Atelier

Penser le «postmoderne». Autour d'un débat transatlantique sans échos en Europe de l'Est

Par Alexandru Matei

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Cet article comporte deux volets. Dans le premier, on observera un débat qui a longtemps attendu son heure et qui, aujourd'hui, prend timidement essor; ce débat a lieu entre deux espaces culturels structurants de la modernité: le premier, français – qui représente l'Europe – et le second, anglo-saxon dont les Etats-Unis sont le porte-voix. Des différences d'ordre culturel – qui impliquent des traditions et la définition d'une weltanschaaung – invitent en effet à opposer le „postmodernisme”, terme anglo-saxon, à diverses dérivations de la modernité, par exemple „l'hypermodernité” de Marc Augé et „l'antimodernité” d'Antoine Compagnon.

Dans le second volet, on s'intéressera au débat roumain qui a lieu autour du „postmodernisme”, une décennie après la chute du régime communiste. Y seront énoncées et discutées deux acceptions du terme, différentes et relativement autarciques: l'une est „épistémologique” et est le fait des intellectuels, qui voient dans le postmodernisme un discours non-rationnaliste, nihiliste et anti-déterministe; l'autre est „historique” et l'on a alors affaire à la définition d'un nouveau paradigme littéraire, qui est nécessaire du point de vue historique et esthétique (et s'inscrit astucieusement dans une voie de pensée post-hégélienne dont fait preuve, par exemple, L'Adieu à la littérature de William Marx[i]) et qui vient légitimer une nouvelle génération d'écrivains[ii]. Penser le «postmoderne» aujourd'hui y est l'une des voies du devenir Européen.

Pour les lecteurs français, cet article peut être lu comme un essai d'histoire culturelle. Peut-être ne peuvent-ils s'intéresser de près aux enjeux des débats culturels roumains. Mais je crois pouvoir en déborder le thème et faire entrevoir une guérilla d'influences à la charnière des années 1990. C'est alors que, pour d'aucuns, la manière française de concevoir et de pratiquer la littérature („textualisme”, „phénoménologie”, „mort du sujet” et priorité donnée à „l'inconscient lingustique”) est tombée en désuétude en faveur du modèle anglo-saxon („postmoderne”, „colloquial”, „biographiste” et „quotidien”. Dans la foulée des événements politiques et des retombées culturelles du début des années 1990, le débat „postmoderne” peut être regardé retrospectivement, avant tout, comme l'abandon d'un camp pour un autre ; cet autre camp, mal connu, a pu constituer pour les écrivains et pour quelques intellectuels roumains de l'époque un véritable „paradis” théorique et pratique, dont l'ambiguité et les traditions étaient alors encore peu visibles.

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Une grande victoire est un grand danger. La nature humaine supporte plus difficilement la victoire que la défaite

Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, David Strauss, sectateur et écrivain (1873)

Je crois que, en Roumanie, le problème majeur est de savoir quand (et si) la Modernité prend tout de même fin, après tans d'étranglements et de reprises. Avant de passer aux préfixes et aux suffixes il faudrait s'intéresser de plus près aux… racines.

Monica Spiridon, Mitul iesirii din criza (Le Mythe de la sortie de la crise, 1986)

1. «Postmodernism» contre « hypermodernité»

