Atelier




La philologie science-pilote


Par Alain Corbellari, Universités de Lausanne et Neuchâtel


Dossier Philologie.

Du même auteur, voir aussi sur le site du Centre Flaubert : Flaubert philologue






La philologie science-pilote



La philologie, en France, a mauvaise presse. On croit savoir depuis Ionesco qu'elle «mène au pire[1]», mais la méfiance qu'elle suscite date de plus loin. Gaston Paris qui fut au XIXe siècle l'un de ses représentants les plus emblématiques, avouait avoir longtemps reculé à se présenter à l'Académie française par crainte du «peu de goût qu'avait cette compagnie pour […] cette science chicanière[2]».


Plus près de nous, Barthes la jugeait sévèrement dans Critique et vérité et son opinion quelque peu méprisante pèse sans doute encore lourd dans l'appréciation qu'en font aujourd'hui les littéraires hexagonaux: «La philologie a en effet pour tâche de fixer le sens littéral d'un énoncé, mais elle n'a aucune prise sur les sens seconds. Au contraire, la linguistique travaille, non à réduire les ambiguïtés du langage, mais à les comprendre, et, si l'on peut dire, à les instituer[3]


La philologie ne serait ainsi qu'une pauvre auxiliaire des sens obvies et s'avérerait radicalement incapable d'offrir quelque aide que ce soit à l'interprétation des textes. Tout se passe, de surcroît, comme si la philologie n'était en rien une forme de la linguistique. De fait, en restreignant ce dernier substantif à la désignation de la linguistique synchronique dans son acception structurale et en la consacrant «science-pilote» des sciences humaines au XXe siècle, la «nouvelle critique» a fait l'impasse sur la possibilité qu'une autre branche du savoir linguistique ait pu s'imposer, avant la révélation saussurienne, comme l'institutrice méthodologique des naissantes sciences de l'homme. Paul Zumthor, lui-même, qui est le seul médiéviste à avoir joué un rôle important dans les débats de la grande époque structuraliste, écrivait dans son article «Philologie» (par ailleurs très synthétique et bien informé) de l'Encyclopaedia Universalis que le mot philologie «véhicule un certain nombre de notions très antérieures à la formation des sciences modernes[4]». Peut-on tout de même se permettre de rappeler alors que la formalisation des enjeux et des méthodes de la philologie est essentiellement l'œuvre du XIXe siècle, époque qu'il est tout de même difficile de rejeter totalement hors du champ des «sciences modernes»?


Aussi, lorsque l'on a daigné s'intéresser, en domaine francophone tout au moins, à ce qui avait précédé le triomphe de la linguistique structurale, s'est-on généralement paresseusement reposé sur l'idée que la «méthode historique» avait dominé le XIXe siècle, sans se demander si cette «méthode» ne se rattachait pas à une discipline plus précisément délimitée. Et lorsque Antoine Compagnon s'interroge, dans La Troisième République des Lettres, sur les fondements de l'histoire littéraire lansonienne[5], il s'intéresse davantage aux implications politiques de l'émergence de cette nouvelle école qu'à ses fondements épistémologiques proprement dits.


On trouve pourtant chez Lanson un aveu qui aurait dû mettre la puce à l'oreille des commentateurs. Définissant «la méthode de l'histoire littéraire», il rend un explicite hommage à ceux qui ont inspiré ladite «méthode»: «La méthode dont je vais essayer de donner l'idée n'est pas mon invention. […] C'est celle qui, en son esprit du moins et dans ses règles principales, a servi à MM. Alfred et Maurice Croiset pour écrire leur histoire de la littérature grecque, à M. Gaston Boissier pour étudier la littérature latine, à MM. Gaston Paris et J. Bédier pour débrouiller la littérature française du Moyen Âge[6].» Ce n'est donc pas des historiens que se réclame Lanson, mais bien des littéraires, disons le mot: des «philologues».


Beaucoup ne sont pas allés y regarder plus loin. Lorsque l'on examine de plus près les débats méthodologiques du XIXe siècle, on constate pourtant que la question philologique y est omniprésente et que, loin d'apparaître comme une «science auxiliaire», la philologie possède tous les aspects de ce que l'on appelle aujourd'hui une «science-pilote».


