Atelier

LES DIX PREMIERES ANNEES DE LA COLLECTION

«POETES D'AUJOURD'HUI» DE PIERRE SEGHERS

1944-1954


Jean-Yves Debreuille


S'agissant de Pierre Seghers, il faudrait parler, plus que de collection d'écrivain, d'édition d'écrivain. C'est en effet parce que Bernard Grasset n'avait pas répondu à l'envoi de son premier manuscrit que celui-ci lança en 1938 à Villeneuve-lès-Avignon «une maison d'édition qui pensait alors limiter son activité à un seul recueil»[i]. Puis vint la drôle de guerre, et en novembre 39, il créa depuis la caserne du Train de Nîmes la revue P.C. 39 (P.C. pour Poètes casqués), pour le numéro 2 duquel il avait déjà la chance de disposer du manuscrit des «Amants séparés» d'Aragon. Ce dernier donnait en outre pour le numéro 3 un article théorique qui allait devenir célèbre: «La rime en 1940». Ainsi était née une complicité qui allait se poursuivre dans Poésie 40 (nouveau titre de la revue après l'armistice) dans laquelle Pierre Seghers amorce dès le début de l'année suivante une réconciliation d'Aragon avec Eluard en publiant du premier un compte rendu extrêmement élogieux du Livre ouvert. Sous les auspices de tels collaborateurs, la revue devient bientôt le centre de cette explosion étonnante qu'on appellera par la suite la «poésie de résistance», et Pierre Seghers se lance dans l'édition de recueils: les auteurs en sont Pierre Emmanuel, André Frénaud, Alain Borne, Loys Masson, et bien sûr Paul Eluard (Poésie involontaire et poésie intentionnelle, 1942) et Louis Aragon (La Diane française, 1944), sans parler de plusieurs tirages d'anthologies de Poètes prisonniers. Etonné lui-même par le succès de ces publications, Pierre Seghers décide de lancer une collection qui permettra au public de découvrir cette poésie contemporaine, dont il est devenu avide, mais qu'évidemment il connaît mal. Ainsi est lancée la collection «Poètes d'aujourd'hui», dont le premier volume, consacré à Paul Eluard, paraît le 10 mai 1944, imprimé par l'Imprimerie du Salut public à Lyon. Quelques jours plus tard, Pierre Seghers doit entrer dans la clandestinité. C'est en mars1945 que le livre est réédité à Paris et complété (car selon l'aveu de Parrot lui-même, il avait dû «laisser dans l'ombre [une part de l'] activité» du poète), et que la collection prend son essor avec un Aragon introduit par Claude Roy, jeune poète résistant chez lequel Pierre Seghers avait trouvé refuge à Neauphle-le-Château fin juillet 1944.

La formule est extrêmement novatrice. Il s'agit d'un livre de poche avant l'heure, de format inusité (15,5 x 13,5 cm), dont la couverture de couleur vive comporte une photo du poète: on entend rompre avec l'aspect intimidant de l'objet livre, et créer une proximité que confirme l'insertion à l'intérieur du volume d'un cahier photographies représentant le poète - un homme comme les autres - à divers âges de sa vie. Le prix de vente doit être rendu modique par l'importance du tirage, que rend possible ce que Claude Roy n'hésite pas à présenter comme une révolution: alors que jusque là «le peuple» était demeuré «indifférent aux poètes»,

en 1940, il se passe cette chose extraordinaire, à quoi je vous demande de songer, c'est qu'un mince livre de vers, Le Crève-Coeur, à peine en sort-il des machines avares quelques milliers de brochures, elles sont déjà introuvables, et que la France tout entière, qui lit, et le monde avec elle, de Londres à Montréal, de Lisbonne à New-York, en demande et en redemande à nouveau, et l'éditeur s'étonne avant de se frotter les mains, et l'auteur est un peu traqué […].[ii]

Relevons la formule «à quoi je vous demande de songer»: l'introducteur se fait très présent, il est le double compagnon du lecteur et de cet auteur «un peu traqué», il va faire que les choses se passent au mieux, que la rencontre ait lieu, puis il s'éclipsera. Rien d'un scolaire «l'homme et l'oeuvre», ni d'une biographie, mais une véritable présentation: «Entre deux phrases on peut voir qu'il a des cheveux gris, et un visage très mince, comme son corps, très délié, très vivant, avec une vitalité, une vivacité, c'est le mot juste, qui est un peu épuisante pour tout son entourage». Vient ensuite, couvrant dans tous les cas plus de la moitié de l'ouvrage, un «choix de textes». André Figueras dans le Jules Romains expose le dilemme. Certes, les lecteurs d'anthologies sont comme les bourgeois de Trouville qui nagent en piscine quand la mer est à cinquante pas:

mais l'objectivité force à reconnaître que, tant il est accablé de soucis et de tâches, l'homme moderne a difficilement les moyens de prendre connaissance de la généralité d'une oeuvre, sans même parler de la difficulté qu'il y a, dans le cas présent par exemple, à se procurer certains livres.

