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Le Personnage romanesque dans la France des XIXe et XXe siècles, colloque tenu à l'Université de Chicago le 1er mai 2009.

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Le colloque cherchait à lier la production romanesque des XIXe et XXe siècles à la cristallisation de la culture démocratique française. Les travaux d'Isabelle Daunais soulignent, dans l'histoire du roman réaliste, le lent affaiblissement de la tension entre la vie réelle et la vie rêvée du personnage, dès lors que les idéaux de celui-ci deviennent plus vagues ou plus modestes. Le roman était le récit des aventures d'un individu se confrontant à sa société, tentant d'y faire éclore ses aspirations ; le roman devient la peinture d'un sujet le plus souvent passif, dont la principale activité consiste à poser son regard sur le monde. Cette transformation du genre est-elle liée aux changements politiques et sociaux que connaît la France d'après le premier Empire ? Les contributions de ce colloque ont trait à ce qu'on pourrait désigner comme la « psychologie politique » du personnage romanesque : ses désirs et la manière dont ils le portent à l'action au sein de sa communauté, sa signification en regard des valeurs partagées par la communauté.

«Naître avant terme : Raymond Queneau et l'inaboutissement du personnage» par Mathieu Bélisle, Université de Chicago

Les personnages de Raymond Queneau sont des êtres discrets, timides, énigmatiques, la plupart du temps à demi effacés – et même à demi « dessinés » –, dont l'aventure ne parvient jamais à la hauteur d'un véritable destin, à l'instar des personnages de Stendhal ou de Balzac. À cet égard, le cas de Pierre Kougard, protagoniste de Gueule de Pierre (1934), paraît exemplaire. Son existence est placée sous le signe de l'échec. Tout ce qu'il entreprend – projets, réflexions – semble condamné à l'inaboutissement. Mais cet inaboutissement, à mesure que l'on prend conscience de son ampleur, soulève des questions plus fortes, plus « profondes », qui touchent à la nature même du personnage. Car à bien y penser, peut-être que celui-ci ne contient pas, dans la gamme de ses possibilités, celle de la réussite, qu'il ne peut pas, pour des raisons qui dépassent sa volonté, mener à terme quelque projet que ce soit. Peut-être que l'inaboutissement qui caractérise la plupart de ses actions et de ses pensées se trouve contenu en germe dans le personnage lui-même. Peut-être est-ce le personnage, dans sa fabrication intime, qui n'est pas mené à terme, son identité qui demeure, par le geste délibéré du romancier, incomplète. Se pourrait-il que le romancier, à travers Pierre Kougard, qui finira d'ailleurs par changer de nom (dans Saint Glinglin, une version ultérieure, récrite, de Gueule de Pierre, il s'appellera Jean Nabonide), cherche à montrer la difficulté inhérente à la création de ce personnage, voire de tout personnage? Car pour tout dire, les personnages de Queneau, qu'ils se nomment Étienne Marcel, Jacques L'Aumône, Pierrot ou Valentin Brû, de quelque manière qu'on les envisage, apparaissent toujours comme des «embryons » de personnages, ne contenant que les prémisses partielles d'une identité.

«“Illustrer sa vie”. Le désir de gloire dans les Illusions perdues et la Recherche du temps perdu» par Julia Chamard-Bergeron, Université de Chicago

Les romans de Balzac et de Proust qui se trouvent au cœur de cette étude présentent des personnages ambivalents en regard de leur propre désir de gloire, décrit comme une « illusion » ou une « erreur d'optique ». Dans sa pureté, ce désir correspond à l'ambition d'utiliser le temps imparti à l'individu pour produire des actions et des œuvres qui s'inscriront à jamais dans la mémoire des hommes, assurant ainsi au glorieux l'immortalité. Lucien et Marcel sont, tout au contraire, pris par le temps et par la conscience du temps qui leur donne le fiévreux désir d'en tirer parti. Comme l'écrit Tocqueville à propos des hommes nouveaux issus de la démocratie américaine, « le désir de vivre se mêle chez eux au désir d'illustrer leur vie. » Lucien hésite à prendre les moyens d'une réussite facile à la manière de ceux qui « se font gloire de leurs méfaits», sans pourtant avoir la patience d'attendre la consécration de son seul travail. Marcel, pour sa part, se détourne de l'idée de la postérité de son œuvre en ce qu'elle est inséparable de l'insupportable « idée de la mort ». Tracer un chemin des Illusions perdues à la Recherche du temps perdu permet de faire apparaître une tendance de l'histoire du roman qui consiste à donner toujours plus d'ascendant à la conscience sur la gloire, et ce jusqu'à glorifier la conscience. L'essentiel est-il invisible? La tâche du roman sera dès lors de permettre à la vie intérieure du sujet d'accéder aux honneurs de la sphère publique.

