Atelier




Les états du personnage filmique.

Du scénario au film

par Jeanne Rohner

Doctorante en d'Histoire et esthétique du cinéma à l'Université de Lausanne

Soutenue par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS)


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Les états du personnage filmique.
Du scénario au film


En dépit de l'apport, dans les années 1960, de la pensée structuraliste dans la compréhension du récit cinématographique, le personnage filmique reste, paradoxalement, peu abordé par les théoriciens du cinéma. Si l'apport des théories littéraires est indéniable, les ramifications théoriques que celles-ci ont fait naître dans le champ cinématographique ne sont pas nombreuses. Ainsi, les travaux menés par A.G. Greimas[1] sur le roman (et son concept de «schéma actantiel») —lui-même inspiré des recherches fondatrices de Vladimir Propp[2] sur le conte —suivis de Philippe Hamon[3], ont ouvert la voie à une théorisation du personnage filmique. Les recherches menées par André Gardies[4] et Stephen Heath[5] vont ensuite être redéployées pour une adaptation au cinéma dans une perspective sémio-narratologique. Le personnage est combiné à l'actant (la force agissante), au rôle (l'entité culturelle préexistante) et à l'acteur pour former l'«instance actorielle».


Cette notion vise à rendre toute sa complexité à un élément narratif essentiellement hybride. Par ailleurs, le personnage est défini par ses attributs (costumes, coiffure, paroles, actes) mais aussi par ses liens avec les autres personnages. À travers ces deux axes —celui de l'attribution et celui de la différence—, Gardies propose donc d'envisager le personnage en tant qu'unité pluristratifiée.


Marc Vernet rejoint cette idée lorsqu'il évoque le caractère visible (le physique de l'acteur, les traits de la persona de la star) et à la fois fissible du personnage, celui-ci étant composé d'éléments hétérogènes et décomposables pris dans un ensemble d'interactions avec les situations et les autres personnages.Partant, l'étude du personnage filmique suppose de «[...] décrire le réseau dans lesquels sont pris ses éléments, c'est-à-dire [de] décrire tous les personnages.[6]» Le personnage est donc pris dans le réseau tissé par les autres personnages; mais il tient aussi un rôle de médiateur entre le spectateur et le monde fictionnel. C'est ce que suggèrent Henry M. Taylor et Margrit Tröhler qui établissent une grille de lecture pour cerner le rôle et le statut du personnage à travers trois fonctions (reprises de Philippe Hamon) et quatorze facettes. Le personnage embrayeur se fait le délégué de l'auteur ou du spectateur—il s'agit bien souvent du personnage principal. Grâce à celui-ci, le spectateur acquiert des savoirs diégétiques qui lui permettent d'émettre des hypothèses sur les événements en cours dans la fiction. Le personnage-anaphore «facilite la compréhension du récit»[7] en rendant cohérent l'assemblage de plans et de séquences. Finalement, le personnage-référentiel renvoie à une mythologie, à un type ou stéréotype. En ce qui concerne les facettes, celles du héros, du type, du rôle, de l'image et de la star, sont particulièrement intéressantes. Elles surviennent au plan intertextuel (renvoyant à un autre film) et transtextuel (en référence à d'autres produits culturels). Ainsi toute la densité et le caractère dynamique du personnage se retrouvent dans la combinaison de ces facettes et de ces fonctions qui circulent entre elles; à nouveau, le personnage est à considérer en réseau[8], par sa mise en relation avec les facettes des autres personnages.


On l'a vu, la dualité du personnage ­— son caractère idiosyncratique — se manifeste via son incarnation par un comédien. Cette dimension ouvre la voie à une exploration théorique qui nous éloigne des études d'inspiration littéraire vues supra. Les théories du jeu de l'acteur et les star studies ont permis d'élargir les débats jusqu'alors davantage tournés vers le statut et la fonction du personnage. L'examen du jeu de l'acteur est utile pour rendre compte de la relation entre l'acteur et le personnage fortement dépendante de la méthode de jeu privilégiée par l'acteur. Ce rapport avec l'acteur se complique dès lors que la personne qui l'incarne est une star convoquant toutes sortes de significations. Non seulement la star est capable d'influencer la syntaxe filmique —le cadre de l'image, le rythme et la valeur des plans —, mais sa seule présence peut même suffire à faire disparaître, l'espace d'un instant, son personnage. La persona de la star — formée par son jeu, ses précédents rôles et son image médiatique – est une construction idéologique élaborée à partir de plusieurs sources situées hors du texte filmique; le personnage n'est alors qu'un versant de cette intertextualité[9].