Prendre le parti du choix de texte a donc vertu de modernité et de démocratie, contre la chasse élitiste aux éditions rares et épuisées. C'est rendre accessible la poésie contemporaine dans son contenu, mais aussi dans sa matérialité. La collection «Poètes d'aujourd'hui», comme la décentralisation théâtrale et le réseau des maisons de la culture, procède de la grande utopie de l'après guerre de la culture mise à la disposition de tous.

Son succès sera indéniable: après une montée en puissance les trois premières années, le rythme de 5 numéro en moyenne par an sera tenu, et il s'accroîtra à partir de 1955. Au début des années soixante-dix, moment où Pierre Seghers remettra son entreprise éditoriale aux éditions Robert Laffont, la collection sera riche de près de deux cents titres, dont une dizaine consacrés à la chanson (toujours le souci de tenir ensemble culture savante et culture populaire). C'est pour des raisons d'espace que notre analyse se limite aux dix premières années, et aux 44 premiers titres. Mais ce corpus a aussi sa cohérence théorique: on l'a vu et on le verra encore, l'influence des théories qu'Aragon développait dans l'hebdomadaire Les lettres françaises, et en particulier son effort pour adapter à la poésie française les prescriptions jdanoviennes du réalisme socialiste, culminent en 1954 avec la publication du Journal d'une poésie nationale et des Trente et une sonnets de Guillevic, précédés de 33 pages de préface d'Aragon. De leur voeu d'osmose, tous ceux qui au Parti communiste ont quelque responsabilité littéraire ne font pas mystère. C'est ainsi que René Lacôte, qui tient la chronique poétique des Lettres françaises, écrit à Jean Bouhier le 2 novembre 1951:

Il faut que Seghers, avec sa collection, monopolise la poésie. […] La lutte se mène dans sa collection comme elle se mène au Salond'Automne, et d'autant plus efficacement que Seghers est communiste quand les dirigeants de l'Automne ne le sont pas. […] Ce qu'a fait Seghers est politiquement une réussite qu'il serait bête de compromettre. Mais cela n'était possible et juste qu'avec cette envergure commerciale. Cela n'exclut pas qu'il y ait des erreurs […] dans «Poètes d'aujourd'hui», où la tâche était plus difficile et cela n'a pas toujours été comme cela devait.[iii]

Comment cela «devait»-t-il donc, ou aurait-il dû, puisque Pierre Seghers manifestait une certaine indépendance dans ses choix, «aller»? L'intitulé même de la collection lui conférait une responsabilité important: l'ensemble des titres doit constituer un panorama des poètes dont la voix est aujourd'hui importante. D'abord, où commence «aujourd'hui»? Publiant en 1940 De Baudelaire au Surréalisme, Marcel Raimond fixait à la modernité un terminus a quo sur lequel on semble s'accorder. On fera seulement une exception, avec le même soupir que Gide (son «Victor Hugo, hélas» est d'ailleurs cité dans l'ouvrage), pour «le plus grand poète français», sans tendresse excessive d'ailleurs: Louis Perche déplore «ses sursauts de vanité, ses bouffonneries et ses prétentions à la Ubu, sa sexualité animale». Mais s'il est sauvé «de l'indécision - pourtant exquise - d'un autre âge » (André Figueras) dans laquelle sont relégués Lamartine et Vigny, c'est qu'il «a eu le don de transmuer le romantisme état d'âme de la poésie de cette époque en un romantisme état de vie et état d'action». C'est aussi parce qu'on trouve en germe dans son oeuvre Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé (c'est moins évident pour ce dernier, mais Louis Perche rappelle qu'il avait un portrait de Hugo dans sa chambre à Tournon), prophètes incontestés de toute modernité poétique, auxquels un numéro est consacré. Il faut y ajouter Lautréamont, dont Aragon ne cesse de dire qu'il fut une se ses admirations premières, qui apparaît dès le numéro 6, et auquel tous font référence[iv]: au point que Louis Perche, chargé de la tâche difficile d'introduire Claudel dans la collection, commence par un petit canular en citant longuement un texte qui paraît être de Lautréamont, mais qui en fait est tiré des Conversations dans le Loir-et-Cher, pour montrer une commune «appartenance à cette race des voyants». C'est sans doute par proximité de poète maudit - Tristan Corbière émargeant authentiquement à ce titre - que Gérard de Nerval se trouve repêché, mais en dehors d'eux, tous les Parnassiens et tous les symbolistes sont impitoyablement rejetés. Péguy n'est pas davantage agréé, et de Valéry, Pierre Berger dans son Desnos dit en deux lignes ce qu'il faut penser: «Jamais un poème de Valéry n'a fait battre le coeur des hommes, alors que Eluard, René Char et Desnos ont soulevé des milliers de poitrines tant leur oeuvre est lourde de dynamite».[v]