On ne peut cependant nier que certains philologues, allemands en particulier, aient rendu, par excès de zèle, un mauvais service à la science qu'ils illustraient. Comme le rappelle Paul Zumthor, «dans l'usage général des années 1815-1850, le mot ‘philologie' désigne tantôt une science universelle de la littérature, tantôt une ‘étude générale des langues' (c'est la définition de Schlegel en 1818), tantôt l'étude des documents écrits et de leur transmission[7]».


Mais la vision inverse, restreignant la philologie à des procédures étroitement scientistes, n'en était pas moins répandue: si les philologues allemands de la fin du XIXe siècle avaient réellement tous eu une idée aussi englobante de leur discipline que Nietzsche (qui était l'un des leurs), ils auraient fait fête à la parution de la Naissance de la tragédie; ce qui n'a pas exactement été le cas! Ainsi Wagner lui-même, prenant le défense de son disciple, et proposant précisément une définition large de notre objet, attaqua-t-il «le voile de recherches qui, pour les profanes que nous sommes, sont tellement incompréhensibles», estimant bien normal d'«attendre des philologues que, de temps à autre, ils nous délivrent une parole divine[8]». De fait, comment nier que la méthode généalogique nietzschéenne ait partie liée avec la plus haute exigence philologique? De proche en proche, on pourrait ainsi montrer que la déconstruction elle-même entretient avec la philologie plus de liens que ne le prétendent généralement ses thuriféraires.


Il convient cependant de faire preuve ici d'un peu de rigueur et de modestie. À diluer la philologie dans ce qu'elle a rendu possible, on finirait par ne plus rien comprendre à ce qui fait sa spécificité. Une définition s'impose donc. La philologie a un objet: les témoignages écrits du passé, littéraires ou non[9]; un but: définir ce en quoi ils se rattachent à l'époque de leur production et distinguer ce qui les relie ou les différencie; et une méthode: l'analyse de leur contenu linguistique, grammatical et rhétorique, et de leur matérialité, par comparaison historique. Partant, la philologie a partie liée avec la notion d'authenticité; ce sont ses méthodes qui permettent de décider si un texte est bien ce qu'il prétend être ou ce que l'on voudrait qu'il soit. De là découle que, pendant longtemps, les philologues se sont presque exclusivement occupés de discuter de la crédibilité des témoignages du passé.


En l'absence de renseignements suffisamment précis sur les civilisations antérieures à celles de la Grèce (mais il y a sans doute déjà eu des philologues à Thèbes ou à Babylone, pour ne pas parler de la Chine et de l'Inde), on peut placer la naissance de la philologie au VIe siècle avant Jésus-Christ dans l'Athènes de Pisistrate. L'enjeu des discussions érudites était alors l'établissement du texte d'Homère, et déjà les savants de ce temps avaient envisagé l'idée que L'Iliade et L'Odyssée aient pu se corrompre avec le temps. Il en résulta une «version autorisée» de ces poèmes que l'on ne cessa pas, pour autant, de discuter. À Alexandrie, dès le IIIe siècle avant notre ère, les savants de la Bibliothèque développèrent des méthodes de critique leur permettant de décider de l'authenticité, vers à vers, du texte homérique, et les batailles ne le furent pas moins (homériques!) entre «chorizontes», pour qui les textes mis sous le nom d'Homère n'étaient qu'un patchwork informe qu'il convenait de rendre à sa mouvance fondamentale, et les partisans de l'unité d'auteur; «traditionalistes» contre «individualistes»: le front n'a guère bougé, à l'horizon de la recherche épique, depuis plus de 2000 ans! À cette querelle vint se superposer celle des «évhéméristes» et des «allégoristes»: les premiers voyaient dans la mythologie l'idéalisation d'événements historiques bien plus prosaïques (Zeus aurait été un ancien roitelet local, etc.); les seconds cherchaient plutôt l'origine des mythes dans le désir de véhiculer à travers eux un contenu moral et imagé. La communauté juive d'Alexandrie abonda dans ce dernier sens et, relayée par les Pères de l'Église, transmit le virus de l'allégorie à tout le Moyen Âge occidental. Là aussi, la distinction des deux attitudes s'est perpétuée: l'allégorie est au principe de l'herméneutique (Dante est l'un des premiers à proposer de lire ses propres œuvres — profanes! — selon la technique appliquée à la Bible[10]), alors que l'évhémérisme a davantage partie liée avec la philologie. Le principe allégorique a certes à faire avec la philologie, dans la mesure où la technique, en particulier, des «quatre sens de l'Écriture» présuppose l'établissement d'un «sens littéral», duquel il convient de tirer les lectures symboliques. Mais la phrase de saint Paul pour qui «la lettre tue mais l'esprit vivifie» (2 Corinthiens 3:6) montre bien de quel côté penche l'allégoriste, et il ne faut peut-être pas chercher beaucoup plus loin l'origine de l'anathème inlassablement lancé par les herméneutes (voir le jugement, cité plus haut, de Roland Barthes), contre la philologie.


