Atelier


L'Analyse pragma-énonciative des figures. Journée CONSCILA du 19 octobre 2007

Alain Rabatel, ICAR, UMR 5191, Universités de Lyon 2 et Lyon 1 (Iufm)

Points de vue en confrontation dans les antimétaboles PLUS et MOINS



Compte tenu de la complexité de l'antimétabole et de la difficulté à la circonscrire, on commencera par une présentation de l'antimétabole élargie aux autres figures inversives [1] : ce tour d'horizon permettra de mieux circonscrire d'une part les difficultés de sa définition en compréhension, d'autre part de cerner les pistes à suivre pour rendre compte de ses spécificités syntactico-sémantiques [2], ainsi que des tensions qui traversent ses principales valeurs pragmatiques en discours [3].


1. Etat des lieux
L'antimétabole, parce qu'elle oppose des termes inversés, est souvent distinguée de l'antithèse et du chiasme, et comparée à la réversion, à l'anadiplose ainsi qu'à l'épanadiplose.


1.1. Chiasme
Le chiasme est défini comme une « antithèse dont on dispose les termes en miroir » (Reboul 1991 : 223). Sur le plan des structures et des opérations, il se caractérise par une « opposition fondée non plus sur une répétition, mais sur une inversion » (Reboul 1991 : 134, Aquien 1993 : 82s). Dupriez fait remarquer que, dans le chiasme, le croisement des termes n'implique pas nécessairement la répétition, à la différence de l'antimétabole. Le chiasme est ainsi une figure inversive beaucoup plus variée dans ses manifestations et beaucoup moins contrainte que l'antimétabole.


1.2. Antimétabole et réversion
L'inversion syntaxique est un trait caractéristique de l'antimétabole, qui exige la répétition de mots dans des propositions successives, dans un ordre inverse. De même pour la réversion, ces deux figures étant sont souvent cités comme des figures connexes (Dupriez, Molinié, Robrieux), et rapprochées de l'épanadiplose, c'est-à-dire deux propositions dont la première commence par un mot qui se trouve à la fin de la seconde : cf. « Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien » Hugo, apud Robrieux 1993 : 81-82. On peut en effet définir l'antimétabole et la réversion comme des figures formées d'une épanadiplose et d'une anadiplose, c'est-à-dire d'une figure qui reprend en tête d'énoncé le mot qui termine l'énoncé précédent (« Il est bête. Bête il restera ») . Ainsi définies, les deux figures sont synonymes, puisqu'elles renvoient à une même réalité syntaxique.
Mais la prise en compte du critère sémantique complexifie la donne. Fontanier établit un distinguo subtil entre antimétabole et réversion, au motif que, dans celle-ci, le sens des termes est différent, alors qu'il reste stable dans celle-là. Ainsi le sens ne varierait pas dans l'antimétabole suivante :


Quand nous avons été lui porter sa pitance, Pinguet et moi [le caporal], c'est-à-dire moi et Pinguet, il fondait en larmes, que l'on eût dit que ses deux yeux avaient deux robinets. (Dumas, Les Louves de Machecoul, Alterédit, 2007 : 486)


La réversion « fait revenir sur eux-mêmes, avec un sens différent, et souvent contraire, tous les mots, au moins les plus essentiels, d'une proposition » :


Ce ne sont pas les places qui honorent les hommes, mais les hommes qui honorent les places (Agésilas, apud Fontanier 1968 : 381).


La distinction entre réversion et antimétabole est cependant contestée par ceux qui refusent ce distinguo et définissent l'antimétabole comme la figure dans laquelle le renversement de l'ordre des mots est mis au service du renversement de l'ordre des propositions (Honeste 2007). En effet, dans


Il faut vivre pour manger et non manger pour vivre


l'antimétabole ne se limite pas à formuler deux propositions contradictoires ([vivre pour manger] vs [manger pour vivre]), mais rapporte ensemble ces dernières, afin que le coénonciateur interprète cette co-occurrence comme le renversement d'un ordre doxique au profit d'un ordre plus pertinent ou comme l'adjonction d'un PDV nouveau à un PDV connu, sans annuler le premier. Deux traits se dégagent ainsi de l'antimétabole : l'inversion de l'ordre des mots et l'inversion des propositions, ce qui implique l'existence de deux prédications successives.
Or le conflit autour d'une différence entre réversion et antimétabole, autour de la question de la permanence du sens des mots inversés est susceptible de s'éclairer par la mise en lumière de deux fonctionnements syntaxiques et de deux valeurs sémantiques distinguant deux grandes familles d'antimétaboles.