Mais le plus surprenant est incontestablement l'absence des surréalistes, hormis ceux qui ont claqué la porte ou qui ont été bruyamment exclus par le «pape». Ce dernier est d'ailleurs le seul rescapé - on ne pouvait tout de même moins faire -, mais d'une manière assez étrange: on confie le livre à un jeune surréaliste, Jean-Louis Bédouin, qui, en parfaite conformité avec la doctrine du mouvement, ne s'intéresse qu'à la position actuelle du surréalisme, et n'a aucun mot pour ce qui s'est passé avant 1945 (le premier Manifeste du Surréalisme n'est même pas cité dans le choix de textes!). Cela évite de remémorer un temps où Breton, Aragon et Eluard partageaient convictions, intérêts et actions. Après cela, on peut bien concéder à Bédoin quelques propos en faveur de l'ésotérisme, contre l'absence d'autonomie accordée à l'individu sur le plan social, contre «une étrange renaissance de la conception chrétienne de l'homme, dans ce qu'elle a de plus accablant pour celui-ci», contre ceux qui, sous prétexte d'action politique concrète, veulent «ajouter aux oppressions antérieures qui pesaient sur cette vie des oppressions nouvelles». C'est évidemment toute la politique concrète du Parti communiste, appuyée sur la patrie du socialisme (l'URSS), le centralisme démocratique, la collaboration avec les mouvements chrétiens progressistes, qui se trouve ici visée.

Voilà pour les absents, ou les récusés. Mais qui sont les élus? D'abord, en premier lieu, ceux qui ont fait acte de résistance. C'est sur ce terrain qu'a été acquis le brevet d'efficacité poétique. Pierre Berger l'affirme: «Dans la mesure où les poètes français ont porté à son paroxysme le courage des emprisonnés de 1940 à 1945, je puis affirmer que ceux qu'on a le plus exploités, métaphysiquement cela va de soi, dans les geôles et les camps ont été Eluard, Aragon et Desnos». Ainsi s'explique la présence en tête de la collection des deux premiers, et la bonne place (n°16) du troisième. De ce dernier, Pierre Berger est bien obligé de reconnaître la participation aux activités du groupe surréaliste, et «la plus extraordinaire et la plus totale tentative d'affranchissement de l'homme» qu'a été ce mouvement, mais il en différencie Desnos sur deux points: d'une part, l'apport onirique est chez lui antérieur au surréalisme, «il s'intègre à la tradition du romantisme européen»; d'autre part , il était bien au-dessus de ses compagnons, y compris les initiateurs», et «on s'étonne par exemple que Maurice Nadeau[vi] n'ait pas cru devoir accorder à Desnos sa véritable importance». Pour faits de résistance s'explique aussi la place flatteuse (n°22) de René Char.

Non loin viennent ceux qui ont été victimes du fascisme, au premier rang desquels Max Jacob (n°3), mort au camp de Drancy le 5 mars 1944. Que la présentation ait été confiée à André Billy, critique au Figaro, a certainement fait lever le sourcil de René Lacôte. Mais Pierre Seghers savait ce qu'il faisait: outre qu'il s'agissait d'un parfait connaisseur des poètes de Montmartre (l'Apollinaire aussi allait lui être dévolu), il était celui qui en 1939 avait été le premier à publier la lettre de fondation de P.C. 39. Autres victimes, Lorca, Saint-Pol Roux, sur la mort duquel Aragon avait écrit un article vengeur dans le numéro 2 de Poésie 40, Saint-John Perse même, et Bertolt Brecht, dont l'oeuvre poétique n'est pas l'opus majeur, mais qui est devenu l'écrivain emblématique de la R.D.A.