Identifions, tout d'abord, le point par lequel la pensée «anglo-saxonne» passe à côté de la pensée française dans la théorie du «postmoderne». Selon Stanley Rosen, «le postmodernisme c'est notre moment.»[iii] A qui renvoie ce our? A l'évidence, à tous les lecteurs de l'énoncé, à condition qu'ils sachent lire l'anglais. Il s'agit donc d'un consensus autour d'une langue. Toutes les langues n'utilisent pas un même mot pour dire la même chose. Dans un petit texte consacré au “Postmodernisme en France », Geert Lernout constate que «c'est seulement lorsque les écrivains français s'adressent au monde en dehors de la France (ce qui signifie de façon presque inévitable les Etats-Unis) qu'ils éprouvent le besoin d'utiliser le terme postmodernisme.»[iv] La rupture est évidente. C'est donc en vertu de leur appartenance au monde (dont l'éponyme sont les Etats Unis) que les écrivains français prononcent un mot qui leur est d'ailleurs étranger. C'est, du moins, l'opinion d'un «anglo-saxon». Selon Geert Lernout, cette réserve est due à la conviction française – partagée par Lyotard ou Compagnon – que «Le postmodernisme annonce la fin de l'avant-garde, […] un art qui n'est jamais défini chronologiquement mais qui commence avec Baudelaire et Rimbaud et qui est aujourd'hui encore avec nous.» Cette lecture du postmodernisme est précisément ce qu'on appelle en France, depuis Baudelaire et Rimbaud, «moderne».[v] Ce nous français n'est à l'évidence pas le our anglais. Dans le dictionnaire culturel franco-anglais, nous et us ne sont pas synonymes.
Pour la pensée anglo-saxonne, le postmodernisme est plutôt une «attitude» d'apparente réconciliation : «Une compréhension plus subtile et adéquate du postmodernisme se réalise une fois qu'on le considère non pas une période historique, mais une attitude. […]»[vi] Apparemment, car c'est une attitude anti-élitiste: «Le postmodernisme se déclare anti-élitiste.»[vii] A la différence du «modernisme»: «Les valeurs modernistes sont, à l'heure actuelle et pour la plupart, devenues une monnaie courante dévaluée parce que nous n'avons pas vraiment besoin d'autres Finnegans Wake ou Cantos pisans accompagnés de leurs équipes de professeurs attitrés pour les expliquer.»[viii] Parmi les seize caractéristiques du postmodernisme musical qu'énonce Jonathan Kramer, il y a, en dixième place, le rôle de la technologie: «Le postmodernisme considère la technologie non seulement un moyen de préserver et de transmettre [la musique], mais elle aussi profondément impliquée dans la production et l'essence de la musique.»[ix] On peut facilement remplacer, dans cette citation, «musique» par «art». Ce que les deux auteurs veulent dire par là c'est que le postmodernisme n'est pas un prolongement ou une radicalisation de l'âge culturel moderne, mais une attitude esthétique anti-élitiste sans projet politique à mettre en oeuvre, qui a pour support les développements technologiques, eux aussi destitués de tout us politique. C'est, en gros, ce que «manque» la pensée française, lorsqu'elle passe à côté de la pensée «anglo-saxonne»: une uniformisation sociale qui se traduit par le dialogue sans rivages entre les rangs hiérarchiques, apparemment sans faire acception à personne. Aujourd'hui on sait que ce «postmoderne» aura été plutôt une raison de plus pour que tous contribuent à un échange social et économique accrus. On verra comment l'interprétation française du même terme diffère point par point de celle qu'on vient d'énoncer.
Le cinquantième numéro du Débat[x] insère un «dictionnaire d'une époque» où l'entrée «post-moderne» commence ainsi: «“Post-moderne » dites-vous? Plus de quinze ans après son apparition sur la scène culturelle occidentale, prononcer ce mot fatidique appelle, en France, la même réaction, identique et indéfiniment renouvelée, incrédule et souvent agacée: “Mais voyons, ça n'existe pas!»[xi] L'auteur de l'article concède plus loin que : «Pays largement rural jusque très tard, en butte au poids de l'académisme, la France n'a pas vraiment enregistré, durant l'entre-deux-guerres notamment, le grand tournant urbain de la modernité, ni développé, comme en Allemagne, l'idéologie fonctionnaliste qui l'accompagnait. En outre, le pays berceau de l'art moderne qualifie de “contemporain », époque ou objet, ce que partout ailleurs on nomme “moderne »». [xii]
