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Petites scènes et grands hommes

par Florence Fix (Université de Rouen-Normandie)


Le présent texte constitue l'Avant-propos à Biographies scéniques, textes réunis par Florence Fix, Dijon, EUD, collection «Écritures», 2017. EAN13 : 9782364412262. Il est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



Dossiers Théâtre, Biographie




Petites scènes et grands hommes


En effet, nous n'écrivons pas des Histoires, mais des Vies[1] […].


L'ogre de la fable


Selon le mot célèbre de Marc Bloch, la démarche historique a pour objectif de cerner l'humain: «Le bon historien, lui, ressemble à l'ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier[2].» Toutefois ce portrait de l'historien — au singulier — ne doit pas faire oublier que son objet est, lui, pluriel: «l'objet de l'histoire est par nature l'homme. Disons mieux: les hommes. Plutôt que le singulier, favorable à l'abstraction, le pluriel, qui est le mode grammatical de la relativité, convient à une science du divers[3].» Au vingtième siècle en Europe, l'école des Annales, le marxisme et le structuralisme ont semblé invalider toute histoire qui serait histoire d'un seul, renvoyant ainsi parfois la biographie à la littérature voire au roman historique, pour la distinguer du champ proprement historique de l'étude des structures, causes, conséquences et interactions entre les hommes et leur environnement. Et force est de constater que les ogres littéraires n'ont pas manqué, qui se sont emparés des vies de «grands hommes» ou femmes (Stefan Zweig et Marie-Antoinette, Bildnis eines mittleren Charakters, 1932), mais encore convient-il également de souligner que la dévoration est aussi du côté des nombreux lecteurs friands de ce type de récits: les rayons des librairies, les étagères des médiathèques sont remplis de ces ouvrages volumineux dont la précision événementielle ne lasse manifestement pas le public. Quel que soit leur auteur — romancier, historien —, voire quel que soit leur sujet (on a vu des biographies de rois médiévaux être de grands succès de librairie), les «vies» de grands hommes ont leurs adeptes, constate Jacques Le Goff:

Les biographies envahissent les catalogues des éditeurs, les devantures des librairies, les bibliothèques publiques et particulières. Elles semblent plutôt bien se vendre, qu'il s'agisse de la biographie plus ou moins romancée qui a toujours eu un public et relève plus de la littérature tout court que de la littérature historique, ou de la biographie «sérieuse», œuvre d'historiens de métier parmi lesquels beaucoup d'universitaires et parfois non des moindres[4].

Le champ de la biographie apparaît donc clivé de multiples manières: parmi les historiens, le projet d'écriture se porte, selon les écoles et les époques, vers l'exemplarité du «grand homme» ou, à l'inverse, la globalité des hommes. La thèse de Lucien Febvre Philippe ii et la Franche-Comté ou son livre Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle: la religion de Rabelais démontre ainsi le relativisme du parcours d'un seul homme, en le modélisant comme entrée dans la perception d'une époque. Entre les historiens et les littéraires, l'entreprise biographique ravive en de multiples variantes les querelles autour de l'invention, du vraisemblable ou du possible emblématisées par Michelet et sa conception de l'histoire comme «résurrection». Le «biographique» historiquement est passé du récit des «vies» à celui du «moi» romantique, pour se disperser ensuite en divers objets, entre démarche scientifique et récit de fiction (qui peut aller jusqu'à la mythification de Clovis, Jeanne d'Arc ou Napoléon, à laquelle le théâtre n'est pas étrangère…), entre sobre examen des faits et vocation moralisante ou didactique, bref entre objectivité et subjectivité.