Et puis, une bonne manière de diminuer l'apport surréaliste est de s'intéresser à ceux qui sont demeurés en position latérale, et surtout à la génération précédente, dont on va montrer qu'elle est la véritable source de la poésie moderne. Les premiers sont bien représentés, et excellemment placés: il y a Cocteau (n°4), Michaux (n°5), Supervielle (n°15), Tzara (n°32). Mais c'est surtout aux second qu'est assurée un place prépondérante: on a déjà vu celle de Max Jacob (n°3) et d'Apollinaire (n°4) - dont Pierre Berger affirme qu'il est le premier modèle de Desnos. Suivent Cendrars (n°11), Reverdy (n°25), et celui qu'on attendait peut-être le moins, Jules Romains (n°33). De ce dernier, André Figueras reconnaît qu'il est éclipsé par le romancier et le dramaturge, qu'il n'a pas «traîné après lui une cohorte de disciples», mais il affirme qu'il est «de la race suprême des découvreurs»:

Ce ressort unanime, cette multiplication d'un être par un tout [humain], ce débouchement de l'individuel dans le social où il se confond sans cesse et qu'il créée en le devenant, cette magie du pluriel qui transcende la plupart de nos actes, et peut-être le plus grand nombre de nos pensées, tout ce sentiment si neuf et si considérable, c'est bien en poésie qu'il a vu le jour.

Bref, l'unanimisme préfigure la liquidation de l'individualisme petit-bourgeois en matière de création artistique, la transcendance de la pensée et de l'action individuelles par la visée collective. Si l'on ajoute que Romains est le poète de la ville, «de l'extase électrique, de l'ivresse industrielle, du vertige vrombissant du XXe siècle», que le rapport essentiel qu'il éprouve entre les hommes est «un rapport de solidarité», «qu'il tient la poésie non seulement pour une fin, mais aussi pour un moyen», il devient presque le prototype de l'artiste engagé que réclame le réalisme socialiste.[vii] On ne sait ce qu'en a pensé l'intéressé, sinon qu'il a tenu, fait rarissime dans la collection, à contrôler lui-même le choix de textes et à ce que fût mentionné ce contrôle.

A la suite de cette génération prestigieuse, les héritiers viennent peu à peu prendre place dans la collection. D'abord André Frénaud, qui fut proposé à Pierre Seghers par Aragon, qui a participé à L'honneur des poètes, et dont Les rois mages ont été salués par Jean Lescure dans Poésie 45 comme représentant une «poésie à hauteur d'homme». Ensuite René Guy Cadou, disparu prématurément en 1951, un des animateurs de cette Ecole de Rochefort qui, si l'on en croit René Lacôte, était l'un des lieux de « regroupement de la poésie française qui s'opérait au grand jour à Rochefort-sur-Loire comme à Villeneuve d'Avignon», et «signifiait déjà pour le moins que dans la France occupée, les poètes ne voulaient ni de Paris ni de Vichy pour capitale»[viii]. Enfin Guillevic, qui lui aussi a publié à Rochefort et dans L'honneur des poètes, avant de prendre une orientation franchement militante avec son recueil Terre à bonheur (Seghers, 1951), puis de céder à l'incitation d'Aragon à revenir au vers classique dans le cadre d'une «poésie nationale», ce que ce dernier saluait en ces termes dans les Lettres françaises du 2 décembre 1953:

Cette démarche, sur l'exemple d'Eluard, qui est la sienne aujourd'hui, prend un grand sens, où il m'est impossible de ne pas lire l'accord qu'il me donne, qu'il donne à mon appréciation même de la démarche d'Eluard, considérée comme une tentative de liquidation de l'individualisme formel en poésie.

Eluard en 1944, Aragon en 1945, Guillevic en 1954, le dixième anniversaire de «Poètes d'aujourd'hui» semble confirmer cette évolution. Parallélisme excessif bien sûr, dont l'examen de détail infléchit la rigueur, mais qui atteste une dynamique d'ensemble qui constituait pour la collection une contrainte, mais aussi une force.

Et puis, il y a les compagnons de route, on devrait dire le compagnon, Paul Claudel (n° 10), qui incarne à lui seul la consigne de «la main tendue» donnée par le Parti communiste en direction des catholiques. Le piquant est que René Lacôte lui-même vient prêter main forte à Louis Perche pour l'établissement du choix de textes. Ce dernier investit les lieux avec une maladresse toute laïque: il décrit le solitaire de Brangues «participant aux prières du prône, sa lourde voix de paysan mêlée à celle des fidèles de la paroisse», sans s'aviser que s'il en était ainsi en vertu du sens du mot «prône», c'est la voix du prédicateur qu'il couvrirait. Il reconnaît que «ce n'est pas ici le lieu de discuter ni même d'apprécier la position philosophique de Claudel», mais il réclame l'indulgence: «ses accusations, ses cris, même ses injures qui semblent inutiles et gênent l'admirateur le plus patient, qui sait s'il ne sont pas les moyens pour Claudel de faire sa vérité». Ce qui importe, c'est qu'il a admiré Rimbaud, qu'il a fréquenté les mardis de Mallarmé, que son Art poétique est l'»aboutissement des tentatives de Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé», qu'il a été un diplomate exemplaire, «l'homme d'affaires de la France»[ix], et que dans sa vie comme dans sa poésie, «c'est le besoin de mouvement, d'action, c'est l'urgence de l'élan qui l'anime». Bref, cette oeuvre, «si attachée qu'elle se veuille à une signification, ne laisse pas de présenter une portée valable pour chaque instant que nous vivons. Elle a ses bases posées sur des éléments très distants de notre époque mais ne néglige pas les problèmes les plus proches de nous».

