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Performance et improvisation d'auteur

par Benoît Cottet
Doctorant à l'Université Paris 8


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions, Performance






Performance et improvisation d'auteur


Quiconque lit le programme d'un événement ou d'un festival littéraire ne s'en étonne plus: employer le mot performance pour désigner les manifestations publiques d'écrivains·es est devenu chose courante. Cet emploi se calque sur celui qui a cours dans les mondes de l'art. Apparu en leur sein dans les années 1960-70, le terme s'y est progressivement imposé comme terme générique englobant l'ensemble des pratiques relevant de l'art action. Reléguant au second plan les appellations proposées dans ces mêmes années par les poètes performeurs[1], il s'est également imposé en littérature, pour y désigner aujourd'hui l'ensemble des pratiques littéraires spectaculaires. En art comme en littérature, les pratiques performancielles se sont en effet sensiblement éloignées de la forme-performance historique. Institutionnalisée et patrimonialisée, la performance y a perdu son caractère subversif. Intégrée aux rouages des grosses machines libérales que sont l'art contemporain et les arts du spectacle, adaptée au régime de visibilité propre à l'ère hypermédiatique, la performance s'offre toutefois, de par l'étendue des marges de manœuvre de son ici-et-maintenant, son indétermination et son hybridité constitutives, la possibilité d'être à la fois au centre et périphérique, et d'accueillir ainsi également les pratiques minoritaires, nouveautés, improbabilités. Elle s'avère de fait en capacité d'être un laboratoire prompt à proposer des gestes esthétiquement féconds[2]. Une définition relativement ouverte de la performance, dans les domaines qui nous intéressent ici, consiste à la présenter comme un mode de publication événementielle consistant en l'instauration d'un cadre spatio-temporel dans les limites duquel ce qui advient constitue une œuvre non objectale[3].


Du fait de la transdisciplinarité du terme, l'impulsion est de rapprocher les mondes de l'art et de la littérature, ou plutôt de prendre acte de combien la performance les rapproche. Il importe de souligner ce voisinage, ce passage, les croisements rendus possibles dans l'événement performance. Nous enquêtons alors hors du livre, en art et littérature: donc en l'un et en l'autre, en les deux, les deux à la fois, ou en tout cas, ensemble. Étant entendu que les mots «hors du livre» désignent ici le moment de la performance, et n'est pas une pétition de principe contre le livre, n'est pas un «sans le livre». Ce dont témoignent un certain nombre de publications, citons par exemple Écrits lus de Paul-Armand Gette, qui rassemble un choix par l'artiste de ses textes lus en public. Ou encore, autre publication au titre évocateur, L'Enregistré de Christophe Tarkos, ouvrage accompagné d'un CD et d'un DVD, et rassemblant dans sa partie livre les transcriptions d'improvisations et textes de performances de l'auteur. On peut également citer les livres de David Antin, qui sont des transcriptions d'improvisations en public, ou Mime Radio de Benjamin Seror, sur le même principe. Ce qui rassemble les artistes et auteurs cités ci-avant, c'est non seulement qu'ils sont aussi performeurs, mais que les textes dont il est ici question ont été publiés en performances avant de devenir des livres. Ces pratiques renouvellent et revitalisent ainsi l'économie du livre, ses processus de composition et d'écriture. Dans les cas de Benjamin Seror, David Antin et Christophe Tarkos, ce sont les techniques d'enregistrement (audio, et également vidéo pour le dernier) qui le permettent. Dans le cas de Christophe Tarkos, il s'agit toutefois d'une édition posthume établie par Philippe Castellin. Dans celui de David Antin, le processus d'écriture est complexifié du fait que le poète performeur ne se contente pas de transcrire les enregistrements de ses talk poems, mais qu'il les réécrit, les augmente, allant parfois jusqu'à allonger certains textes de moitié par rapport à leurs transcriptions initiales. On comprend à la lecture de «L'histoire d'une performance» de Christophe Tarkos que le cheminement n'est chez lui pas tellement éloigné, et ce malgré les différences notables entre leurs pratiques. Christophe Tarkos, à l'instar de David Antin, est invité à performer quelque part, il y improvise, puis cette improvisation devient texte écrit, qui devient livret d'opéra, lui-même devenant un livre, chacune de ses modalités d'existence du texte amenant son auteur à le réécrire: «et c'est ainsi, ainsi que cela se passe pour la plupart des poèmes, qu'une impression devenue une improvisation est devenue un texte»[4]. Mais n'est-ce pas là, plus généralement, le processus «normal» de la production poétique? L'œuvre est processuelle, son écriture également, aucun texte n'apparaît ex nihilo. Et l'on peut considérer, suivant en cela Charles Pennequin, qu'écrire est une manière d'improviser — qu'écrire, performer et improviser sont dans une relation d'équivalence. Car que fait-on, lorsqu'on écrit, sinon improviser sur la page? quand bien même on compose, structure, suture entre eux des matériaux textuels, parfois épars, et ce même lorsqu'il s'agit de matériaux documentaires. En cela, l'œuvre est bel et bien à envisager comme un processus, ce qu'invite notamment à entendre la génétique des arts et littératures[5]. La performance nous rappelle cet état de fait. Comme le dit Jean-Pierre Cometti, c'est là «la manifestation de ce [que] l'art [est] indissociable d'actions qui commencent avec l'engendrement de l'œuvre […] et se prolongent dans le temps de son fonctionnement, c'est-à-dire dans ses modalités d'activation»[6], supposant une exposition, condition minimale de reconnaissance. Réception et transmission s'opérant de concert dans la performance, cette dernière met directement en lumière le fait que l'œuvre est indissociable de ses modalités d'usage, et donc des effets qu'elle produit sur son ou ses public(s).