Dès lors, introduire la scène de théâtre dans cet espace divisé, dans ce «genre hybride et composite[5]» qu'est d'origine la biographie, n'est-ce pas lui apporter encore un élément exogène et opacifier la portée du propos biographique? On pourrait tenir intention biographique sérieuse et représentation théâtrale pour irréconciliables ou incompatibles. Pourtant des récits de vies de personnes réelles existent au théâtre et semblent justement jouer des marges de l'impossible, de l'absurde, de l'incohérent. Marie-Claude Hubert envisage dans cette entreprise trois questions périlleuses[6]: l'exhaustivité («Comment représenter toute une vie d'homme à la scène?»), la durée («Comment faire sentir le poids du temps?»), l'interprétation («Comment représenter l'angoisse métaphysique?»). Questions que se pose, somme toute, toute écriture fictionnelle — et ce d'autant plus que les expériences individuelles (Einzelgeschichten) constituent son champ de prédilection depuis que l'Histoire du xxe siècle — en tant que science et démarche intellectuelle — s'empare du parcours collectif. Tandis que l'Histoire prend le double sens de connaissance, savoir, méthode et de complexe événementiel[7], englobant faits, peuples et «grands hommes», la littérature serait le lieu de la réhabilitation du parcours individuel. Si «les deux derniers siècles ont vu nos livres d'histoire abonder en récits sans sujet — ils traitent de puissances, de nations, de peuples, d'alliances, de groupes d'intérêts, mais bien rarement d'êtres humains[8]» —, la littérature, et avec elle la représentation théâtrale en tant que fiction exhibée ramèneraient sur le devant de la scène les sujets, les parcours individués que le théâtre brechtien semblait avoir congédiés. En outre, «la biographie, comme l'histoire, s'écrit d'abord au présent[9]», invitant à l'empathie et à la construction d'une relation biographique[10].


Doit-on alors poser que la scène serait plus «fictionnalisante» que toute autre forme d'écriture littéraire? En quoi la tentation de la littéralité qui guette et parfois envahit totalement les biographies de célébrités (on parle alors de biographie romancée) serait-elle plus à l'œuvre à la scène, ou bien serait-ce différemment et selon quelles modalités? S'attacher à retracer le parcours d'un seul homme, c'est, rappelle Jacques Le Goff, toujours courir le risque de la démarche psychologisante, empathique voire hagiographique, lissant l'événement au niveau de l'anecdote et ravalant la complexité d'une vie au détail de ses émotions.

Ce qui me désole dans l'actuelle prolifération de biographies, c'est que beaucoup sont de purs et simples retours à la biographie traditionnelle superficielle, anecdotique, platement chronologique, sacrifiant à une psychologie désuète, incapable de montrer la signification historique générale d'une vie individuelle[11].

L'humain dont l'historien tel un ogre serait en quête, à la scène, est un corps vivant, incarné par un acteur; il n'appelle pourtant pas le même degré d'identification référencée qu'un biopic de cinéma. Les récits filmiques les plus récents saluent autant la qualité de la recherche documentaire du scénariste (dont l'exactitude est en partie vérifiable par le soin apporté à la reconstitution de décors, de lieux, de costumes par exemple, au point que l'insertion d'images d'archives n'est alors pas perçue par le spectateur comme une rupture ou une surprise mais construit un maillage ténu) que la performance d'acteur, dont la ressemblance physique avec son personnage est mesurée (Meryl Streep dans le rôle de Margaret Thatcher dans La dame de fer en 2007), commentée, contestée. Le théâtre n'a à sa disposition, ni la virtuosité des décors, ni la possibilité matérielle ni formelle d'une reconstitution minutieuse: qui va voir Pasteur ou Galilée au théâtre sait qu'il s'agit d'une représentation, d'une variation sur des motifs liés à ce personnage et s'y attend moins qu'à l'image filmique au portrait saisissant de ressemblance par rapport aux images d'archives (Bruno Ganz dans le rôle d'Hitler dans La Chute, 2004). On pourrait voir dans cet impossible recours à la virtuosité mimétique une marge de liberté: la scène de théâtre est contrainte à dire le personnage, faute de pouvoir le montrer ou de se contenter d'un effet de reconnaissance, d'identification de la part du public. Lorsqu'ils osent aborder des hommes politiques, écrivains ou acteurs récents (Churchill, Beckett, Marylin Monroe…), le dramaturge et le metteur en scène savent que leur spectacle est cerné de références, de documents, et surtout d'images. Représenter Churchill, plutôt que Louis xi ou Caligula pour lesquels l'iconographie est pauvre ou approximative, au théâtre, c'est renoncer d'emblée à l'exactitude et annoncer au spectateur qu'il va voir «un autre Churchill», un Churchill personnage incarné par un autre, le corps de l'acteur; un Churchill qui s'exprime en espagnol chez Antonio Àlamo ou une Marilyn Monroe brune qui parle français. Car même quand les paroles du président Bush sont transmises verbatim, en anglais, dans 11 septembre 2001 de Michel Vinaver, il n'y a pas, au théâtre, de quête stricto sensu de mimétisme alors que la biographie historique ne pose nullement ses enjeux en ces termes: tout ce qu'elle relate est vérifié, référencé, documenté. Si elle peut être corrigée a posteriori en fonction de documents nouveaux (ouverture d'archives, accès à des correspondances…), elle représente, en son temps d'écriture, l'état des connaissances sur un sujet. Au théâtre, il s'agit d'emblée d'une interprétation, d'un choix, possiblement assumé comme subjectif (ainsi lorsque la comédienne Nadia Bruel écrit et met en scène une biographie d'Yvonne Printemps elle l'intitule Je ne suis pas ce que l'on pense), invitant à connaître l'envers d'une image largement diffusée.