Mais il convient, pour avoir une idée pleine de la poésie contemporaine telle que l'incarnait la collection, de ne pas se limiter aux titres, et de scruter la liste des préfaciers. En effet, pour jouer le rôle de passeurs, Pierre Seghers fait rarement appel à des universitaires ou à des critiques professionnels, et bien plus souvent à des poètes. C'est pour introduire les poètes les plus anciens du patrimoine qu'il recourt au premiers: Henri Parisot, Jacques-Henri Levesque, Jean Richer, René Wintzen, Pierre-Olivier Waltzer. Encore ces choix sont-ils souvent liés à des circonstances particulières de la vie poétique: on a vu le cas d'André Billy; Marie-Jeanne Durry est également poète, éditée par Seghersdans sa petite collection P.S.; Louis Perche est directeur de collection chez Pierre Fanlac, un éditeur de Périgueux qui comme Seghers a débuté à ses risques et périls sous l'occupation; René Bertelé est l'auteur d'un courageux et enthousiaste Panorama de la jeune poésie française paru à Marseille chez Robert Laffont en 1942; la présence de Claude-Edmonde Magny, venue des cercles personnalistes, se justifie mutatis mutandi pour les mêmes raisons que celle de Claudel. Quant aux poètes, certains représentent déjà une notoriété: Philippe Soupault est un des initiateurs du surréalisme, et, ce qui ne gâte rien, un des premiers dissidents, Rober Mallet est une personnalité influente chez Gallimard, et Alain Bosquet est le jeune critique qui monte. Les autres représentent une distribution équitable entre deux aires d'influence: l'une, issue du groupe de Rochefort qui s'est reconstitué à Paris, est représentée par Jean Rousselot, Michel Manoll, et Louis Parrot qui s'en est rapproché après la mort d'Eluard. Ajoutons que Georges-Emmanuel Clancier, qui émanait plutôt du groupe de Fontaine, avait aussi publié à Rochefort. L'autre est constituée autour d'Aragon et des Lettres françaises. Elle est représentée par Claude Roy, René Lacôte, Jean Marcenac, Pierre Daix. Il faut tout le talent et le réel dévouement à la cause poétique de Pierre Seghers pour maintenir cette cohabitation parfois houleuse - le courrier précédemment cité de René Lacôte en témoigne -, mais le choix de ses collaborateurs vient compléter celui des titres pour réaliser son ambitionde mettre les lecteurs en contact avec l'activité poétique la plus actuelle, sans en masquer le diversité, et en manifestant tout de même la cohérence d'une conception de ce que doit être la poésie.

Pour rendre compte de cette dernière, il convient pour finir d'attirer l'attention sur quelques thèmes récurrents qui se manifestent dans presque toutes les contributions. Celui qui nous frappe le plus, parce qu'il est sans doute le plus daté, est le patriotisme. Il constitue une évidence pour cette collection issue de la résistance. En présence de Victor Hugo, «nous voici devant un des monuments de la langue et de l'esprit français». L'oeuvre de Jules Romains est «comme une Marseillaise épurée des considérations vulgaires ou niaises qui l'entachent si souvent». Quant à Claudel, «Français, il reste français, il apporte à tout une passion française qui se confond avec une certaine idée chrétienne. Diplomate et poète, il est français de la Gaule de Clovis». Et bien sûr, «Aragon est celui qui a tendu à chacun de nous, à chaque Français, la gerbe débordante où toutes les fleurs de France sont magiquement unies».