L'Antiquité tardive et le début du Moyen Âge représentent donc le temps de l'oubli de la philologie. Mais si le Moyen Âge voit fleurir les fausses reliques et les chartes apocryphes, il montre dès le XIIe siècle, comme le note Paul Zumthor, les prodromes d'une attitude plus respectueuse avec la lettre des textes anciens. La remise à l'honneur du droit romain à l'Université de Bologne, la relecture des textes médicaux dans l'école de Salerne, l'établissement d'un corpus aristotélicien en latin à partir du XIIIe siècle annoncent déjà ce qui sera la grand affaire des humanistes de la Renaissance: renouer avec le passé sous une forme pure de toute médiation.


La date de 1442 marque, au moins symboliquement, une date essentielle de l'histoire de la philologie: c'est cette année-là que Lorenzo Valla rend publique sa démonstration de l'inauthenticité de la fameuse «Donation de Constantin» selon laquelle le premier empereur chrétien serait à l'origine de la dévolution des prérogatives de l'Empire à la Papauté[11]. Les méthodes utilisées par Valla (étude de la langue, repérage des anachronismes, critique des documents ayant transmis le texte) ne sont pas différentes de celles que les historiens utilisent encore dans leur travail archivistique quotidien. Et le scandale provoqué en son temps par Valla n'est pas sans analogie avec celui que les chartistes de la fin du XIXe siècle attisèrent en démontrant que le bordereau accusant Dreyfus était controuvé (ce qui constitue sans doute le plus haut titre de gloire dont la philologie a pu se prévaloir dans l'histoire moderne[12]).


Après avoir été mise au premier plan des travaux de l'esprit au cours de la Renaissance, la philologie se retrouva confinée, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à des besognes que l'éclat du cartésianisme et de la philosophie des Lumières purent faire juger subalternes. Il n'en reste pas moins que le Traité théologique-philosophique de Spinoza constitue un authentique éloge de la philologie dans sa fonction démystificatrice et antidogmatique. Parallèlement les entreprises patientes des Bollandistes, des Mauristes, d'un Mabillon, d'un Muratori et même d'un Leibniz[13] montrent que l'érudition philologique reste loin d'être négligée par les savants du XVIIIe siècle.


Mais c'est au tournant du XIXe siècle que la philologie va véritablement acquérir sa stature définitive. Ni Vico ni Herder, que l'on présente généralement comme les initiateurs du «tournant historique» de l'esprit moderne, ne sont à proprement parler des philologues: leurs systèmes sont plus intuitifs que précisément documentés, et l'on voit ici l'erreur qu'il y aurait à identifier purement et simplement «méthode historique» et «philologie»; cette dernière se passe en effet de toute philosophie de l'histoire, mais elle tient assurément compte des spécificités du passé et n'a pu que se trouver confortée dans ses méthodes par l'émergence de l'esprit historique; plus exactement, elle a pu apporter une méthode toute faite à ceux qui prétendaient découvrir les lois du devenir humain. La philologie qui aurait pu n'être qu'une simple «science auxiliaire» de l'histoire se révèle rapidement le levier capable de faire accéder cette dernière au statut «scientifique» annoncé par Vico. En même temps que le sens de l'histoire, la fin du XVIIIe siècle a en effet également découvert le sanskrit, et l'horizon d'une nouvelle linguistique «générale» (mais sous l'égide de la diachronie!) va rapidement fédérer l'effort des savants: en l'espace d'une génération, l'université allemande, dont les principes sont refondés par Wilhelm von Humboldt, prend la tête d'un mouvement qui reste aujourd'hui encore emblématique de tout le XIXe siècle. C'est l'époque où la philologie se voit revêtue de toutes les vertus, et il en reste assurément quelque chose dans l'enthousiasme du principal introducteur en France des standards allemands, Ernest Renan, qui écrit en 1847, dans L'Avenir de la Science — un livre qui ne sera publié qu'en 1890 et deviendra le bréviaire tardif du scientisme (prolongeant du même coup la vogue de la philologie sur une génération supplémentaire): «L'esprit moderne, c'est-à-dire le rationalisme, la critique, le libéralisme, a été fondé le même jour que la philologie. Les fondateurs de l'esprit moderne sont des philologues[14]