Usages du stéréotype


Pourtant, le phénomène de reconnaissance fonctionne aussi au théâtre: nombreuses sont les biographies qui ne s'embarrassent pas, à la scène, de faire découvrir un personnage historique oublié. Peu de surprises en effet dans le panorama des parcours d'exception choisis par les dramaturges: une très large galerie de portraits d'écrivains montre d'ores et déjà que la scène puise beaucoup dans l'histoire littéraire et se construit comme des hommages admiratifs, offrant un commode miroir à l'homme de théâtre. Les hommes ayant ouvert un débat d'idées ou de société (l'inévitable Galilée), les rois et reines (Marie Stuart, de Schiller à Jelinek et de Donizetti à Zweig est un personnage de fiction!) ou hommes politiques (et plus particulièrement les gouvernants totalitaires, de Caligula au Général Franco) font l'objet de représentations réitérées, dont il convient aussi de prendre la mesure: un Christophe Colomb de théâtre n'est pas que la résultante d'éléments historiques, il ressort aussi des nombreuses représentations littéraires antérieures au spectacle que l'on va voir; matériau composite et cumulatif, la biographie scénique est parfois un point de vue, à un moment donné, une tentative de saisissement, d'à-propos sur un personnage déjà historique.


En conséquence, la biographie de théâtre s'avance sur scène comme partielle, ne s'intéresse qu'à une part prélevée à la vie du grand homme (Kleist de Jean Grosjean, 1985, ne traite que des derniers jours de l'écrivain et de son suicide), au risque de l'anecdotique voire du léger, du comique (le grand homme en robe de chambre, accablé de soucis domestiques et de peines de cœur dans Pasteur, de Sacha Guitry en 1919), de l'hagiographique superficiel ou de son corollaire, le portrait à charge. Son récit lacunaire qui ne peut présenter les archives et sources sur lesquelles l'essai biographique a construit sa réputation scientifique serait-il alors plus proche du roman historique, de la «fiction biographique» que du documentaire? Le fait que toute représentation s'inscrive dans une série de constructions existantes (un énième Caligula, au théâtre, n'annule pas les précédents comme le ferait une biographie sérieuse faisant dorénavant «autorité» et invalidant les précédentes, il les subsume) met en avant la «fabrique» d'un personnage, sa réception plus que la personne elle-même. Jugé trop empathique (s'il se fait entrée rêvée dans l'intimité d'un grand homme) ou pas assez (dans le cas d'une distance comique), trop spectaculaire, outrancier ou trop didactique, obéissant à la double injonction contradictoire de la vraisemblance référentielle et de l'illusion scénique, le théâtre biographique n'a-t-il pas finalement place inconfortable «entre deux chaises», celle du spectateur de théâtre et celle du lecteur de documents? À propos de La Passion du Général Franco, Armand Gatti écrit qu'il s'agit bien d'une pièce, vouée à une tribune politique et l'envisage comme un procès fait au totalitarisme espagnol[12] (programmée au théâtre de Chaillot à Paris en 1968 elle en fut retirée sous pression du gouvernement espagnol). Elle n'utilise que peu le document, et ne cite pas ses sources: il n'est pas rare en effet que le théâtre, étranger à l'appareil critique qui accompagne toute biographie, pratique un maillage de citations (correspondance de d'Annunzio dans Clara S. eine musikalische Tragödie, d'Elfriede Jelinek, 1982, sur Clara Schumann) sans en préciser directement les références, ou utilise un grand nombre de documents d'archives et de discours politiques précis, pour finalement brouiller les pistes et donner aux protagonistes des noms d'emprunts (dans Les Huissiers, 1958, de Michel Vinaver, par exemple).