Par-delà la performance elle-même, le livre n'est évidemment pas le seul support technique de publication possible pour ces pratiques d'écriture. La poésie sonore a, depuis les années 1950, avec François Dufrêne, Henri Chopin, Bernard Heidsieck ou Brion Gysin, employé pour ce faire l'enregistrement audio. Du point de vue de la performance, celui-ci a un avantage incomparable sur le texte écrit, l'inscription phonographique permettant l'écoute. Ce pourquoi Bernard Heidsieck considère que ses poèmes atteignent leur existence pleine non seulement en performance, mais également lorsqu'ils sont retransmis par un support audio. L'enregistrement permet de plus de composer, de monter, de mixer, de faire un poème véritablement sonore, une composition sonore. En ce sens, «hors du livre» peut vouloir dire «sans le livre», et sans la performance de l'ici-et-maintenant. Il convient alors de distinguer entre ce que Roger Pouivet appelle (il parle de la musique rock) un «enregistrement véridique» (c'est-à-dire l'enregistrement live d'une performance, qui a valeur de document: c'est par exemple le cas des pistes vidéo du DVD accompagnant le livre L'Enregistré) et un «enregistrement constructif» (qui est alors une fabrication, celle d'un artefact-enregistrement: c'est le cas des pistes du CD accompagnant ce même livre de Christophe Tarkos, ou encore des travaux enregistrés de Bernard Heidsieck[7]. Chez Henri Chopin, cela tend vers la musique expérimentale, vers le «sonore pur». Henri Chopin différenciait en effet la poésie sonore de la poésie orale, la seconde étant verbale, tandis que la poésie sonore telle qu'il la conçoit se passe du verbal, elle est phonique ou phonatoire, asémantique[8]. Ce rapprochement avec la musique est l'occasion de signaler que la littérature ne déborde pas du livre que par la performance: elle peut le faire par un artefact audio, un artefact vidéo, mais aussi une installation, une exposition, etc. De même qu'elle n'en déborde pas, au sein des arts de la performance (qu'on appelle plus conventionnellement les arts vivants), uniquement par la performance «au sens strict», j'entends par là la forme-performance qui s'est historiquement instituée comme genre artistique dans les années 1960-70 et ce contre l'objet muséable et le «théâtre orthodoxe» — pour reprendre une appellation de Richard Schechner[9]. Les performances d'Anne-James Chaton, par exemple, tendent plus vers le concert électro que vers la performance en art.