C'est sans doute en vertu de la préoccupation constante de ce dernier depuis «La rime en 1940» que la collection manifeste un grand intérêt pour les problèmes de versification. Dans Arma virumque cano, l'auteur des Yeux d'Elsa dénonçait «l'affreux peigne à dents cassées du vers libre». André Figueras dans son Jules Romains revient sur cette condamnation des vers-libristes qui «cheminaient au hasard, selon les fantaisies de leur imagination plus ou moins bien inspirée, non munis de vivres de route, sans ordre de marche, dispersés, et dispersant leurs efforts», et il attache une grande importance au Petit traité de versification rédigé par Romains et Chenevière. Pour Pierre Berger, le poème le plus accompli de Robert Desnos est «The Night of loveless nights», «dont la rime est classique et dont l'alexandrin est une réussite quasi mathématique» - celui-là même que Breton dénonçait avec virulence dans le second Manifeste. Le cas de Claudel est plus délicat: Louis Perche se sent tenu de prendre contre lui la défense de l'alexandrin, tout en rendant hommage à la découverte du verset par lequel «la cadence du coeur, le mouvement respiratoire sont intégrés dans le langage».

Les auteurs se trouvent généralement d'accord pour condamner l'épanchement individuel. Ainsi s'explique l'exclusion du romantisme et du symbolisme (ce dernier étant également coupable de vers-librisme). La «poésie de confidences […] a aisément [des] motifs de déplaire, et voire, dans certains cas, de répugner» (André Figueras). Cela va jusqu'au puritanisme. Le couple mythique Aragon-Elsa est exemplaire, mais Hugo redevient presque monogame en ayant «réalisé, par Juliette et grâce à elle, l'idée du bonheur conjugal dont il rêvait en épousant Adèle». De Claudel, il est dit sobrement qu'il «épouse Melle Reine Sainte-Marie-Perrin, fille de l'architecte de Fourvière», et l'existence de Camille n'apparaît que par la photo d'un buste de son frère adolescent qu'elle a sculpté. Louis Parrot observe la plus grande discrétion à l'égard de la vie sentimentale d'Eluard, se bornant à signaler qu'il fut bon père, dédiant deux poèmes à la fille que lui donna Gala, et louant dans la réédition de 1948 son entreprise de «magnification de [l'] image toujours présente» de Nusch. Quant à Pierre Berger, il s'étonne à propos de Desnos «qu'un poète si plein de sagesse libertaire ait pu un instant croire possible l'exploitation sentimentale de la drogue. On s'aperçoit qu'elle n'est, pour les drogués, qu'un vice et non pas l'un des moyens de libération voulus par le poète.»

Au rebours des dérèglements individuels, la valeur fondamentale est la fraternité. «Chaque passant de la rue est un ami pour Desnos». «Le premier rapport, le plus véhément, le plus certain, c'est un rapport de solidarité», affirme André Figueras à propos de Jules Romains. Dans «Insensé qui croit que je ne suis pas toi», Louis Perche entend chez Hugo «le cri de l'homme qui ne se sent pas seul dans l'accablement de sa condition». Pour cela, il faut être proche du quotidien: ce n'est pas pour rien qu'il a montré Claudel allant à la messe à Brangues avec les paysans, et recueillant pour ses poules des épis de blé que le char des moissonneurs avait laissé accrochés aux buissons. On comprend dans ces conditions que le seul poète symboliste sauvé ait été Francis Jammes, et que des fantaisistes modestes comme Toulet ou Carco aient trouvé grâce. Mais bien sûr, les plus valorisés sont ceux qui ont su rendre cette fraternité active pour transformer la société. Blaise Cendrars déjà se voulait «poète utile», et Figueras affirme de l'oeuvre de Jules Romains qu'elle constitue «une contribution de première grandeur à la connaissance de l'homme, ce qui, en passant, peut servir de leçon sévère aux poètes inutiles». Mais évidemment, les plus efficaces sont ceux qui sont guidés dans cette fraternité instinctive par des principes politiques solides. «Si l'on pouvait dire d'une oeuvre poétique, sans risquer de provoquer quelque confusion, qu'elle est morale, avant tout, c'est bien à celle d'Eluard qu'il faudrait songer tout d'abord», écrit Louis Parrot. Mais justement, le terme «morale» est imprécis, et pour nommer clairement les choses, Claude Roy n'hésite pas à sortir de la poésie pour rappeler qu'«Aragon est aussi l'auteur des Communistes», et que les «chevaliers de notre temps» qu'il y met en scène «ont en partage [avec lui] une certaine vision des choses, la confiance dans la raison, la fidélité lucide à certains principes. Ils sont communistes».

Le désir d'agir dans leur temps conduit parfois les auteurs de ces petits volumes à une actualité presque journalistique. Ayant dénoncé la responsabilité de l'écrivain Alain Laubreaux dans l'arrestation et la déportation de Robert Desnos, Pierre Berger ne peut s'empêcher de passer au présent, puis au futur proche:

Alain Laubreaux est actuellement chez Franco.