Quelle est donc la place du théâtre dans la biographie? La scène peut-elle envisager de faire connaître des figures historiques oubliées (Bobby Fischer vit à Pasadena, de Lars Norén, 2002, tient son titre d'un joueur d'échecs, champion du monde en 1972, mais est-il vraiment question de lui dans la pièce?), a-t-elle la portée mémorielle et parfois patrimoniale (on pense à l'importance que tiennent les portraits de rois dans les pièces historiques de Shakespeare ou dans celles de Strindberg) qu'ont les biographies ou ne s'empare-t-elle d'elles qu'en tant que voix seconde, proposant une variante, une digression ou un commentaire sur des personnes déjà personnages (Galilée, Napoléon…), ayant déjà fait l'objet de nombreux écrits documentaires et documentés? On peut en effet formuler l'hypothèse que l'écriture théâtrale biographique, précisément parce qu'elle n'est pas la première manifestation d'une entreprise de récit de vie, est toujours seconde: dans la période récente qui nous intéresse dans ce volume, elle ne vient pas seulement après les faits, comme toute démarche historique, elle vient logiquement après des articles ou volumes d'historiens, des documentaires ou analyses, voire parfois après des films ou romans. S'il est possible de voir le film Imitation Game (2014) et de découvrir à cette occasion le mathématicien Alan Turing, il est peu probable de se trouver face au portrait d'un parfait inconnu quand on va, au théâtre, voir une pièce intitulée Mozart ou Louis ix. Quelle que soit l'acuité ou l'exactitude de nos connaissances historiques, la scène de théâtre ne saurait bénéficier d'un effet de surprise quand elle montre un Henri iv ou une Jeanne d'Arc — s'il y a surprise, c'est alors dans un écart assumé, jusqu'à la métaphore ou l'allégorie (Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht pose son intrigue dans les usines de conserves de viande Chicago dans les années 1930): il n'est pas rare d'ailleurs que soient employés des procédés d'autodérision, de jeu sur la représentation qui sont une spécificité du personnage de théâtre — voire de stratégie de contournement et d'ironie (Goya de Rodrigo García, 2006, ne trace nullement la biographie du peintre mais parle d'une visite manquée d'un père et de ses fils au musée du Prado; Kafka de Franzobel, 2005, est une comédie qui ne montre pas l'écrivain mais un grotesque jeune homme incapable de mener à bien le projet de mariage avec Felice…). Une biographie historique ne montre jamais une Catherine ii consciente d'être un personnage en devenir ou un Richard iii se plaignant de ne pas l'être assez, alors que la dissociation personnage historique/personnage littéraire est récurrente dans les textes de théâtre. Outre que ce procédé est éminemment théâtral (désigner les ficelles de la représentation, rappeler au spectateur qu'un rôle est joué…), il s'arrime à un autre enjeu très théâtral qui est le recours à la typologie: insérer Marie Stuart ou Christophe Colomb dans un mélodrame (respectivement L'évasion de Marie Stuart ou le château de Loch Leven, 1822 et Christophe Colomb ou la découverte du Nouveau Monde, 1815, de Pixerécourt), Christophe Colomb dans un oratorio dramatique (Le Livre de Christophe Colomb, 1927-1928, de Paul Claudel), Marco Polo dans un drame ironique (Marco Millions d'Eugene O'Neill, 1923-1925), ce n'est pas tant en évaluer l'historicité que happer la reine ou le navigateur dans une catégorie actancielle, la femme jalouse, le séducteur menteur, le découvreur ou l'aventurier…