En d'autres mots, la France a du mal à accepter l'idée du postmoderne dans la mesure où, si elle le faisait, elle devrait accepter que son retard technologique a eu pour conséquence un dégât sur le marché culturel mondial. Car, si une technologie avancée permet une culture avancée, alors cette culture-là n'est pas la culture française. On a essayé de surmonter le problème. Une technologie avancée ne doit nécessairement pas être le fruit d'une forte industrialisation. Ce qui est important est le savoir-faire dans les domaines pionniers du développement. C'est ainsi que la culture française récente a pu se vanter de ses succès dans la techné du langage. Ce fut l'époque de la linguistique promue au rang de science-pilote. Dans la littérature, ce fut l'époque du Nouveau roman, qui faisait preuve d'un intérêt énorme pour la phénoménologie du texte et pour la création d'un lecteur nouveau, comme on disait «homme nouveau». Robbe-Grillet s'en souvient dans le même numéro du Débat: «Nous avions en commun au départ, dans les années cinquante, le sentiment d'être porteurs d'un rapport au monde qui était plus proche de Husserl et de Heidegger que de Bergson. C'est ce mode de conscience nouveau que le public a ressenti comme une coupure […].»[xiii] L'idée n'était pas brillante, alors que Husserl et Heidegger en vulgate n'étaient pas, dans les années 1950, les noms des nouveaux messies de la littérature. A la longue, la proposition postmoderne de John Barth – renoncer à l'hermétisme et s'opposer à l'élitisme – s'est révélée plus originale et plus profonde que le passage de Bergson à Husserl et Heidegger: la première visait une ouverture à la communauté et à l'échange, tandis que la seconde ne faisait que radicaliser un volontarisme prêt à tous les coups pour refonder la représentation du monde sans y changer les coordonnées. Eh bien, si la culture française a démontré ses capacités techniques dans le domaine du langage, le prix en a été un élitisme outrancier qui faisait vieux jeu.
Il nous reste à discuter un dernier point: le postmodernisme comme attitude, et non comme époque historique. Dès lors que la notion de «postmoderne» a pris de l'allure dans un monde culturel qui parle de plus en plus l'anglais, il fallait que les Français trouvent au «moderne» un terme de rechange qui, en dehors du rôle de synchroniser le vocabulaire théorique national avec celui mondialisé, ait l'avantage de maintenir l'individualité de la culture française. Ils n'ont commencé à utiliser le vocable «postmoderne» qu'au moment où ils en avaient déjà une interprétation propre. Prenons le texte d'une conférence faite en 1986, à Wisconsin, «Réécrire la modernité», par Jean-François Lyotard[xiv]. Le philosophe y soutient que le syntagme du titre vaut bien plus que «postmodernité» ou «postmoderne», tout d'abord parce qu'il démontre combien toute périodisation de l'histoire culturelle en termes de pré- et post- est vaine, qui laisse de côté la position du «maintenant». Néanmoins, concède-t-il, «maintenant» ne peut être identifié sans restes, car il apparaît toujours trop tard ou trop tôt. Par rapport à «maintenant», pré- ou post- marquent un excès. Voici donc comment Lyotard formule le rapport du moderne au postmoderne: «Lorsque nous appliquons cet argument [de l'excès] à la modernité, nous pouvons conclure que ni elle, ni la soi-disant postmodernité ne peuvent être identifiées et définies comme des entités historiques clairement délimitées, la deuxième “succédant » toujours à la première. Il faut dire au contraire que le postmoderne est déjà impliqué dans le moderne à cause du fait que la modernité, la temporalité moderne recèlent une tendance à s'excéder dans un autre état qu'elles-mêmes. […] Plus que le postmoderne, ce qui s'opposerait […] à la modernité serait là l'époque classique.»[xv] Pour Lyotard, la postmodernité n'est pas une époque nouvelle non pas parce qu'il s'agirait seulement d'un changement d'attitude, mais bel et bien parce qu'il s'agit d'une même époque. Or, c'est précisément cette dernière assertion qui est réfutée par les tenants anglo-saxons du postmodernisme: «Il y a une différence significative entre les deux esthétiques: le penchant antimoderniste pour les âges d'or du classicisme ou du romantisme perpétue l'élitisme de l'art musical, tandis que le postmodernisme se déclare anti-élitiste.»[xvi] Il faut attendre la fin de la conférence de Lyotard pour lire la définition de la postmodernité en terme de «réécriture de la modernité»: «La postmodernité n'est pas une nouvelle époque. C'est la réécriture de quelques caractéristiques revendiquées par la modernité et surtout de sa prétention à fonder sa légitimité sur le projet de l'émancipation de l'humanité entière par la science et la technique. Mais cette réécriture, comme je l'ai déjà dit, travaille depuis longtemps à l'intérieur de la modernité elle-même.»[xvii]