L'appréhension du personnage filmique nécessite donc de prendre en compte tous les aspects vus précédemment: son intertextualité, ses références à des types préexistants, ses fonctions dans le récit et ses nombreuses facettes, pour essayer de dessiner la constellation des personnages et de dégager les relations de pouvoir entre eux. Or, si l'on veut saisir les enjeux derrière la construction du ou des personnage(s), un nouveau chemin doit être emprunté, qui tient compte de la complexité qu'appelle l'évolution du personnage, de ses prémisses en tant qu'être imaginé, à peine esquissé, à son état incarné. En effet, le personnage est, sur le papier, déjà en voie d'exister, même s'il est dénué d'un corps ou d'une voix pour le figurer. Pourtant, dans la lignée de la tradition héritée de la cinéphilie française, l'écrit reste bien souvent déprécié au profit de l'esthétique. Le statut ontologique du personnage filmique tend à être assimilé à sa forme visuelle, son incarnation à l'écran. Le désir de relever des modèles narratifs dans le but de dégager la structure à partir d'une palette de scénarios ou encore d'expliquer comment fabriquer un personnage (c'est le cas des manuels de scénario) est la tendance qui prévaut.


Le scénario est donc bien souvent considéré comme un simple brouillon, un objet temporaire et intermédiaire de nature purement fonctionnelle, un «objet paradoxal [...], bizarre et évanescent dont le destin est de s'effacer et de disparaître derrière l'œuvre dont il sert de (ou le) prétexte»[10]. Le scénario et ses variantes pris comme objets sont susceptibles de laisser des traces utiles à la reconstitution de la genèse du film, et par conséquent du personnage. De son état scriptural à son état filmique, l'étude du personnage se focalise sur les rouages de la création, en particulier sur le pouvoir d'agir de la star sur l'écriture de son rôle: la caractérisation de son personnage et la hiérarchie de ceux l'entourant. Bref, plus largement, sur le rôle de la star dans l'élaboration du récit[11]. Il s'agit de prendre en considération le chantier de l'écriture scénaristique pour faire émerger les décisions au cours du développement du film[12]. Bien plus, l'étude des états du personnage du scénario au film implique de se pencher sur son existence et son évolution sous sa forme scripturale. Si le personnage a besoin d'un corps, celui du comédien, pour exister à l'écran, on peut dire qu'il préserve une autonomie toute relative au stade du scénario[13]. Relative en raison de la présence virtuelle d'un acteur ou d'une actrice à chaque étape de développement du film, des premières suggestions de noms d'acteurs aux ébauches de listes de distribution des rôles, jusqu'à la finalisation du casting. Aussi, toutes les strates définissant le personnage filmique —qui témoignent de la difficulté de conceptualiser le personnage filmique — sont déjà latentes sur papier. L'exploration du rapport entre la star et les différents collaborateurs du film mais aussi entre la star et le récit (par exemple l'adaptation du personnage à la star envisagée) aux différents stades de développement du film (de la pré- à la post-production) et via les approches narratologiques et les études star permettent donc de préciser les contours d'un concept au caractère complexe et fuyant[14]. Une attention particulière est à porter à la caractérisation des personnages principaux (leurs attributs ou leurs facettes), leur hiérarchisation, leur possible apparition ou suppression, les points de vue envisagés, ceci afin de mettre à jour d'éventuelles modifications utiles à l'analyse. L'examen du «profil génétique» du personnage filmique peut dans tous les cas donner accès à un espace théorique encore à peine exploré.



Jeanne Rohner, automne 2018.




[1] Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale. Recherche de méthode, PUF, 2015 [1966].

[2] Vladimir Propp, Morphologie du conte, Seuil, 1965 [1928].

[3] Philippe Hamon, «Pour un statut sémiologique du personnage», Poétique du récit, Seuil, 1977.

[4] André Gardies, Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993.

[5] Stephen Heath, Questions of Cinema, Indiana University Press, 1981.

[6] Marc Vernet, « Le personnage au cinéma », Iris, n°7, 1986, p. 85.

[7] Henry M. Taylor, Margrit Tröhler, , “De quelques facettes du personnage humain dans le film de fiction», Iris, n°24, p.36.

[8] «[Le personnage est] pris dans le réseau tissé par les autres personnages», Marc Vernet, op.cit., p.85.

[9] Selon Richard Dyer, la star «est une image produite, une personnalité construite au même titre que le “personnage”». Voir Richard Dyer, Le star-system hollywoodien, Paris, L'Harmattan, 2004 [1979], p.15.

[10] Christian Biegalski, Scénarios: mode d'emploi, Paris, Dixit, 2003, p.269.

[11] À propos de l'étude du scénario pour une approche «génétique» du film, voir Alain Boillat, «À la recherche du scénario. Le scénario comme objet (d'étude) et pratique (d'écriture)»,Archipel, n°34, Lausanne, 2011, pp. 13-59.

[12] Décisions qui ne résultent pas forcément d'une stricte répartition des tâches, ainsi que le montrent Adrien Gaillard et Julien Meyer: «Jean Aurenche, Pierre Bost et Claude Autant-Lara, auteurs de Douce. Genèse d'une pratique scénaristique», Genesis, n°41, octobre 2015.

[13] Il en est de même du «scénario» (pris au sens large) dont l'autonomie au regard du film peut évoluer selon qu'il se rapproche ou s'éloigne d'une forme de littérarité.

[14] «[Le personnage] est un élément changeant, scintillant, dynamique et en dernier lieu toujours fuyant», Henry M. Taylor, Margrit Tröhler, op.cit., p.33.





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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2018 à 11h11.