Ainsi le stéréotype (François Ier et Henri IV épris des femmes, Molière mourant sur scène) et l'anecdotique psychologisant (Mirbeau malheureux en ménage, La Fontaine distrait, Napoléon ambitieux) peuvent-ils aussi, par le biais de la représentation, faire l'objet d'une réflexion sur nos imaginaires et nos catégories de références historiques. En renonçant au récit strictement événementiel, précisément documenté, la biographie théâtrale doit s'accommoder de la contrainte d'un point focal: derniers jours de la vie du fils de Napoléon (L'Aiglon, de Rostand, 1900), procès de Galilée ou de Molière (La Vie de Galilée, de Brecht, 1938-1939, est centrée sur cet événement et ne relate nullement ni l'enfance ni les années de formation du savant, comme le ferait une biographie chronologique; Molière ou la cabale des dévots, de Boulgakov, 1929, évalue et dénonce les arguments portés en son temps à l'encontre de l'auteur du Tartuffe), par exemple, ou encore débat d'idées fictif mais reposant sur des arguments probables (Le Cardinal d'Espagne, de Montherlant, 1960 montre la reine Jeanne la Folle aux prises avec un religieux qui la fait interner). La biographie théâtrale peut s'offrir l'écart, parfois jubilatoire, d'être de mauvaise foi: la bévue historique, le contresens ou l'extrapolation, s'ils feraient de mauvaises biographies d'historiens, font souvent de bonnes pièces de théâtre. Que l'on pense au Louis xi de Delavigne (1832), au Don Carlos de Schiller (1787), au Cyrano de Bergerac de Rostand (1897)… l'«erreur» qui fait méditer Charles Quint dans Hernani (1830) de Victor Hugo à Aix-la-Chapelle sur la tombe de Charlemagne permet une scène grandiose et hallucinée. Le théâtre ne traite pas d'un personnage historique, ne propose pas tant «la présentation et l'explication d'une vie individuelle dans l'histoire[13]» qu'il ne montre comment un homme devient personnage. L'effet-personnage ainsi produit est un effet de scène: il s'agit d'un spectacle, il interroge aussi les questions de la visibilité et de la notoriété en les mettant, pour ainsi dire, à l'épreuve du public. Là où la biographie historique estime, évalue, met en perspective des faits, des statistiques, des témoignages permettant de contextualiser la célébrité d'une personne (son influence, sa popularité en termes économiques et politiques), le théâtre la met directement en scène et à l'épreuve: Cyrano mérite-t-il d'être connu? Galilée d'être condamné? On a vu Robert Hossein, mettant en scène un spectacle intitulé Je m'appelais Marie-Antoinette (1993) inviter les spectateurs à voter pour ou contre la mort de la reine…