Quand bien même on oublierait la distinction entre anti-modernisme et postmodernisme, la conception en quelque sorte symbiotique du rapport moderne-postmoderne attire l'attention par l'argument de l'excès. La modernité serait donc tout d'abord une temporalité excessive dont un des débordements serait le post-modernisme, comme une tumeur (bénigne) greffée sur un organisme qui ne cesse d'en produire d'autres. La postmodernité c'est le retour du même et la simple articulation du mot, loin d'en finir avec la modernité, la rappelle a l'instant. Le préfixe «post-» marque donc pour Lyotard un excès du même. A partir de cette interprétation, le «postmoderne» a pu être assimilée par la culture française (et continentale pour une large partie) qui en a donné des synonymes plus précis: hypermodernité chez Baudrillard, surmodernité chez Marc Augé, tardo-modernité chez Vattimo ou, dernier sur la liste, antimoderne par Compagnon : ce ne sont que des prétentions que la modernité se serait arrogées, des apparences différentes en deçà desquelles on retrouve le même. Par la voix de Lyotard, la culture française soutient que, depuis «l'époque classique», nous n'assistons qu'à des avatars (fussent-ils surdimensionnés) du même.

Si pour la culture française il est grand temps de penser et de regarder dans les yeux l'autre, pour les intellectuels roumains il faudrait commencer et viser d'emblée plus loin: faire appel à l'histoire sans vouloir en faire partie à tout prix. A l'époque de la «terre plate», les revendications nominalistes ne peuvent plus viser à la validation réaliste, comme le voudraient les tenants du «postmodernisme roumain». Penser le «postmoderne» aujourd'hui est l'une des voies du devenir Européen.

2. La Trahison du postmoderne

Le postmodernisme – littéraire à tout le moins – a vaincu. C'est ce qui explique la disparition, depuis quelques années, du terme dans les débats menés au sujet de la littérature roumaine contemporaine, concomitante avec son avènement soudain dans des humaniores peu pratiquées chez nous mais très devéloppées ailleurs comme l'anthropologie culturelle[xviii], la théologie[xix] ou la politique[xx]. Une fois que le postmoderne soit sorti du champ restreint des discussions littéraires, les pionniers roumains qui l'avaient acclimaté au milieu des années 1980, c'est-à-dire les littéraires eux-mêmes, qui en avaient inféré la naissance d'un autre paradigme culturel, se font remarquer par un silence lourd. Mis à part le scandale issu par la parution de Omul recent de H.-R. Patapievici, peu consitant, les implications du postmoderne dans les sciences humaines contemporaines sont hautement ignorées par ceux qui avaient fait de leur mieux afin d'ouvrir le débat. C'est que le postmoderne a cessé très vite d'avoir pour eux la signification d'un moyen du savoir. A comparer les dossiers publiés à neuf ans et une révolution anticommuniste distance que les revues Caiete critice[xxi] et Euresis y ont consacré, le lecteur peut se rendre compte des distances qui séparent le premier, écrit malgré la censure et donc en sachant très bien l'incommensurabilité entre ce à quoi réfère le postmodernisme et le contexte social dans lequel ces références s'énoncent, et le second, construit comme en parataxe, au milieu d'une confusion déjà persistante. Car, aujourd'hui, loin d'être un acquis, le postmoderne se traduit par une série de questions qui attendent encore non pas leurs réponses, mais au moins leur énonciation. Quelques-une de ces questions ont déjà été posées au cours du débat de 1986, par exemple dans un article qui aujourd'hui, plus de vingt ans après, me semble encore très actuel: „Mitul iesirii din criza”. C'est là que Monica Spiridon propose une typologie du débat « postmoderne »: modernisme naissant, naïf, dans la version de Lyotard versus modernisme tardif, puis les deux versions « continentales » versus un postmodernisme « paradisiaque », « un fel de de „intruchipare” a constiintei vizionare din Europa romantismului »[xxii] Mais elle fait surtout un constat essentiel, celui que j'ai choisi pour l'un des motos de cet article: le postmodernisme défraye la chronique de la littérature roumaine avant que le problème de la modernité ait été ne serait-ce que posé en des termes consensuels: est-ce qu'il existe vraiment un épuisement de la littérature roumaine moderne ou bien, plutôt, la création artistique en Roumanie est depuis toujours appelée à remplir des formes – et des buts – exclusivement importés? Peut-être l'âge postmoderne aurait-il pu offrir aux littéraires, ce qui semble de nos jours en cours d'acquisition, une halte,une parenthèse dans cette compulsion à rattraper l'Histoire. La véritable trahison du postmoderne n'est donc pas le refus de faire foi aux potentialités infinies de la littérature roumaine à suivre le trend, mais la prééminence du désir par rapport au penser. Plus on veut être postmoderne plus on se refuse l'accès au postmoderne. Je m'efforce donc de me placer à l'intérieur de cette parenthèse historique d'où la volonté toute moderne d'un «postmodernisme roumain» est absente, afin de projeter sur la notion de postmoderne une perspective un peu plus détachée.