Ce que Renan définit ici n'est rien d'autre que la notion de «science-pilote», ce qui est d'autant moins indifférent que l'auteur de la Vie de Jésus est également le premier érudit français à mettre en circulation — et toujours en lien avec l'idée de philologie — l'idée qu'à côté des sciences exactes, il y a des «sciences de l'humanité» ou «de l'esprit humain», dont notre modernité fera les «sciences humaines»: «La science de l'esprit humain doit surtout être l'histoire de l'esprit humain, et cette histoire n'est possible que par l'étude patiente et philologique des œuvres qu'il a produites à ses différents âges[15].» Et Renan d'énoncer ce principe dont il n'est sans doute pas exagéré de dire qu'il constitue la charte de l'esprit universitaire moderne: «Il ne faut pas dire: Cela est absurde, cela est magnifique; il faut dire: Cela est de l'esprit humain, donc cela a son prix[16].» On assiste donc ici à la naissance du concept clé grâce auquel les universitaires justifient finalement tous leurs travaux: celui de l'«intéressant[17]».


La philologie va ainsi servir à constituer un tableau raisonné des connaissances humaines, en renseignant tout particulièrement l'histoire et la systématique des domaines linguistiques, littéraires et artistiques. Par là, la philologie a une lourde responsabilité dans l'établissement des paradigmes scientiste, rationaliste, voire positiviste, même si cette dernière philosophie finira par échapper à la science à travers les envolées mystiques vers lesquelles l'orientera Auguste Comte. Ce dernier sera d'ailleurs pour cela vertement critiqué par celui dont on fait généralement son plus fidèle disciple, Émile Littré, rigoureux philologue s'il en fut![18].


Si, donc, on ne cherche pas à faire dire à la philologie ce qu'elle ne dit pas, on admettra qu'elle se caractérise d'abord par l'usage de procédures précises, que le XIXe siècle illustrera de manière exemplaire — pour prendre deux domaines assez distinct à l'intérieur du champ philologique — par l'établissement, d'une part, de lois régissant les évolutions phonétiques, et par la mise au point, d'autre part, d'une méthode d'édition des anciens textes qui, aujourd'hui encore, informe les procédés de l'ecdotique.


Cette méthode, dite lachmanienne (du nom de l'un de ses principaux initiateurs[19]), consiste en la collation exhaustive de tous les manuscrits d'une œuvre et en la comparaison de ce que la version stricte du lachmannisme appelle les «fautes communes», mais qu'une philologie plus récente se contente d'appeler, avec plus de neutralité, les «variantes», dans le but de dresser un stemma codicum de la tradition manuscrite.


Certes, le lachmannisme a été contesté par le bédiérisme[20], qui a mis en doute la reconstructibilité des archétypes des textes conservés, et le bédiérisme a lui-même mené un Bernard Cerquiglini à proposer, dans le sillage de Zumthor, une revalorisation positive des variantes sous le signe de la «mouvance» du texte médiéval[21]. Mais les érudits américains qui ont adopté ce nouveau point de vue n'ont pas hésité à se proclamer new philologists[22]. Ce qui pouvait de prime abord passer pour une victoire de l'herméneutique sur la philologie a donc abouti à un renouvellement de la notion de philologie et non à son éviction.


Enfin, la critique génétique apparaît également dominée par l'attitude philologique, par l'attention à la matérialité des avant-textes et au processus de l'élaboration matérielle des textes. Son programme était d'ailleurs déjà inscrit dans le projet lansonien, et le fait qu'elle puisse parfois paraître remettre en question la légitimité des textes publiés ne contredit pas son ancrage philologique, mais en apparaît au contraire comme l'ultime conséquence: contestant en aval des manuscrits d'auteurs la téléologie menant à un texte prétendu définitif, elle ne fait qu'inverser le processus qui a mené les médiévistes post-bédiéristes à mettre en doute en amont des manuscrits qu'ils étudiaient l'existence d'un original stable.