Vies possibles


En ce sens le processus d'écriture ainsi mis en œuvre participe de ce mouvement d'«élation vers l'éventuel[14]» que Marielle Macé et Christophe Pradeau, citant Julien Gracq, relèvent dans le romanesque contemporain: le désir de relater des possibles, la tentation de l'invraisemblable, de l'écart hors du factuel ou de l'historique. Parce que le théâtre est par définition représentation et illusion, il prend en charge le biographique dans toute son «accablante complexité[15]», ne prétend pas à l'exhaustivité ni même à l'exactitude qui depuis Polybe fondent le métier d'historien.  Le biographique scénique ne produit pas un livre d'histoire, tout au plus un discours sur l'Histoire, il s'inscrit dans l'immédiateté de la représentation, renvoyant dos à dos les tenants de la science documentaire et ceux de l'inventivité romanesque, «voyants contre mandarins[16]» et constituant à ce titre, non un lieu d'étrangeté, d'impossibilité, comme nous le posions au début de ce volume, mais une «zone d'extraterritorialité[17]» volontairement en marge des démarches des sciences humaines comme des constructions romanesques, mais empruntant un peu à chacune. Peut-être parce que les dramaturges aujourd'hui, après Brecht, souffrent, selon la belle formule de Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, d'«une sorte de complexe de didactisme[18]», ils privilégient sans y donner de réponse l'énigme, l'irréductible incompréhensible d'une vie. Là où la biographie scientifique est, selon Virginia Woolf, «une vie vécue à un degré de tension inférieur[19]», en cela divergente de celle du personnage de fiction, car relatée de façon neutre et documentée, considérons que le théâtre exhibe sur scène justement les lignes de tension entre image publique et transmission (les biographies de la proche modernité, après Napoléon, ne peuvent faire l'économie des autobiographies écrites par le sujet, souvent conçues comme «testament politique» à réévaluer et à analyser; au théâtre, les personnages lisent souvent leurs propres œuvres, s'en expliquent, ou sont présentés en train de les écrire…), entre savoir et visibilité, rendant ainsi compte d'une sorte de degré supérieur de tension.


Entre «possibilité d'écriture» (le roman) et «possibilité de connaissance[20]» (la biographie d'historien), le théâtre ne prend pas parti, il explore ouvertement le «potentiel littéraire de la biographie[21]» sans s'en masquer, tout en établissant une réénonciation de faits historiques connus, un tissage de citations déjà lues (par exemple les chansons de Marilyn Monroe, les discours d'Adolf Hitler, les textes de Samuel Beckett). Faire, pour travailler sur un matériau biographique, le choix du théâtre, c'est tenter de l'aborder par un biais inattendu, tangent et tout à la fois de dépasser le «portrait du biographe en Judas[22]», qui depuis la condamnation de Sainte-Beuve par Proust entache toute tentative de quête d'une «vérité» dans la vie d'un individu, et celui du biographe en enquêteur d'archives.


En effet, dans toute écriture de biographie qui ne ressort pas d'une démarche historienne, se lit toujours en filigrane du personnage décrit, celui qui le décrit: c'est pourquoi nous avons souhaité tout d'abord envisager la biographie théâtrale comme en miroir: sous le portrait de Pouchkine se lit l'auto-portrait de Boulgakov, sous celui de Galilée celui de Nievo. Prétexte à parler de soi, prenant part à une posture d'écrivain, résultant d'une forme de «scénographie auctoriale[23]», fût-ce au prix de raccourcis, rétrécissements et «distributions de rôles expéditives[24]» qui participent de notre expérience de la lecture et de la littérature (Molière ou Balzac se tuant au travail, par exemple: imagine-t-on un Balzac paresseux?), la biographie théâtrale est aussi jeu sur la représentation, clin d'œil au spectateur et parfois intense satisfaction de la révélation-réduction (Hitler ou Caligula n'étaient que des artistes manqués et «tout» peut s'expliquer à ce prisme…) Puis nous considérons la biographie en énigme[25], car précisément la tentation de l'explication ou de la justification qui sous-tend nombre de romans historiques trouve au théâtre parfois un point d'achoppement: texte plus court, moins documenté, spectacle qui exhibe ses limites mimétiques, la biographie théâtrale rappelle que l'histoire d'une vie n'est jamais réductible à une intrigue linéaire, même portée par de beaux dialogues et d'excellents acteurs. Que nous soyons historiens ou non, ce n'est pas en tant qu'historiens que nous allons voir sur scène un Richard iii ou un François ier et nos joies, nos déplaisirs ou nos déceptions ne sauraient se mesurer à la vérification de la seule exactitude factuelle…

Ce qui nous importe dans la romanité de Cinna, de Jules César ou de Titus, c'est le rapport qu'elle établit entre chacun d'eux et la mémoire de la collectivité: les dissertations sur le plus ou moins de fidélité à l'histoire de Corneille, Shakespeare ou Racine ne concernent pas l'esthétique théâtrale[26].