Mais si on le reprend...

Plus étonnant encore, Pierre Daix, à la fin de son essai, s'efforce de montrer que les sonnets engagés que compose désormais Guillevic «ne sont pas infidèles à Terraqué, aux promesses de Terraqué». Mais soudain, oubliant son auteur, il se lance avec fureur dans un débat très actuel qui en concerne un autre

Aux mêmes critiques [qui célèbrent Terraqué pour dénigrer la nouvelle orientation du poète] le goût en est resté qui leur fait publier - à titre posthume - des poèmes de René Guy Cadou dans Preuves en les interprétant dans l'esprit européen de cette revue, alors que René Guy Cadou toute sa vie se battit contre les museleurs de la patrie.

Le «critique» en question, c'est Michel Manoll, auteur du René Guy Cadou de la collection, paru quelques mois plus tôt. Par représailles, Daix omet dans la bibliographie de Guillevic la première publication d'une partie de Terraqué, intitulée «Ensemble», dans les Cahiers de l'Ecole de Rochefort le 1er avril 1942. Même à propos de la poésie d'hier, on est bien dans les querelles les plus vives de la poésie d'aujourd'hui!

Il est donc clair que la collection réécrit l'histoire et conforme le présent de la poésie. Non seulement elle est issue de la «poésie de résistance», mais elle contribue à en constituer le mythe[x] en traçant à partir de Hugo une ligne émancipatrice. Cela conduit à quelques occultations, notamment celle du surréalisme, et à quelques détournements dans la façon de choisir les textes ou de les commenter. Mais cela donne aussi un extraordinaire sentiment de vitalité, le panorama constitué n'ayant rien d'académique, et portant trace de combats dont les jeunes présentateurs prennent la relève en entrant vaillamment dans la mêlée pour ferrailler à leur tour.

Les outrances qui nous rendent certains numéros aujourd'hui illisibles[xi] ne doivent pas masquer la réussite unique qu'a constitué l'entreprise. Par elle, la poésie contemporaine a atteint une accessibilité et une diffusion qu'elle n'avait jamais connue auparavant et qu'elle ne connaît plus de nos jours. Cela amène d'ailleurs à une réflexion qui dépasse le cadre de la poésie et de la littérature. L'optimisme un peu naïf et légèrement positiviste de ceux qui voulaient refaire le monde au lendemain de la victoire sur les forces du mal peut faire sourire, mais il est clair qu'ils ont atteint en matière culturelle des objectifs aujourd'hui hors de portée.

Il convient pour terminer de rendre hommage au rôle de Pierre Seghers. Les circonstances l'ayant amené à collaborer avec Louis Aragon dès 1940, il a pressenti que celui-ci avait sur et avec la poésie un projet, et envisagé tous les bénéfices d'une collaboration, quelles que pussent être leurs divergences par ailleurs. Tous deux ont su tirer parti d'un phénomène dont ils ont été des acteurs de premier plan, mais aussi les grands bénéficiaires: l'accroissement d'audience de la poésie entre 1940 et 1944. L'un a pu ainsi mettre en place des structures de promotion et d'orientation de la production poétique appuyée sur la logistique du Parti Communiste, dont l'hebdomadaire Les Lettres françaises était un élément essentiel. L'autre a fait prospérer une grande maison d'édition dont le fonds était presque exclusivement composé de poésie, ce qui constitue un hapax dans l'histoire de l'édition française. Pierre Seghers a compris que cette dynamique était indissociable, et a accepté de la payer d'une certaine dépendance à l'égard des consignes du Parti en matière culturelle. Mais son sens de l'équilibre, son intérêt pour la poésie et son habileté diplomatique lui ont permis de garder sa liberté dans la sollicitation de collaborateurs variés. Le résultat est que la collection, si elle est marquée par la conception de la poésie d'une époque et d'un pôle idéologique, n'y a pas été enfermée, et a su conquérir un succès d'estime qui lui permet de continuer encore de nos jours.