La performance est une pratique indisciplinaire, elle est le lieu de la rencontre possible de toutes les pratiques artistiques: musique, danse, vidéo, littérature, théâtre, etc. Elle dépasse d'ailleurs le seul cadre artistique, pensons à la conférence-performance qui, si elle est artistiquement native, prend ses sources dans la pratique de la conférence. Elle est quelque chose comme une marge, un pas de côté de ces disciplines. En même temps, elle est également assimilée à un genre: l'art performance donc, qui dans sa forme canonique est historiquement induit par une ontologie de la présence distinguant entre performance authentique et spectacle, présentation véritable et représentation, et finalement, pour le dire avec Marina Abramovic, entre «la vraie réalité» (qui serait la performance) et la fausse (à savoir le théâtre qui, toujours selon Marina Abramovic, est «haïssable»). Cette vision de la performance est toutefois datée, et repose par ailleurs sur une pensée de la distinction abstraite et idéaliste. Penser la performance aujourd'hui revient plutôt, pour le dire avec Guy Spielmann, à penser l'«événement-spectacle», ce geste esthétique. Comme s'accordent à le dire de nombreuses théoriciennes et théoriciens de la performance, celle-ci reste toutefois difficilement définissable, car plurielle et mouvante, et l'état non arrêté de sa définition est aussi ce qui fait son intérêt et lui assure son succès, en lui permettant au passage de naviguer entre les disciplines, mais également de les faire se croiser entre elles. Notion polysémique, on la retrouve dans le vocabulaire de champs aussi variés que: «la linguistique, la philosophie, l'ingénierie, les sciences et techniques des activités physiques et sportives, les arts du spectacle vivant — en particulier les études théâtrales — l'esthétique, l'anthropologie, les sciences de l'organisation et de la gestion des entreprises.»[10] Au sein des performance studies états-uniennes, un penseur comme Richard Schechner n'hésite pas, pour mieux cerner le performanciel humain, à faire appel à l'éthologie et à la paléoanthropologie[11]. En fin de compte, plus qu'un concept ou une notion arrêtée, la performance est bien plutôt un outil conceptuel aux usages variés. Aussi garderons-nous en tête les mots suivants de Guy Spielmann: «Quiconque aborde […] la théorie de la performance pour la première fois se trouve dans la position de ces explorateurs européens des xve et xvie siècles qui trouvèrent en Amérique des civilisations hautement développées dont jusque-là ils ne soupçonnaient pas même l'existence. Dans de telles circonstances, l'ouverture d'esprit et une certaine humilité s'imposent, sans que s'efface la nécessité d'un regard lucide, et éventuellement critique.»



Benoît Cottet, automne 2018


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[1] Gaëlle Théval, «Poésie: (action / directe / élémentaire / totale…)», dans Jérôme Cabot (dir.), Performances poétiques, Lormont, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2017, p.41-63.

[2] On trouve une riche et intéressante conceptualisation de la notion de geste dans l'essai d'Yves Citton, Gestes d'humanités: Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, «Le temps des idées», 2012.

[3] David Zerbib, «Les quatre paramètres ontologiques de la performance», dans Raphaëlle Cuir et Éric Mangion (dir.), La performance: Vie de l'archive et actualité, AICA France / Villa Arson et Les Presses du réel, 2013, p.198-199, et Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2010, p.17-19.

[4] Christophe Tarkos, «L'histoire d'une performance», op.cit., p.95-96.

[5] Pierre-Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot (dir.), L'Œuvre comme processus, Paris, CNRS, 2017.

[6] Jean-Pierre Cometti, Arts et facteurs d'art: ontologies friables, Presses universitaires de Rennes, «Æsthetica», 2012, p. 35.

[7] Roger Pouivet, Philosophie du rock: Une ontologie des artefacts et des enregistrements, Paris, PUF, «L'interrogation philosophique», 2010.

[8] Henri Chopin, Poésie sonore internationale (+ 2 K7), Paris, Jean-Michel Place, 1979.

[9] Richard Schechner, «Drame, script, théâtre et performance» [1973], dans Performance: Expérience et théorie du théâtre aux USA [1967-2007], éd. établie par Anne Cuisset et Marie Pecorari, sous la dir. de Christian Biet, trad. Marie Pecorari, Montreuil, Théâtrales, 2008, p.44.

[10] Jean-Marie Pradier, «De la performance theory aux performance studies», Journal des anthropologues, n°148-149, 2017, p.287.

[11] Richard Schechner, ibid., et «Vers une poétique de la performance» [1975], ibid., p.73-113.



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Dernière mise à jour de cette page le 11 Janvier 2019 à 18h10.