Expérience qui a parfois une visée idéologique de rassemblement (représenter Henri iv comme un «bon» roi et Louis xi comme un «mauvais»), qui fait penser un groupe de spectateurs sur ses représentations, ses croyances, ses envies (que La Fontaine soit aussi agréable que ses fables, que Hitler soit un sot frustré…) qui sont autant de réponses (partielles, certes) aux questions qui les hantent, la biographie scénique, tout particulièrement dans une modernité qui connaît l'expansion des «figures publiques[27]», exposées, interroge nos images communes à l'ère de la «visibilité en régime médiatique[28]». C'est pourquoi, enfin, la biographie en partage[29] nous permet d'aborder la spécificité de l'espace scénique en tant qu'il expose à une communauté un parcours individuel que chacun connaît déjà à des degrés de précision et de véracité divers… La biographie scénique est le lieu même de la confrontation avec l'a priori: que nous disent nos collections d'images, nos portraits de Galilée et de Pasteur quand nous les entendons dire par d'autres, par des acteurs? Alors qu'il est entendu qu'il convient désormais d'ajouter au portrait du personnage public le fait qu'il s'agace — avec plus ou moins de bonne foi — de sa «défiguration», de la «falsification[30]» de sa personne par l'image devenue commune qui est diffusée de lui, à quels déplacements réflexifs nous invitent ces personnages de théâtre qui s'ajoutent sans jamais se superposer aux personnages historiques dans nos imaginaires et dans l'histoire de nos représentations?



Florence Fix (automne 2017)
Université de Rouen-Normandie — CEREdI


Pages associées: Théâtre, Biographie, Littératures factuelles, Genres historiques, Historiographie.


[1] Plutarque, Vies parallèles, «Alexandre», traduit par Anne-Marie Ozanam, Paris, Gallimard, «quarto», 2001, p.1227.

[2] Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Cahiers des Annales 3, Paris, Armand Colin, 1952 (1949), p.18.

[3] Ibid., p.17.

[4] Jacques Le Goff, «Comment écrire une biographie historique aujourd'hui?», revue Le Débat, Paris, éditions Gallimard, 1989/2, n°54, p.48.

[5] Sabina Loriga, Le petit x. De la biographie à l'histoire, Paris, éditions du Seuil, «la librairie du xxie siècle», 2010, p.18.

[6] Marie-Claude Hubert, «Ce Formidable Bordel, ou comment narrer une vie à la scène», in Les formes de la réécriture au théâtre, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, «Textuelles théâtre», 2006, p.82-86. L'article porte sur la pièce Ce Formidable Bordel, de Ionesco (1973) qui tente par le biais d'un personnage muet de rendre compte de sa propre vie.

[7] Voir à ce propos Reinhart Koselleck, «Le concept d'histoire», in L'Expérience de l'histoire (1975), traduit de l'allemand par Alexandre Escudier, Paris, éditions de l'EHESS, 1997, p.15-99. On constate également en France un abandon notable de l'étude, dans les manuels scolaires, des «vies» des grands hommes pour leur préférer l'histoire des peuples. «Depuis la fin du xviiie siècle, les historiens se sont détournés des actions et des souffrances des individus, pour s'employer à découvrir le processus invisible de l'histoire universelle.», écrit Sabina Loriga, op. cit., p.9.

[8] Ibid., p.11.

[9] François Dosse, Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, éditions de la Découverte, «poche», 2011 (2005), p.7.

[10] Voir à ce sujet Martine Boyer-Weinmann, La Relation biographique, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

[11] Jacques Le Goff, «Comment écrire une biographie historique aujourd'hui?», op. cit., p.49.

[12] Des ouvriers à l'issue de la pièce indiquent: «Ce n'est pas Franco qui meurt dans cette passion, mais ce n'est pas lui non plus qui ressuscite. / C'est nous.». La représentation «sacrifie» Franco et met sur le devant de la scène ceux qu'il a, par l'exil, contraint à la situation précaire de travailleurs immigrés. Armand Gatti, La passion du général Franco, Paris, Éditions du Seuil, «théâtre», 1968, p.127.