En définitive, la philologie n'a rien à envier, dans la simplicité et la clarté de ses principes, à la linguistique saussurienne: elle possède comme elle ses procédures (la critique philologique des variantes correspondrait ainsi à l'opposition binaire dans le structuralisme), mais ne repose sur aucun dogme (tel celui de l'arbitraire du signe), ce qui a peut-être, paradoxalement, nuit à sa reconnaissance par une partie de la «science moderne». Zumthor rappelait que «c'est en Allemagne, où quelque chose de la tradition du XIXe siècle s'est mieux maintenu, que le XXe siècle a connu ce qui apparaîtra peut-être un jour comme la dernière génération de grands philologues: ainsi, parmi les romanistes, E. R. Curtius, L. Spitzer et E. Auerbach, morts tous trois dans les années 1960[23]». Mais il est permis d'être moins pessimiste: d'une part, Zumthor oubliait l'Italie, qui est, aujourd'hui encore, une pépinière de philologues: Gianfranco Contini (1912-1990), dont le nom reste attaché à la «critique des variantes», Cesare Segre (1928-2014), qui s'est illustré tant dans l'édition critique que dans la théorie littéraire, ou Alberto Varvaro (1934-2014), dont l'un des derniers livres s'intitule tout simplement Prima lezione di filologia[24], ne sont pas des savants beaucoup moins importants que Spitzer ou Auerbach[25]. Par ailleurs, la new philology anglo-saxonne a maintenant fait sa jonction avec l'édition électronique, et les «humanités digitales» s'avèrent, dans le domaine littéraire, du pain béni pour les philologues. Enfin, que les tenants de la critique génétique se méfient du terme de «philologie» ne les empêche pas de définir leur méthode en opposition diamétrale avec une herméneutique qui aurait perdu tout contact avec la lettre des documents écrits[26].


En 1952, le grand romaniste belge Albert Henry terminait par ces mots un article dans lequel il avait montré l'importance de recourir à une analyse grammaticale serrée pour définir le sens exact, et surtout pour relever la beauté d'un passage du Tristan de Béroul: «Il n'y a pas de barrière entre linguistique, critique des textes et esthétique littéraire: rétablissons ou maintenons l'unité de la Philologie[27]».


Bien comprise, la philologie ne contredit donc pas l'herméneutique; elle lui rappelle au contraire l'importance de se référer à des textes fiables, non falsifiés et compris dans toutes leurs finesses. Elle garantit, en fin de compte, par son attention à la lettre, la possibilité des «lectures secondes» dont la critique ne saurait bien sûr se passer.



Alain Corbellari (Universités de Lausanne et Neuchâtel)
août 2017


Pages de l'Atelier associées: Philologie, Interprétation, Edition, Génétique, Allégorie.

Mots-clés: allégorie, herméneutique, lansonisme, édition de textes, génétique




[1] Eugène Ionesco, La Leçon (1951).

[2] Lettre de Gaston Paris au philologue suédois Johan Vising, citée par Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, Genève: Droz, 2003, p.145.

[3] Roland Barthes, Critique et vérité, Paris: Seuil, 1966,; rééd. «Points», p.57-58.

[4] Paul Zumthor, «Philologie», in Encyclopedia Universalis [article disponible en ligne].

[5] Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris: Seuil, 1983.

[6] Gustave Lanson, «La méthode de l'histoire littéraire» [1911], in Essais de méthode de critique et d'histoire littéraire, rassemblés et présentés par Henri Peyre, Paris: Hachette, 1965, p.31.

[7] P. Zumthor, art. cit.

[8] Richard Wagner, in Querelle autour de «La naissance de la tragédie»: écrits et lettres de Friedrich Nietzsche, Friedrich Ritschl, Erwin Rohde, Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff, Richard et Cosima Wagner, avant-propos de M. Cohen-Halimi; trad. de M. Cohen-Halimi, H. Poitevin et M. Marcuzzi, Paris: Vrin, 1995, p.142.

[9] Et «écrits» doit être pris ici au sens large, puisque même la reconstitution des traditions orales peut être l'objet de la philologie.

[10] Voir Dante Alighieri, Épître XIII, à Can Grande della Scala, 7, 20-22.

[11] Voir Lorenzo Valla, La Donation de Constantin, traduit et présenté par Jean-Baptiste Giard, Paris: Les Belles lettres, 1993.

[12] Le principal arrtisan de l'analyse philologique du borderau fut le directeur de l'Ecole des Chartes, Paul Meyer, dont on peut lire la corespondance échangée à cette occasion avec Gaston Paris dans le livre d'Ursula Bähler, Gaston Paris dreyfusard. Le savant dans la cité, préface de M. Zink, Paris, Éditions du CNRS, «Histoire», 1999.