2. Analyses syntaxique-énonciative et sémantique-énonciative des antimétaboles
La distinction entre antimétabole et réversion implique qu'on s'arrête sur deux phénomènes différents, quoique liés (et c'est là une difficulté) : d'une part le changement de sens qui affecte les termes inversés à l'intérieur de chacune des propositions et d'autre part le changement de sens résultant de l'inversion des propositions. Car il existe des inversions dans lesquelles la subordination est marquée à l'intérieur de chaque prédication, mais non entre prédication et d'autres dans lesquelles la subordination est également marquée entre prédications, comme dans l'exemple suivant :


Vivre simplement pour que d'autres puissent simplement vivre. (Gandhi)


On s'attachera donc à l'analyse de l'ordre des mots puis à celle de l'ordre des propositions. Ces deux critères croisés permettront de dégager deux grandes sortes d'antimétaboles : d'une part les antimétaboles PLUS, dans lesquelles l'inversion des propositions n'annule pas une prédication au profit de la seconde, d'autre part les antimétaboles MOINS dans lesquelles l'inversion des propositions annule une des deux prédications. Les deux hypothèses, qui ne rendent pas compte des mêmes phénomènes, trouvent néanmoins un principe explicatif commun, à travers la prise en compte de la théorie énonciative du point de vue : l'envisagement des choses selon un mode inversif n'implique pas nécessairement des PDV antagonistes exclusifs, mais repose a minima sur la coexistence de PDV complémentaires dans leur façon d'envisager les référents. L'antimétabole apparaît dès lors comme une figure privilégiée qui traite du même et de l'autre, selon des tensions qui la portent tantôt vers l'expression de PDV antithétiques divergentes (antimétaboles MOINS), tantôt vers celle de PDV qui convergent au-delà de leur différences initiales (antimétaboles PLUS).
Ces deux sortes d'antimétaboles sont complémentaires : privilégier l'un au détriment de l'autre, c'est ne voir qu'une des facettes d'une réalité complexe d'une figure faite précisément pour penser la complexité et les phénomènes d'opacification qui résultent de ces mécanismes inversifs.


3. Analyse pragmatique de la figure de l'énonciateur de figures inversives : complexité des choses, esprit de contradiction, ethos du redresseur des idées fausses


3.1. Figures inversives et opacification des dires/des dits
Les figures inversives pourraient alimenter l'image d'un locuteur maître de sa parole et de son vouloir dire, doté d'une compétence langagière hors norme. Si la maîtrise des figures est l'indice incontestable d'une grande expertise linguistique, compte tenu de la complexité des mécanismes inversifs à l'oeuvre, il n'en reste pas moins qu'il serait erroné d'interpréter la dynamique inversive uniquement en termes de maîtrise exprimant un vouloir dire contrôlé de bout en bout.


3.2. Figures d'énonciateur, ethos, pathos et logos
La fonction argumentative des figures inversives ne joue pas seulement sur le logos, mais aussi sur l'ethos et le pathos. Si discours des passions il y a, autour du chiasme et des antimétaboles, il est convoqué sur le dos des personnages, notions ou événements qui font l'objet d'une structure inversive, en complicité avec un coénonciateur complice qui partage l'ethos de celui qui veut avoir le dernier mot .


3.3. Tensions entre figures d'énonciateur de la complexité des choses et figures d'énonciateur du polémiste anticonsensuel
La fonction cognitive du chiasme et de l'antimétabole est subordonnée à une fonction informative et argumentative forte, dans un cadre qui, sans être nécessairement polémique, repose a minima sur le refus de se satisfaire des manières traditionnelles de voir.
Toutefois, nos observations antérieures invitent à ne pas ratifier l'idée que la figure de l'énonciateur de figures inversives se poserait en extériorité radicale face aux autres, ni que l'antimétabole MOINS serait l'essence du phénomène. Au contraire, la manière de citer l'autre, de s'en distancier en en gardant, fussent-ils réorganisés autrement, les éléments qui servent de cadre à une nouvelle prédication, montre que, le plus souvent, le même et l'autre sont fortement intriqués… Passé l'effet de sidération, et le crédit porté à la performance du locuteur, dès que l'on se met à réfléchir, les choses sont toujours plus opaques que ce que semblent en dire ces renversements péremptoires…


Références bibliographiques:


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Dernière mise à jour de cette page le 16 Septembre 2007 à 0h39.