Atelier

Bakhtine montre que tout homme est amené à pratiquer plusieurs « langages » : même le paysan analphabète « priait Dieu dans une langue (le slavon d'Eglise), il chantait dans une autre, en famille, il en parlait une troisième et, quand il commençait à dicter à l'écrivain public une pétition pour les autorités du district rural, il s'essayait à une quatrième langue (officielle, correcte, « paperassière »). Mais, dit-il, ces « langages différents » « n'étaient pas dialogiquement corrélatés dans la conscience linguistique du paysan » (Esthétique et théorie du roman, p. 116), parce que le paysan ne se rendait pas compte de la multiplicité de points de vue attachée à ce plurilinguisme. Au contraire, la parodie carnavalesque met les divers langages en relation de dialogisme ; c'est pourquoi, selon Bakhtine, Rabelais eut une telle influence sur le devenir de la littérature européenne. Il oppose au roman plurilingue la poésie qui « débarrasse les mots des intentions d'autrui » (Esthétique et théorie du roman, p. 117) pour créer un langage qui ne (re)connaisse que les contextes et réminiscences appartenant au genre poétique : on retrouve ici la conception mallarméenne de la langue poétique, qui donne « un sens plus pur aux mots de la tribu ». Le prosateur utilise au contraire le plurilinguisme, non comme le ferait un magnétophone, mais comme un compositeur, c'est-à-dire en l'ordonnant et en l'organisant de manière signifiante : Bakhtine insiste à plusieurs reprise sur l'intentionnalité ; la présentation plurielle des visions du monde, l'émancipation du personnage par rapport à l'auteur-narrateur n'exclut pas du tout l'intentionnalité de l'auteur : « Le langage du prosateur se dispose sur des degrés plus ou moins rapprochés de l'auteur et de son instance sémantique dernière : certains éléments expriment franchement et directement (comme en poésie) les intentions de sens et d'expression de l'auteur, d'autres les réfractent ; sans se solidariser totalement avec ces discours, il les accentue de façon particulière (humoristique, ironique, parodique, etc.), d'autres éléments s'écartent de plus en plus de son instance sémantique dernière et réfractent plus violemment encore ses intentions ; il y en a, enfin, qui sont complètement privés des intentions de l'auteur : il ne s'exprime pas en eux (en tant qu'auteur) mais les montre comme une chose verbale originale ; pour lui, ils sont entièrement objectivés. Aussi, la stratification du langage en genres, professions, sociétés (au sens étroit), visions du monde, orientations, individualités, et son plurilinguisme social (dialectes) en pénétrant dans le roman s'y ordonne d'une façon spéciale, y devient un système littéraire original qui orchestre le thème intentionnel de l'auteur. » (Esthétique et théorie du roman, p. 119), et plus loin : « Ce jeu avec les langages, et souvent une absence complète de tout discours direct totalement personnel à l'auteur, n'atténue d'aucune façon, s'entend l'intentionnalité profonde, autrement dit, la signification idéologique de toute l'œuvre. » (ibid. p. 132)



Claire Stolz

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Juillet 2002 à 23h33.