[13] Voir Jean Mabillon, De re diplomatica, Paris, 1681; Jean Bolland et alia, Acta sanctorum, Anvers, puis Bruxelles: Société des Bollandistes, 1643-1925; Dom Rivet et alia, Histoire littéraire de la France, Paris: Congrégation de Saint-Maur, 1733-1763, reprise dep. 1814 par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres; Louis-Antoine Muratori, Rerum Italicarum Scriptores (1723-1738), Antiquitates Italicae Medii Aevi (1738-1743) et Novus Veterum Inscriptionum (1738-1743). Quant à Leibnitz, on le cite plus ici pour sa célébrité philosophique que pour ses travaux, peu réédités, d'histoire et de philologie. Rappelons cependant que c'est lui qui a découvert le prototype historique du Ganelon de La Chanson de Roland!

[14] Ernest Renan, L'Avenir de la Science, Paris: GF-Flammarion, 1995, p.141 (c'est Renan qui souligne).

[15] Ibid., p.5.

[16] Ibid., p.186-187.

[17] Voir Alain Corbellari, «Ernest Renan, l'institution et la morale universitaire», Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 62 (mai 2010), p.59-72.

[18] Voir Alain Corbellari, «L'ancien français comme refuge. La fascination médiévale d'Émile Littré», Revue des langues romanes, 115/1 (2011), «Le Moyen Âge des imaginations savantes», dir. par Marie Blaise, p.101-24.

[19] Il serait trop long de faire état ici des vifs débats suscités par l'évaluation exacte du rôle de Karl Lachmann dans la genèse de la méthode qui porte son nom. Voir à ce propos Giovanni Fiesoli, La Genesi del Lachmannismo, Firenze: Edizioni del Galluzzo, 2000. Qu'il nous suffise de signaler qu'en domaine germanique les éditions de Lachmann sont encore des éditions de référence, et ce depuis presque deux siècles, ce qui est un record absolu en la matière.

[20] Voir Joseph Bédier, La Tradition manuscrite du Lai de l'Ombre. Réflexions sur l'art d'éditer les anciens textes, Paris, Champion, 1929. Remarquons que le débat du bédiérisme et du lachmannisme est essentiellement interne au médiévisme, les antiquisants étant dans leur écrasante majorité restés fidèles à un lachmannisme d'assez stricte obédience.

[21] Voir Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, Paris: Seuil, «Des travaux», 1989.

[22] Voir en particulier Keith Busby (éd.), Towards a synthesis, essays on the New Philology, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1993 et Howard Bloch et Stephen Nichols (éds.), Medievalism and the Modernist Temper, London & Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1996.

[23] P. Zumthor, art. cit.

[24] Cet ouvrage de 2012 est désormais traduit en français: Alberto Varvaro, Première leçon de philologie, trad. de l'italien par Jean-Pierre Chambon et Yan Greub, Paris: Classiques Garnier, «Recherches littéraires médiévales», 24, 2017. On pourra lire un commentaire des traducteurs, «Un ensemble de postulats pour la philologie (romane): la dernière leçon d'Albert Varvaro», Revue de linguistique romane, 79 (2015), p.629-38, sur le site des ELiPhi (http://www.eliphi.fr/list/).

[25] Ces derniers restent, malgré tout, beaucoup plus cités en domaine francophone; ainsi Alain Vaillant consacre-t-il deux pages de la section «À l'école de la philosophie allemande» de son livre sur L'histoire littéraire, Paris: Colin, «U», 2010, à évoquer «Philologie et histoire littéraire» (p.47-48).

[26] Voir à ce propos la polémique exemplaire qui a opposé Laurent Jenny, défenseur de «l'École de Genève», et le généticien Pierre-Marc de Biasi, résumée dans l'article de ce dernier significativement intitulé «Les désarrois de l'herméneute», Le Monde, 1997 [Disponible en ligne: http://www.pierre-marc-debiasi.com/rdp_pdf/67.pdf].

[27] Albert Henry, «Du subjonctif d'imminence contrariée à un passage du Tristan de Béroul», Romania, 73 (1952), p.392-407 (ici p.407). [Disponible en ligne: http://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1952_num_73_291_3330]




Alain Corbellari

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 11 Octobre 2017 à 10h06.