En 2007, le débat roumain sur le postmoderne – avec ses variantes: le postmodernisme et la postmodernité – se sera éteint depuis pas mal de temps faute d'une forte motivation des combattants. Le débat a été clos non pas par un accord sur la manière dont il faudrait approcher le terme – ce qui en effet aurait peut-être étonné– mais non plus sur une version généalogique commune d'où le débat pût s'affiner selon les compétences différentes de ceux qui voudraient bien le poursuivre. Le premier malentendu manifesté autour du postmodernisme– paradigme de l'histoire littéraire ou bien nouvelle weltanschauung dotée d'une tradition qui reste encore embrouillée – a eu lieu après la parution de Omul recent de Horia-Roman Patapievici en 2001. A ce moment-là, un schisme est apparu entre les littéraires et les «philosophes», dont l'enjeu essentiel pouvait être expliqué par une double ignorance, d'un côté et de l'autre: les littéraires avaient du mal à s'apercevoir des enjeux idéologiques du postmodernisme dans sa variante originaire, américaine, tandis que les «philosophes» s'intéressaient peu au postmodernisme en tant que courant littéraire, la bataille canonique des littéraires leur semblant dépourvue d'aucune validité dans l'ordre du savoir, et ils n'avaient sans doute pas tort de juger ainsi. D'un côté il y a eu donc la révolte contre une vision «réactionnaire» du monde contemporain– et on s'aperçoit déjà de l'apparition des adjectifs idéologiques – de l'autre, d'une réponse tout aussi outragée contre une nouvelle «gauche» qui s'ignorait elle-même. A posteriori, les deux camps ont rallié des supporters: les littéraires se sont vus défendus par une génération émergeante de penseurs de gauche et/ou libéraux (Sorin Adam Matei et Ciprian Siulea, ou encorela féministe Mihaela Miroiu ), les «réactionnaires» par les penseurs de la tradition et anti-politically correctness, bornés ou non, tels Cristian Badilita ou Traian Ungureanu. Des fissures à l'intérieur même du bloc littéraire ont démarqué des groupes à identités variables, apparus surtout comme conséquence d'une nouvelle configuration du marché littéraire: l'écrivain roumain le plus lié à l'avènement du terme de postmodernisme, Mircea Cartarescu, est l'auteur-emblème de la maison d'éditions qui a publié Omul recent, Humanitas, ce qui contribue au silence que l'écrivain garde précisément à ce sujet et fait que, douze ans après la parution des premiers numéros des cahiers Euresis consacrés au postmodernisme dans la culture roumaine, le noyau du débat se fût de par lui-même noyé sous les différentes prises de positions idéologiques à faible portance théorique mais à forte importance de status pour les protagonistes.

3. Un postmodernisme «épistémologique» et un postmodernisme « historique»

Avant 1995 – et d'ailleurs de nos jours encore, en dehors des chercheurs en philologie théologique ou philosophique, en ce qu'on pourrait appeler les sciences humaines de la tradition – le terme «postmoderne» occupe, dans la culture roumaine, deux discours à enjeux différents et révendiqués de deux traditions différentes elles-aussi. Il y a un postmodernisme «fort», épistémologique, noyau d'un discours qui révise de fond en comble les présupposés de la logique déterministe traditionnelle: Ioana Em. Petrescu[xxiii] et Liviu Petrescu[xxiv] sont relayés dans ce projet, celui de mettre en évidence les transformations dans les procédures cognitives jusqu'aux objets des connaissances par Corin Braga avec sa théorie de l'anarchétype[xxv] et, légèrement décalée, par la théorie de la fictionnalité constitutive des cognitions proposées par Mihaela Ursa[xxvi]. Toutes ces théories, peu intéréssées par le canon littéraire roumain et détachées du positivisme historique que professent les tenants du postmodernisme avides d'histoire, se réclament du versant «illuministe» de la pensée moderne française et de l'épistémologie des sciences qui s'est imposée en France avec la pensée de l'imaginaire de Gilbert Durand, dans la lignée de Jung et de Henry Corbin et du positivisme spiritualiste Gaston Bachelard. Il s'agit d'une notion de «postmoderne» qui prend le contrepied du rationalisme lisse et volontariste des Lumières et qui pourrait être bien mis à la charge de ce qu'Antoine Compagnon appelle «antimoderne»: «résistance au modernisme»[xxvii] si les théoriciens roumains qui s'y sont adonnés avaient pensé à mettre à profit le contexte idéologique dans lequel une telle épistémologie puise ses premiers énoncés: le romantisme français déliquescent, celui du Second Empire (1852-1870).