« Adolphe: The Necessary Destruction of Tradition, Spontaneity and Unreason» par Melanie Conroy, Stanford University

Les critiques littéraires et les philosophes politiques ont du mal à concilier le libéralisme politique de Benjamin Constant avec la position apparemment conservatrice d'Adolphe (1816), son seul roman. Quand on établit un lien entre les deux, c'est le plus souvent en associant le personnage principal avec l'auteur. Il est vrai que les malaises du personnage s'expriment également dans les journaux intimes de l'écrivain et dans sa correspondance. Or, nous suggérons que les similarités si souvent remarquées entre les personnalités d'Adolphe et de Constant ne sont pas l'effet d'un mimétisme inavoué : elles constituent plutôt le côté obscur d'une pensée trop logique, et de la stricte application des principes par ailleurs épousés par l'auteur. Adolphe dépeint les conséquences néfastes de l'abolition de la tradition dans la vie intime, tandis que la philosophie politique de Constant ne porte que sur les corollaires les plus évidents de la raison et de ses effets émancipateurs. Loin d'être l'image de l'auteur, le personnage qui semble tellement novateur n'est en fait qu'une construction abstraite dont la disposition sentimentale et la manière de se façonner une nouvelle identité demeurent impénétrables. C'est donc seulement par l'intermédiaire d'un univers fictif et d'un personnage romanesque que Constant a su rendre compte des mécontentements de son siècle.

«Le rêve de la possibilité : le personnage romanesque face au “roman d'aventure”» par Isabelle Daunais, Université McGill

Jusque vers la fin du dix-neuvième siècle, comme l'illustre bien la théorie de Lukacs, les idéaux du héros romanesque se définissent par la distance claire qui les sépare du monde réel, peu importe que ces idéaux soient extérieurs au personnage (idéalisme abstrait) ou intériorisés par lui (romantisme de la désillusion). Le passage au vingtième siècle marque une réduction de cette distance, qui devient, au fur et à mesure que le héros entre dans la modernité démocratique, de plus en plus ténue. Dans l'espace de la démocratie, non seulement la vie rêvée par le héros romanesque devient réalisable (ou supposément réalisable), mais le principe même de cette possibilité devient la marque du rêve poursuivi, comme l'avait perçu Jacques Rivière à propos de ce qu'il appelait le « roman d'aventure ». L'individu démocratique vit dans la constante proximité de ses idéaux, qui n'appartiennent plus à des mondes éloignés (pour emprunter au concept de Thomas Pavel), mais à la réalité proche et concrète, à ce qu'il est possible de lui arriver, mais aussi à ce qui est en droit de lui arriver. De ce rapprochement de l'idéal et de la réalité témoigne tout particulièrement le dernier roman de Flaubert, Bouvard et Pécuchet. La vie rêvée par ces deux héros « moyens » est ce qui apparaît comme une vie démocratique, selon laquelle le savoir jusque-là éloigné, jusque-là lointain, devient à leur portée, comme à celle de quiconque le désire. Mais si la proximité est le propre de la démocratie, la variabilité des choses et notamment du savoir lui-même l'est également, et le rêve de Bouvard et Pécuchet de comprendre le fonctionnement de la nature et de fixer autour d'eux un monde stable se heurte à la multiplicité des opinions contradictoires, c'est-à-dire des rêves similaires au leur.

«“L'étranger tourne en rond” : le cœur russe chez Paul Morand» par Kendra Drischler, Université de Chicago

Mon travail se concentre sur la relation entre les figures métaphoriques de la Russie et les personnages russes dans les œuvres de Paul Morand. À travers trois nouvelles de son recueil L'Europe galante (1925) et un chapitre de son roman Flèche d'Orient (1932), je souligne les figures qui désignent l'essence de la Russie et qui reviennent dans les textes à plusieurs reprises : le cœur et l'âme. Dans chacune de ces histoires, un Européen rencontre des Russes et en tire des conclusions sur la Russie en tant que telle. Nous pouvons dire que Paul Morand dessine un «personnage » national de la Russie. Par ces exemples, j'essaie de montrer comment le propos de Morand sur la Russie est à la fois innovateur et limité par les préjugés – les siens et ceux son époque. D'une part, l'auteur utilise des techniques journalistiques pour présenter les Russes, ce qui n'était pas la norme dans les années vingt. D'autre part, il appuie ses propositions sur des conceptions raciales auxquelles n'adhère plus le lecteur contemporain. L'œuvre présente l'univers fascinant de la Russie venant tout juste d'être secouée par la Révolution, alors que Morand lui-même ne semble jamais prendre au sérieux les propositions des révolutionnaires. En conclusion, je dresse un portrait général du personnage russe de Paul Morand. À la surface, ce personnage est jeune, hardi, et très travailleur. En son fond, il contient l'histoire de son peuple, avec les tendances « sauvages » des païens et les tendances voluptueuses de l'aristocratie d'avant la Révolution. Finalement, je suggère que ce portrait soit en même temps une simplification extrême d'un peuple et un essai à demi réussi d'une sociologie du peuple russe de l'époque de Paul Morand.

