Atelier

Dans les années 80, la linguiste Jacqueline Authier-Revuz croise la théorie bakhtinienne de la polyphonie avec la théorie lacanienne du sujet être de langage pour montrer l'hétérogénéité fondamentale et fondatrice du langage. Elle met en évidence un sujet divisé, qui se fait dans le langage et non faisant le langage. Dans cet environnement, la parole d'autrui est à la fois inévitablement présente dans sa propre parole (c'est « l'hétérogénéité constitutive du langage »), mais demande à être en quelque sorte circonscrite pour qu'il reste un espace pour l'identité, l'affirmation d'identité du sujet parlant. D'où les phénomènes d'« hétérogénéité montrée » : le sujet parlant, en montrant les zones d'hétérogénéité de son discours, revendique en quelque sorte la paternité du reste de son propos : « le sujet s'évertue, en désignant l'autre, localisé, à conforter le statut de l'un. C'est en ce sens que l'hétérogénéité montrée peut être considérée comme un mode de dénégation, dans le discours, de l'hétérogénéité constitutive qui, elle, relève de l'autre dans l'un. » (DRLAV n°26, p. 145). Elle s'intéresse donc aux formes de l'hétérogénéité montrée qui se présentent sous des formes marquées ou des formes non marquées. Les formes marquées de l'hétérogénéité montrée (ou formes marquées du discours autre) utilisent :
    • le discours rapporté direct : les propos sont rapportés de manière autonyme, c'est-à-dire en mention, dans laquelle le signe est son propre référent, [évidemment, tout occurrence autonymique n'est pas forcément marque de discours autre : exemple : « château » est un mot masculin] ; cette conception n'implique pas la fidélité au propos originel, elle implique seulement une mise en scène du propos rapporté
    • le discours rapporté indirect : le discours indirect formule, dans les mots dont le rapporteur fait normalement usage, le sens du discours qu'il représente ; J. Authier dit qu'il paraphrase en réalité le discours originel,
    • la modalisation autonymique dans laquelle le mot est utilisé à la fois en usage et en mention, comme dans l'îlot textuel (Elle a « déjanté ») où l'hétérogénéité est signalée par les guillemets ou les italiques ou une intonation distanciante,
    • la modalisation par discours autre (ou « modalisation comme discours second »), soit au plan du contenu, au moyen de formules « selon X », « comme dit X », « semble-t-il »), soit au plan des mots au moyen de formules « pour ainsi dire », « c'est le mot », « aux deux sens du mot », « si vous me passez le terme », etc. : ce sont des phénomènes réflexifs de non-coïncidences. On distingue 4 types de non-coïncidences : 1) non-coïncidences du discours à lui-même dans le jeu de l'extériorité discursive (comme dit X), 2) non-coïncidences entre les mots et les choses (pour ainsi dire), 3) non-coïncidences des mots à eux-mêmes dans les jeux d'homonymie, de polysémie, de synonymie (aux deux sens du mot, X au sens de Y ….), 4) non-coïncidences entre les interlocuteurs (si vous voulez, comme vous dites).
La modalisation par discours autre peut se combiner avec la modalisation autonymique (Elle a « déjanté », comme dirait X) Les formes non marquées de l'hétérogénéité montrée (ou formes non marquées du discours autre) sont des formes bivocales :
    • le discours indirect libre
    • l'ironie
    • l'allusion
    • la réminiscence
    • le stéréotype
    • etc.
En effet, aucun guillemet ou commentaire métadiscursif ne vient les signaler de manière claire (même si bien sûr il existe des signes, tels des phénomènes de discordance idiolectaux, idéologiques ou cotextuels pour le discours indirect libre ou pour l'ironie) ; leur repérage met en cause, nécessite l'interprétation du récepteur. Jacqueline Authier intitule significativement un de ses articles « Aux risques de l'allusion », car l'allusion est toujours risquée, dans la mesure où, par définition, elle n'a d'existence (du moins illocutoire) que si elle est reconnue par le récepteur. L'héritage de Bakhtine revisité par J . Authier amène donc à de fines analyses des différentes sortes de dialogisation intérieure, particulièrement dans les énoncés réflexifs et dans les énoncés bivocaux. Le lien avec la théorie littéraire est par ailleurs maintenu par la place faite aux formes interprétatives de l'hétérogénéité, présentes en dehors de la littérature, mais particulièrement subtiles en littérature, et par l'idée que l'espace de la littérature se trouve ne grande partie dans le sentiment de non coïncidence entre les mots et les choses.



Claire Stolz

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Juillet 2002 à 23h55.