Mais le postmodernisme le plus disputé en Roumanie n'est pas celui-ci. C'est un terme soft dont la portée historique est faible et qui ne vise que de se démarquer du «modernisme», selon un schéma prise à la culture de l'après-guerre des Etats-Unis, où John Barth, par exemple, oppose la littérature de l'épuisement à la littérature du renouvellement[xxviii]. Comprendre le «postmoderne» en rapport seul au «modernisme» est synonyme d'un oubli de la modernité qui est on ne peut plus moderne. Par ailleurs, la notion de «postmodernisme» aurait pu mieux fonctionner si, comme aux Etats-Unis, il y avait eu en Roumanie une société qui aurait fonctionné selon les lois du capitalisme tardif (Fredric Jameson) ou de la société du spectacle (Guy Debord). En l'absence absolue d'une telle réalité sociale, économique et culturelle – post-industrielle, communicationnelle, de la prééminence du visuel, démocratique et critique – le postmodernisme roumain promu par quelques écrivains de la génération de 1980 a été un pur bovarysme, dans le pire cas et un excellent moyen d'autopromotion, dans le meilleur. Comment peut-on autrement considérer aujourd'hui ce vœu de Ion Bogdan Lefter, dans le même débat de Caiete Critice auquel j'ai déjà fait référence: «Ceea ce conteazâ înainte de orice e definirea «corectâ» a conceptului si utilizarea lui tot «corectâ», astfel încît denumireaasupra careia convenim sa acopere o realitate.»[xxix] D'ailleurs, le numéro de Euresis qui s'y consacre neuf ans après en témoigne aussi. L'article le plus important qui porte sur «The Debate Around Postmodernism in Romania in the 1980s», signé par Magda Carneci, tâche d'acclimater dans un pays à peine post-communiste un terme pris à la culture américaine, profitant précisément de la force d'un événement syncronisateur: la révolution anticommuniste est contemporaine de la chute du mur de Berlin. Un âge du renouvellement ferait ainsi suite à l'âge de l' «exhaustion» non seulement dans le registre du social, du politique ou de l‘économique, mais aussi et notamment dans celui culturel: «Romania modernism – after being artificially interrupted during the 1950s – was revived in apparently fresh forms in the 1960s, but became completely exhausted of its creative disponibilities in the 1970s. (...) Modernism was a close cultural structure, on the way of historicization at the beginnning of the 1980s, when a new literary/cultural paradigm was just emerging.»[xxx]

Ce qui est remarquable dans cette citation ce n'est pas seulement la reprise dans un discours de l'histoire littéraire des balises qui orientent la reconstruction historique du communisme roumain– imposition extérieure en 1950, tendance nationnalisante en 1960, arrivée au comble avec le fameux discours de Nicolae Ceausescu du balcon cu Comité Central du Parti Communiste Roumain le lendemain de l'invasion en Tchécoslovaquie (le 21 août 1968), épuisement politique de son génération surtout après 1980, où un nouveau paradigme politique s'annonce après l'avènement au pouvoir deMikhail Gorbatchef en 1984 – mais aussi l'hésitation à nommer le paradigme postmoderne littéraire ou culturel. C'est que les «postmodernistes» roumains de l'époque n'avaient la moindre idée des options idéologiques impliquées par l'adhésion au postmodernisme en dehors de la dimension strictement générationnelle de ce terme. En gros, pour eux– et c'est la critique la plus considérable que je puisse leur opposer – le postmodernisme était pour eux un terme global dont l'étude se dispenserait de remontées sur les fils des différentes traditions de pensées. Certes, à cette méconaissance contribuait une certaine confusion persistante de nos jours sur le «canon postmoderne», une construction encore une fois américaine à part entière où figurent des penseurs français de la modernité «désenchantante», tels Maurice Blanchot, Roland Barthes et Michel Foucault qui ne faisaient, eux, et dans les meilleurs des cas, que poursuivre les explications d'un changement de paradigme épistémique ayant eu lieu, à ne pas douter, en 1789.

4. En guise de conclusion

Il me semble donc que les deux discours sur le postmoderne en Roumanie pèchent chacun de son côté, bien que chacun d'eux ait rénové le champ du débat sur la modernité mené auparavant entre un autochtonisme qui avait des liens puissants avec la pensée allemande[xxxi] et une ouverture aux altérités, esthétiques et politiques, qui avait été le fait des avant-gardes et était arrivée à son comble durant les premières décades du XXe siècle. Les tenants du changement de paradigme épistémique accolent le terme «postmoderne» sur un débat bien plus vaste qui confronte deux concepts de la modernité. Cet anachronisme est exemplaire de l'essai de Corin Braga De l'archétype à l'anarchétype. L'essayiste y cherche à dépasser la postmodernité comprise comme la fin de la modernité, nihilisite et destructive– un même paradigme donc – dans une post – post-postmodernité augurale dotée d'une épistémologie plurielle, réenchantante[xxxii], détachée de l'intégrisme humaniste révolutionnaire, épistémologie réactionnaire s'il y en a, qu'incarne par exemple Joseph de Maistre dans cette fameuse citation: «J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc.; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan, mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon insu.»[xxxiii] Or, il s'agit bien plutôt du paradigme, si c'en est un, j'en doute mais enfin, antimoderne, sur les pas d'Antoine Compagnon pour qui l'antimoderne est toujours et tout d'abord un véritable moderne: «Les véritables antimodernes sont aussi, en même temps, des modernes, encore et toujours des modernes, ou des modernes malgré eux.»[xxxiv] Les autres, ceux qui encensent le postmodernisme littéraire, roumain de surcroît, auront compris depuis longtemps que ce n'est plus qu'un ethos à retrouver dans toute l'histoire de la littérature, depuis Rabelais et passant par Laurence Sterne, à définir selon une histoire des mentalités positiviste, d'un côté, et selon l'influence de la société de masse dont Irving Howe a donné une image nette dans un article qui fêtera bientôt son jubilé: Mass Society and Postmodern Fiction, 1959[xxxv].