[13] Jacques Le Goff, ibid., p.54.

[14] Marielle Macé et Christophe Pradeau (dir.), 2010, Itinéraires. LTC, no2010-1:Vies possibles, vies romanesques, introduction, p.2. Disponible en ligne:http://itineraires.revues.org/2096.

[15] Jacques Le Goff, «Comment écrire une biographie historique aujourd'hui?», op. cit., p.48.

[16] Ivan Jablonka, L'histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Éditions du Seuil, «la librairie du xxie siècle», 2014, p.84 et suiv.

[17] Ibid., p.221. L'auteur, historien, plaide pour la zone d'interpénétration de la littérature et des sciences sociales. «L'histoire n'est pas fiction, la sociologie n'est pas roman, et tous les discours ne se valent pas.», mais envisage la «bâtardise» générique comme «outil d'explication-compréhension du monde», ce qui peut être déplacé au théâtre.

[18] Jean-Pierre Ryngaert, Julie Sermon, Le personnage théâtral contemporain: décomposition, recomposition, Montreuil-sous-Bois, éditions théâtrales, «Sur le théâtre», 2006, p.143.

[19] Virginia Woolf, «The Art of Biography», Atlantic Monthly, 1939, clxiii, p.506-510. Cité par Sabina Loriga, op. cit., p.35.

[20] Ivan Jablonka, L'histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, op. cit., p.7.

[21] Ann Jefferson, Le défi biographique. La littérature en question, traduit de l'anglais par Cécile Dudouyt, Paris, PUF, 2012, p.12.

[22] Martine Boyer-Weinmann, La Relation biographique. Enjeux contemporains, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p.36.

[23] Voir José Luis Diaz, L'écrivain imaginaire, scénographies auctoriales à l'époque romantique, Paris, Honoré Champion, «romantisme et modernités», 2007.

[24] Ibid., p.26.

[25] José Luis Diaz parle, ibid., p.188 et suiv. de «l'auteur comme puzzle». On peut certainement utiliser aussi cette formule pour des compositeurs, hommes politiques, navigateurs-découvreurs, scientifiques: leur représentation a trait à une recomposition par fragments prélevés à la construction qu'ils ont léguée (Napoléon dictant ses Mémoires), aux rumeurs et anecdotes (parfois même polémiques ou procès) attachés à leur personne, aux documents archivés, à l'iconographie etc. L'image ainsi composée est toujours fabriquée et elle garde, nous semble-t-il, une part irréductible d'énigme.

[26] Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, «tel», 1994 (1978), p.45. L'auteur ajoute: «le Tamerlan de Marlowe, le Richard ii de Shakespeare, le Nicomède de Corneille ne portent guère plus que les marques du personnage historique qui leur a donné leur nom, comme un masque, un vêtement ou un accessoire distinctifs. Une fois pris ces repères, ils se meuvent librement dans l'espace de la mimésis.» C'est sans doute moins manifestement opérant dans le théâtre contemporain du théâtre documentaire qui interroge justement la liberté autorisée par l'espace mimétique.

[27] Voir Antoine Lilti, Figures publiques. L'invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, «l'épreuve de l'histoire», 2014.

[28] Voir à ce propos Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellente et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, «nrf», 2012, notamment «un fait social total», p.561 et suiv.

[29] Dans Écrire sa vie: Du pacte au patrimoine autobiographique, Paris, éditions du Mauconduit, 2015, Philippe Lejeune fait part de son plaisir toujours renouvelé de lire des récits de vie sous l'intitulé de chapitre «lire en sympathie», p.49-65. Cette lecture s'insère dans un patrimoine commun qu'elle contribue à souder: voir ensemble une représentation de Marie-Antoinette ou du fils de Napoléon a une portée différente d'une lecture individuelle de biographie.

[30] Voir Antoine Lilti, op. cit., p.206 à 219.



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Dernière mise à jour de cette page le 17 Décembre 2017 à 21h30.