«De la “charité bien ordonnée” à soi-même : évolution et révolutions allégoriques de la Charité chez certains personnages hugoliens et balzaciens» par Sylvie Goutas, Université de Chicago

Le passage des valeurs de la Charité à celles de la République, qui s'effectue tant dans les mœurs que dans l'art et la littérature du XIXe siècle, apparaît comme une des mutations paradigmatiques de la modernité française des plus remarquables. S'il s'avère relativement aisé de saisir cette évolution dans la peinture postrévolutionnaire, en considérant des œuvres picturales qui représentent soit des allégories de la Charité et de la République, soit des scènes qui mettent celles-ci en action, leur simple repérage dans certaines œuvres romanesques ne suffit pas toujours à dire en quoi celles-ci sont pertinentes et en modifient les données. Par conséquent, leur analyse semble essentielle puisque ces notions participent de l'avènement même de la démocratie en France et, de fait, de celui des nouveaux personnages romanesques que celle-ci promeut. Dans quelques œuvres hugoliennes, dont 1793 et Les Misérables, ainsi que dans Le Père Goriot d'Honoré de Balzac, l'analyse de quelques personnages principaux et secondaires qui constituent le personnel de la charité permet une appréhension plus juste d'événements politico-historiques et des formes romanesques qui en résultent. Alors que ces protagonistes prennent part à la diffusion de ces notions, cette inscription mène par ailleurs à la construction de leur identité, une identité qui se définit dans son rapport à un monde et à une Histoire en pleine mutation, et au sujet de laquelle il est souvent délicat de déterminer si le mode allégorique l'emporte sur la description et l'action.

« The Usurper. The Emergence of a New Literary Type in Stendhal and Balzac» par Monica Olaru, Université de Chicago

Dans la foulée du Premier et du Second Empire, plusieurs romans français sont hantés par l'esprit de Napoléon. Parmi ceux-là, les romans de Stendhal et de Balzac présentent un nouveau type de personnage romanesque, qui ne pouvait émerger que dans le contexte des années 1830. Le personnage doit son ascension au nouvel environnement méritocratique, mais il aspire à une légitimité que seul un prince héréditaire pourrait détenir. Ce nouveau type romanesque est «l'usurpateur ». Julien Sorel et Lucien de Rubempré, nés après la chute de l'Ancien Régime et nourris par les aspirations révolutionnaires, incarnent ce type, tel que le décrit Benjamin Constant dans son ouvrage De l'esprit de conquête et de l'usurpation. Parce qu'ils doivent composer avec leur défaut de naissance, ces hommes sont forcés de chercher la gloire à travers leurs propres accomplissements. Toutefois, les usurpateurs concluent, à contre-cœur, que la gloire est accordée à ceux qui sont nés pour la recevoir. La gloire provient de la légitimité, de la tradition ; on en hérite, on ne la gagne pas ; elle est donnée, et non pas prise. Stendhal et Balzac écrivent tous deux des romans de formation, mais la transformation d'un usurpateur en prince est une impossibilité – d'où le caractère tragi-comique de ces romans. Alors qu'il est en mesure de se transformer lui-même en gravissant les échelons, l'usurpateur ne peut réécrire sa propre naissance en s'inventant de puissants ancêtres. Chateaubriand dit de Napoléon qu'il se plaignait de la même chose : « Oh ! si j'étais mon petit-fils ! » L'usurpateur aurait voulu naître prince, mais il tente de le devenir à travers un projet d'autoconstitution que j'appellerais « l'anticipation de la rétrospection » – une expression empruntée à Peter Brooks, qui l'utilise en un autre sens. En anticipant la gloire future, il agit comme s'il était déjà glorieux. En effet, il prévoit que l'homme futur a besoin que l'homme présent accomplisse des gestes qui, en rétrospective, démontreront que l'usurpateur a toujours été un homme digne de gloire. Sa vie se sépare entre la « petite vie » qui doit être traversée pour arriver à la « grande vie » ; par exemple, Julien Sorel le sait très bien quand il décide, en tant que précepteur des enfants de Mme Rênal (position peu glorieuse), de séduire celle-ci, car il anticipe déjà que le Julien Sorel de l'avenir devra dissimuler son emploi intéressé en le présentant rétrospectivement comme ayant été justifié par l'amour (une passion désintéressée et compatible avec l'homme de la gloire future). L'usurpateur est arrivé de trop fraîche date. Il correspond en tous points à l'homme démocratique tel que le décrit Tocqueville, à la différence près qu'il n'est pas révolutionnaire, mais bien réactionnaire. Il affirme la dignité du prince qu'il s'apprête à supplanter tout en étant en permanence modelé par le projet de son autoformation. Prématurément affaiblis par cette lutte, Julien Sorel et Lucien de Rubempré abandonnent leurs projet ; chacun se révèle avoir été un « peut-être » de la période post-napoléonienne – une figure éphémère de la potentialité sociale qui, à la différence de Napoléon, s'étant préparé pour la «grande vie », ne sort jamais de la « petite ».



Julia Chamard-Bergeron

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Juillet 2009 à 14h36.