Ce que je me suis attaché à démontrer dans ce texte est la dimension culturelle irréductible de la notion de postmoderne dans un court aperçu comparatif entre la prise en charge du terme aux Etats-Unis – essentiellement jubilatoire car couronnant l'essor de la société de masse communicationnelle[xxxvi]- et sa prise en charge française qui voit dans la postmodernité– sous couvert de fin de la modernité, hyper- ou sur-modernité– l'effondrement de toutes les illusions quant à la refondation de la société et de l'homme à la rigueur par la rupture de la révolution.


Pages associées: Etudes culturelles.



[i] William Marx, L'Adieu à la littérature. Histoire d'une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle, Paris,Minuit, 2005. La dialectique de la littérature que l'auteur y esquisse, dont la dernière étape doit encore se réaliser, prolonge d'un côté les études de Jacques Rancière sur la révolution dans le partage du sensible à l'aube du XVIIIe siècle; de l'autre part, elle subit les critiques d'Antoine Compagnon («Adieu à la littérature, ou au revoir?», Critique, vol. 22, no 706, 2006, p. 291-301) sur la manière de formuler «l'idée de la littérature», c'est-à-dire sur l'objet de recherche de W. Marx et sur le rapport qu'il établit entre le discours de la littérature et d'autres discours portés sur le devant de la scène publique au XIXe siècle, notamment les sciences, dont la prise en compte aurait fait entorse à la «mécanique trop huilée» de la rhétorique.

[ii] J'ai en vue le livre de Colin Davis et Elizabeth Fallaize, French Fiction in the Mitterrand Years: Memory, Narrative, Desire, Oxford, Oxford University Press, 2000, où le roman Lac de Jean Echenoz illustre la dimension «postmoderniste» du roman français aux années 1980, et ses comparses de chez Minuit avec (Patrick Deville, Eric Chevillard et Jean-Philippe Toussaint au début de leur carrière, Christian Oster, etc.). Et cela en dépit des déclarations de l'écrivain lui-même qui rejette la validité de cette appellation en littérature.

[iii] «Postmodernism is our moment» Stanley Rosen, «Kojève à Paris. Chronique», in Cités no 3/2000, Paris, PUF, p.206.

[iv] «It is only when French writers address the world outside France (which for them almost inevitably means the United States) that they feel the need to use the term postmodernism» Geert Lernout, «Postmodernism in France», in International Postmodernism. Theory and literary practice, edited by Hans Bertens, Douwe Fokkema, John Benjamin's Publishing Company, Amsterdam/Philadelphia, 1997, p. 353.

[v] «Postmodernism signals the end of the avant-garde, […] a kind of art that is never temporally defined but that begins with Baudelaire and Rimbaud and that is still with us today. Postmodernism on this reading is precisely that which has been called “modern” in France since Baudelaire and Rimbaud», ibidem, p. 355.

[vi] «A more subtle and nuanced understanding of postmodernism emerges once we consider it not as a historical period but as an attitude» Jonthan D. Kramer, «The Nature and Origins of Musical Postmodernism» in Current musicology, nr. 66, 2001, p.8

[vii] «[…] postmodernism claims to be anti-elitiste»; ibidem, p. 7

[viii] John Barth, «La littérature du renouvellement», in Poétique nr. 48/1981. (titre original: «The Literature of Replenishment», The Atlantic Monthly, january 1980)

[ix] «Postmodernism considers technology not only as a way to preserve and transmit music but also as deeply implicated in the production and essence of music»: Jonathan D. Kramer, art. cit. in op. cit., p. 10

[x]

Le Débat no.50, 1988

[xi] Félix Torrès, «Post-modernisme», in Le Débat, nr. 50/1988, p. 213.

[xii] Idem, p. 214.

[xiii] Alain Robbe-Grillet, «Les étapes du Nouveau roman», entretien avec Jacques Bersani, in Le Débat, nr. cit., p. 270.

[xiv] Jean-François Lyotard, L'Inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988; ed. rom., Inumanul, Cluj-Napoca, Idea Design & Print, 2002, p. 25-35.

