite ou montrée sur scène (que nous sommes au théâtre). Il s'agit bien d'un présupposé au sens que Ducrot donne à ce mot car quelle que soit la phrase (quel que soit son posé), on peut lui faire subir les transformations négatives ou interrogatives, sans rien changer au présupposé. » (A. Ubersfeld, Lire le théâtre, I, Belin, 1996, p. 193) ; Le dialogisme théâtral diffère également de la polyphonie romanesque décrite par Bakhtine en ce que la signification naît du rapport qui existe entre les diverses voix ou bien vient du collage lui-même de ces diverses voix (et non de la superposition plus ou moins contrapuntique de leurs accents, de leurs significations idéologiques etc.), par exemple dans le cas du théâtre de l'absurde. Expliquons-nous là-dessus. Distinguant quatre voix, conséquences de la double énonciation propre au théâtre (d'une part l'émetteur-scripteur s'adressant au public – niveau I, en analyse actantielle sémiostylistique de G. Molinié ; d'autre part, les personnages en situation de dialogue présupposé binaire – niveau II, en analyse actantielle sémiostylistique de G. Molinié, avec, bien sûr de multiples interférences entre les deux niveaux), double énonciation qui impose une double série de conditions d'énonciation (les conditions d'énonciation scéniques, concrètes, et les conditions d'énonciation imaginaires, construites par la représentation), Anne Ubersfeld pose que « le discours théâtral, à partir du moment où nous découvrons ces quatre « voix », ne peut être qu'un rapport entre ces voix. Particulièrement, à l'intérieur du dialogue la voix du locuteur I (le scripteur) et la voix du locuteur II (le personnage) sont l'une et l'autre présentes, même si elles sont irrepérables en tant que telles : la voix de l'auteur investit-désinvestit la voix du personnage par une sorte de battement, de pulsation qui « travaille » le texte du théâtre […] Dans la mesure où le discours théâtral est discours d'un sujet-scripteur, il est discours d'un sujet immédiatement dessaisi de son Je, d'un sujet qui se nie en tant que tel, qui s'affirme comme parlant la voix d'un autre, de plusieurs autres, comme parlant sans être sujet : le discours théâtral est discours sans sujet. La fonction du scripteur est d'organiser les conditions d'émission d'une parole dont il nie en même temps être responsable. Discours sans sujet, mais où s'investissent deux voix, dialoguant : c'est la première forme, fruste, de dialogisme à l'intérieur du discours de théâtre ; dialogisme dont il est plus facile de postuler l'existence que de relever les traces, le plus souvent irrepérables » (Lire le théâtre, I, Belin, 1996, p. 197) Enfin, le dialogisme, présent à l'intérieur même de la voix d'un personnage dont la conscience se trouve divisée, existe aussi dans ce qu'A. Ubersfeld appelle le collage et le montage d'énoncés radicalement hétérogènes qui sont l'essence même du dialogue théâtral qui confronte et oppose deux paroles : « il y a montage quand les éléments hétérogènes prennent sens par la combinaison, par la construction qui est faite avec eux ; il y a collage quand c'est l'hétérogénéité qui fait le sens, non la combinaison » (Lire le théâtre, I, Belin, 1996, p. 217, note 38). Pour elle, ce collage « est constitutif du dialogue de théâtre, par un biais imprévu qui est celui du présupposé commun : s'il y a dialogue (et dialogisme), c'est que toutes les consonances et dissonances, les accords et les conflits se font autour d'un noyau commun. Quand Bakhtine nie qu'il y ait dialogisme au théâtre, il a raison, parce qu'il voit l'existence de ce noyau commun ; il a tort, parce que c'est justement ce présupposé commun qui permet la confrontation, la juxtaposition, le montage, le collage de voix différentes. Pour discuter, il faut s'accorder sur un point, qui n'est pas mis en question, qui, non formulé, est la base même de la parole commune. Selon l'exemple fameux « le roi de France est chauve », on peut discuter, s'accorder ou se battre à propos de la calvitie du roi de France ; encore faut-il que l'on soit d'accord sur le fait (présupposé) que la France a un roi » ((Lire le théâtre, I, Belin, 1996, p. 217). On voit ici que A. Ubersfeld donne une extension un peu vague au terme de dialogisme, le confondant en fait avec dialogue. Or, elle donne comme exemple Lorenzaccio de Musset dont elle remarque que le héros discute avec des personnages développant des idéologies très différentes ; ces dialogues sont possibles, parce que chaque fois, le héros adopte les présupposés (contradictoires) sur lesquels reposent les discours de ses interlocuteurs ; ainsi, grâce à lui, se met en place un véritable dialogisme, entre les interlocuteurs de Lorenzo. Ainsi, le dialogisme théâtral travaille non pas tant le dialogue entre Lorenzo et chacun des protagonistes que la confrontation entre ces divers protagonistes par l'intermédiaire du héros, qui fonctionne comme « conscience spéculaire », selon la formule d'Althusser citée par A. Ubersfeld.

On peut maintenant essayer de conclure sur les rapports entre polyphonie et théâtre, en remarquant que le dialogisme à l'œuvre au théâtre n'est pas en lui-même objet esthétique ; il est seulement le moyen d'un processus d'artistisation de la parole ; en ce sens, il n'est pas polyphonique, puisqu'on peut dire que la polyphonie au sens où l'entend Bakhtine est un dialogisme organisé comme objet d'art, construit selon la technique du contrepoint pour ainsi dire « simultané », comme on le voit dans sa forme emblématique du discours indirect libre.



Claire Stolz

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Juillet 2002 à 0h08.