Atelier



Le picaro, travailleur idéal du capitalisme actuel

par

Judith Schlanger



Extrait de : Judith Schlanger, Ma vie et moi, Hermann, 2019, chap. 1, p. 43-47.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


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Le picaro, travailleur idéal du capitalisme actuel


Le travailleur idéal du capitalisme actuel n'est pas le héros pensif du roman d'éducation. Ce n'est pas le sujet d'abord neuf puis progressivement mûri qui se développe dans la durée et qui découvre sa nature propre et sa vérité profonde à travers les remous de son expérience. Le personnage qui convient à la situation économique actuelle, celui qu'elle souhaite et d'ailleurs qu'elle engendre, et même de force, est le héros picaresque. Le travailleur idéal du capitalisme actuel est le picaro, c'est-à-dire la silhouette de caoutchouc de l'opportuniste polyvalent toujours neuf qui s'accommode des circonstances les plus disparates, qui passe d'un métier à un autre et d'un milieu à un autre, et qui rebondit et retombe toujours sur ses pieds sans dommage.


Le picaro est perpétuellement actif sans être lié à une profession ou à une compétence. Il se s'attend pas à exercer sur le long terme ce qu'il a appris, il ne s'attend pas à une carrière stable. Son aptitude particulière est dans sa souplesse. Il est capable de zigzaguer dans la diversité et de flotter d'une situation socio-économique à une autre, de décor en décor, de gagne-pain en gagne-pain. Il est l'homme flexible par excellence, ce qui fait de lui le parfait travailleur du XXI° siècle, toujours adaptable, toujours employable, toujours disponible, plein de ressources et jamais déprimé. Il est le travailleur idéal que voudrait le marché du travail de notre époque : absolument souple, flexible, prêt à recommencer à neuf, indemne de son passé qui ne lui pèse pas et ne le vieillit pas. Il est le pion versatile inusable.


Le personnage picaresque qui accumule les expériences les plus variées sans changer, sans se lasser et sans mûrir, relève d'un imaginaire romanesque bien plus ancien que le héros moderne du roman d'éducation qui s'approfondit à travers son temps de vie. Depuis les romances hellénistiques et médiévales jusqu'aux personnages qui peuplent sans aucune introspection les grands mélodrames populaires ou les bandes dessinées de nos jours, c'est lui qu'on retrouve dans les épisodes démultipliés, accumulés, croisés, de toute une imagination de l'aventure qui déplace ses personnages dans des mondes sociaux contrastés ou dans des espaces fantastiques. Il est la pure silhouette musclée qui échappe au temps et à l'âge et disparaît jusqu'au prochain numéro.


À partir de son premier ancrage littéraire espagnol au milieu du XVI° siècle avec le Lazarillo de Tormes, le picaro des romans espagnols qu'on appelle picaresques est un asocial qui part de très bas (par exemple d'un père faussaire, assassin et pendu et d'une mère à la fois sorcière et juive). Cet isolé fait tout pour survivre, en trébuchant et en rebondissant et en s'adaptant très vite aux milieux les plus variés. Pur individu flottant, il peut traverser beaucoup de rôles et plusieurs continents. D'épisode en épisode l'aventurier peut s'élever socialement et gagner statut et richesse, et finir éventuellement installé et enrichi, et donc intégré et stabilisé, mais ni plus sage ni plus profond ; à moins qu'une catastrophe finale ne le précipite au néant dont il provient.


Il peut connaitre des attendrissements de repentir quand tout va très mal, ou même, à l'occasion, quand tout va particulièrement bien. Mais ces crises de conformisme moral ou religieux sont instantanément réversibles. D'un bout à l'autre de l'existence le personnage reste égal à lui-même et entièrement tourné vers l'extérieur. Il attend ses satisfactions des circonstances, des événements, de ce qui se présente et de ce qu'il peut atteindre. Au mieux il espère les formes sociales de la réussite, au minimum il cherche les moyens de survivre. Sous ce rapport, le picaro n'est plus une figure fantastique extrême. Au contraire, il est la banalité même. Il souhaite ce que souhaite, au fond, n'importe qui. Il est une figure réaliste ordinaire qui espère tout des circonstances, et qui attend de l'existence ce qu'en attendent la plupart des gens.


Le temps vécu du héros de l'aventure dispersée et du héros de l'éducation personnelle n'est pas le même. Le héros du Bildungsroman se sent inachevé au départ et avance dans une anticipation active de soi. Il apprend, il s'approfondit, il souffre, il mûrit, et il espère s'épanouir dans l'activité qui l'exprimera. À cette subjectivité chargée de mémoire et d'anticipation, l'apprentissage de la vie dessine un itinéraire. L'autre se déplace mais ne progresse pas. Errant toujours neuf, éternel débutant, il accumule les expériences sans mûrir parce qu'il n'intègre pas d'un épisode à l'autre le bagage de l'expérience acquise. Il essaie, ce qui est autre chose, de s'adapter chaque fois aux circonstances changeantes avec une ingéniosité toujours neuve.


Le picaro est ainsi l'anti-héros du Bildungsroman. Entre le picaro versatile et le sujet intériorisé du roman de formation, la différence est une différence de perception de soi dans l'être. Ils portent deux idées de l'existence, deux rapports à la durée humaine, et donc deux sortes de récit.



Judith Schlanger, © Hermann, 2019


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en décembre 2019.





Judith Schlanger

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Novembre 2019 à 22h20.