[xv]

Idem, p. 26

[xvi] «There is a significant difference between these two aesthetics: antimodernist yearning for the golden ages of classicism and romantism perpetuates the elitism of art music, while postmodernism claims to be anti-elitist», Jonathan D. Kramer, art. cit., nr. cit., p.7

[xvii] Lyotard, L'Inhumain, éd. citée, p. 34

[xviii] Gabriel Troc, Postmodernismul in antropologia culturala (Le Postmodernisme dans l'anthropologie

culturelle), Bucuresti, Polirom, 2006.

[xix] Mihail Neamtu, Gramatica ortodoxiei. Traditia dupa modernitate (La Grammaire de l'orthodoxie. La Tradition après la modernité), Bucuresti, Polirom, 2007. Les occurrences du postmoderne n'y sont pas centrales, mais un débat est engagé concernant la place de la foi dans la société post-totalitaire.

[xx] C'est à cet endroit que l'on peut citer le livre de Horia-Roman Patapievici, Omul recent (L'Homme récent), Bucuresti, Humanitas, 2001 qui, entre tous, semble plus doctrinaire et ignore l'origine américaine du débat «postmoderne».

[xxi]

Caiete critice, nr. 1-2/1986: «Un model teoretic: Premize, repere» («Un modèle théorique: prémisses,

repères»), pp. 5-152 et Euresis. Cahiers roumains d'études littéraires: «Le postmodernisme dans la culture

roumaine», nr. 1-2/1995, pp. 3-308

[xxii] Monica Spiridon, «Mitul ieşirii din criză» («Le mythe de la sortie de la crise»), in Caiete critice nr. 1-2,

1986, p. 83.

[xxiii] IoanaEm. Petrescu, Ion Barbu si poetica postmodernismului(Ion Barbu et la poétique du postmodernisme), Bucuresti, Cartea Romaneasca, 1993 et Modernism. Postmodernism. O ipoteza (Modernisme, Postmodernisme. Une hypothèse), Cluj, Casa Cartii de Stiinta, 2003.

[xxiv] Liviu Petrescu, Poetica postmodernismului (La Poétique du postmodernisme), Pitesti, Paralela 45, 1996

[xxv] Les deux derniers chapitres de Corin Braga, De la arhetip la anarhetip (De l'archétype à l'anarchétype), Bucuresti, Polirom, 2006

[xxvi] Mihaela Ursa, Scriitopia sau fictionalizarea subiectului auctorial in discursul teoretic (L'Ecritopie ou la fictionnalisation du sujet de l'auteur dans le discours théorique), Cluj-Napoca, Dacia, 2005.

[xxvii] Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 9.

[xxviii] John Barth, «The Literature of Exhaustion», in The Atlantic Monthly, 1967 et «The Literature of Replenishment», The Atlantic Monthly, 1980.

[xxix] «Ce qui compte avant tout, c'est la définition “correcte” du concept et son emploi tout aussi “correcte”, de sorte que le nom auquel on s'accorde de donner une signification recoupe une réalité.» Ion Bogdan Lefter, «Secvente despre scrierea unui “roman de idei”», («Séquences sur l'écriture d'un “roman d'idées”»)in Caiete critice, nr. cit., p. 140. Le positivisme d'un tel souhait renvoie au volontarisme scientifique de Zola, d'un côté, et confirme, de l'autre, son inscription immédiate dans le zeitgeist américain du postmodernisme vu comme «incarnation de la conscience visionnaire de l'Europe du romantisme». (Monica Spiridon, op. cit., p. 83)

[xxx] Magda Carneci, op. cit., in Euresis, nr. cit., p. 174.

[xxxi] Là encore il faut révérer le travail de pionnier mené par Monica Spiridon qui, dans l'article déjà cité, critique à plusieurs reprises le refus de Constantin Noica à comprendre la pensée des relativistes tels que Feyerabend dans une anthologie publiée en 1981 en allemand. Pour plus de détails, voir Monica Spiridon, art. cité in Caiete critice, nr. cité, p. 85

[xxxii] Alors que «il reste à vivre dans un monde désenchanté sans vouloir le réenchanter» selon le phénoménologue déconstructionniste français Jean-Luc Nancy (entretien paru dans Le Monde, 29 mars 1994)

[xxxiii] Joseph de Maistre, Considérations sur la France, in Ecrits sur la Révolution, Paris, PUF, 1989, p. 145.

[xxxiv] Antoine Compagnon, op. cit., p. 7.

[xxxv] Essai paru dans la revue de gauche Partisan Review, été 1959, no 420.

[xxxvi] La consécration en a été faite dans le livre du journaliste américain Thoms Friedman The Earth is Flat (2005)



Alexandru Matei

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Dernière mise à jour de cette page le 27 Mars 2009 à 11h08.