Jean-Yves DEBREUILLE

Université Lumière Lyon 2

La collection «Poètes d'aujourd'hui» de 1944 à 1954

ANNEE

NUMERO

TITRE

AUTEUR

1944

1

PAUL ELUARD

Louis Parrot

1945

2

ARAGON

Claude Roy

3

MAX JACOB

André Billy

4

JEAN COCTEAU

Roger Lannes

1946

5

HENRI MICHAUX

René Bertelé

6

LAUTREAMONT

Philippe Soupault

1947

7

F.G. LORCA

Louis Parrot

8

APOLLINAIRE

André Billy

1948

9

WALT WHITMAN

Paul Jamati

10

PAUL CLAUDEL

Louis Perche (collab.René Lacôte)

11

BLAISE CENDRARS

Louis Parrot

12

ARTHUR RIMBAUD

Claude-Edmonde Magny

1949

13

FRANCIS CARCO

Paul Chabanneix

14

R.M. RILKE

Pierre Desgraupes

15

SUPERVIELLE

Claude Roy

16

ROBERT DESNOS

Pierre Berger

17

O.V. DE L. MILOSZ

Jean Rousselot

1950

18

ANDRE BRETON

Jean-Louis Bédouin

19

LEON-PAUL FARGUE

Claudine Chonez

20

FRANCIS JAMMES

Robert Mallet

21

GERARD DE NERVAL

Jean Richer

22

RENE CHAR

Pierre Berger

1951

23

TRISTAN CORBIERE

Jean Rousselot

24

ALFRED JARRY

Jacques-Henri Levesque

25

PIERRE REVERDY

Jean Rousselot (collab. Michel Manoll)

26

PIERRE MAC ORLAN

Pierre Berger

1952

27

VICTOR HUGO

Louis Perche

28

SAINT-POL-ROUX

Théophile Briant

29

LEWIS CAROLL

Henri Parisot

30

JULES LAFORGUE

Marie-Jeanne Durry

31

CHARLES BAUDELAIRE

Luc Decaunes

32

TRISTAN TZARA

René Lacôte

33

JULES ROMAINS

André Figueras

34

EMILE VERHAEREN

Franz Hellens

1953

35

SAINT-JOHN-PERSE

Alain Bosquet

36

HÖLDERLIN

Rudolf Leonhard, Robert Rovini

37

ANDRE FRENAUD

Georges-Emmanuel Clancier

38

PAUL VERLAINE

Jean Richer

39

EDGAR POE

Jean Rousselot

1954

40

PABLO NERUDA

Jean Marcenac

41

RENE GUY CADOU

Michel Manoll

42

P.-J. TOULET

Pierre-Olivier Waltzer

43

BERTOLT BRECHT

René Wintzen

44

GUILLEVIC

Pierre Daix



[i] Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, Seghers, 1974, p. 15.

[ii] Claude Roy, Aragon, collection «Poètes d'aujourd'hui».

[iii] Lettre citée in Jean-Yves Debreuille, L'Ecole de Rochefort, théories et pratiques de la poésie, Presses universitaires de Lyon, 1987, p. 310.

[iv] Mais on prend soin de corriger toute annexion par le surréalisme. C'est Gide que choisit de citer Louis Parrot dans son Eluard: «J'estime que le plus beau titre de gloire des surréalistes, écrivait alors André Gide, est d'avoir reconnu et proclamé l'importance ultralittéraire de l'admirable Lautréamont».

[v] Précisons que l'exclusion n'est pas définitive, et que l'année 1955 constituera un tournant: Valéry fera son entrée au numéro 51, suivi de Musset (56) et de Péguy (60).

[vi] Son Histoire du surréalisme était parue en 1945.

[vii] Reconnaissons que Figuéras ne prononce pas le mot. Est-ce le pamphlétaire d'extrême droite qu'il deviendra qui sommeille déjà en lui et l'entraîne plutôt vers la grandiloquence? «J'éprouve pour ma part un contentement intellectuel qui va certes jusqu'au bonheur, à ce qu'il m'ait été donné par Pierre Seghers de célébrer à ma façon un homme dont l'oeuvre est un moment impérissable de nos lettres».

[viii]

In Contrefeu, «Revue trimestrielle de la jeune poésie bordelaise», janvier-mars 1952.

[ix] Exactement ce que lui reprochaient les surréalistes, qui dans leur Lettre ouverte à M. Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon, estimaient peu conciliable avec la Poésie la «ventes de «grosses quantités de lard» pour une nation de porcs et de chiens». Mais le mépris dans lequel Claudel tenait les surréalistes était, on l'a vu, partagé par bien des auteurs de la collection, aux yeux desquels les amis de Breton se rendaient dans le même tract définitivement indéfendables en profitant de cette occasion pour «se désolidariser publiquement de tout ce qui est Français».

[x] V.J.-Y. Debreuille, «Poètes de la résistance», in Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, dir. Michel Jarrety, PUF, 2001.

[xi] Les volumes sur Aragon et Guillevic ont d'ailleurs été réécrits, le premier par Georges Sadoul, le second par Jean Tortel.



Jean-Yves Debreuille

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Mars 2007 à 19h54.