Atelier




«Nous n'avons pas lu le même livre», par Bérenger Boulay

Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes" 2012-2013.
Séance inaugurale (12 octobre 2012): Le donné et le construit (1). Avec Carlo Ginzburg.




«Nous n'avons pas lu le même livre».



C'était il y a plus d'un an, à la fin de l'hiver ou au début du printemps, ici-même, à l'ENS, mais de l'autre côté de la cour, dans le couloir du Centre d'Études Anciennes. Arnaud Welfringer et moi attendions Frédérique Fleck, pour discuter d'un projet de séminaire qui devait s'intituler «textes anciens et théorie», ou quelque chose comme ça. Frédérique Fleck terminait de donner un cours, nous étions en avance et, pour tuer le temps, je proposais à Arnaud Welfringer de lire un article que je venais d'écrire et que je m'apprêtais à envoyer à une revue qui consacrait un numéro aux travaux de Carlo Ginzburg. Dans cet article, je traçais un parcours à travers quelques ouvrages de l'historien, en faisant un sort particulier au recueil intitulé Le Fil et les traces et en insistant sur «la sensibilité littéraire», voire «formaliste», de Carlo Ginzburg. J'ai en effet un intérêt particulier pour tout ce qui concerne les rapports possibles entre le formalisme et l'histoire, et je pense trouver à ce propos de nombreuses suggestions dans les travaux de Carlo Ginzburg. Arnaud Welfringer avait lui-même lu le recueil, dont la traduction venait de paraître quelques mois plus tôt, mais il ne le reconnut que partiellement dans la description que j'en donnais. Commentaire amusé d'Arnaud Welfringer à l'issue de la lecture de mon article: «nous n'avons pas lu le même livre».

En prononçant cette phrase, il avait peut-être à l'esprit un article de Michel Charles qui venait également de paraître, dans le n°164 de la revue Poétique. Michel Charles y commente en effet la «formule», qu'il estime «juste», «selon laquelle, dans la polémique, on en arrive à se demander si l'on a bien lu le même texte». Ce qu'on a coutume de considérer comme différentes lectures d'un même texte, d'un texte donné, gagnerait, selon Michel Charles, à être considéré comme une «pluralisation» ou une «multiplication» du texte. À partir d'un même matériau, différentes lectures, différents commentaires, construisent des textes différents par des opérations de «sélection», de «combinaison» et de «mises en relief».


Implications et échos hyperconstructivistes.

 Affirmer que le commentaire construit son objet et que deux commentateurs qui ne s'accordent pas n'ont en fait pas «lu le même texte» peut s'entendre de deux manières. Dans la perspective d'un constructivisme modéré, on met l'accent sur l'interaction du texte et du lecteur. Dans la perspective d'un constructivisme radical, par contre, à la manière de Stanley Fish dans une série d'articles initialement parus en 1980 et récemment traduits en français sous le titre, Quand lire c'est faire, on minore l'idée d'une interaction et on met l'accent sur la part active du lecteur ou du commentateur (qui peut toutefois se voir condamné à n'être que la voix d'une classe, d'une communauté, d'une épistémé ou d'une époque à laquelle il «appartient» et qui le détermine). Ce sont les lecteurs qui produisent les textes, qui les «font», dit Stanley Fish, qui oppose par ailleurs deux modèles d'activité critique: une critique régie par un objet autonome, d'une part, et une critique constitutive de son objet, d'autre part. En ce qui concerne les études littéraires, Stanley Fish ne semble pas croire au premier modèle – celui de la démonstration qui se fonde sur une conception de la vérité comme correspondance à un objet préexistant au savoir  –; il défend le second modèle, qui est celui de la persuasion.

Face au constructivisme radical d'un Stanley Fish, on peut bien sûr se poser la question de l'incidence de la théorie sur la pratique, de la métacritique sur la critique. Comme l'avait souligné Florian Pennanech lors de la journée d'étude sur la théorie des textes possibles qui avait conclu le séminaire l'année dernière, les théoriciens et les commentateurs qui brandissent des slogans hyperconstructivistes, proclamant l'inexistence du texte, ne se débarassent pas si facilement de conceptions et de pratiques textualistes. D'un côté, on répète à l'envi la formule de Jacques Petit – «le texte n'existe pas» –, mais d'un autre côté, on ne cesse de concéder, en théorie ou en pratique, qu'en fait si, bien sûr, le texte existe bien avant d'être lu ou commenté et que le lecteur n'est pas son seul producteur.


Vers un constructivisme modéré.

Rares sont peut-être finalement ceux qu'une épistémologie constructiviste – qui souligne que le savoir construit son objet – conduit à des pratiques radicalement différentes de celles de leurs collègues qui croient à l'existence du texte; rares, en tout cas, sont les critiques qui défendent un constructivisme radical.

Dans sa préface à Quand lire c'est faire, Yves Citton, tend par exemple à atténuer le constructivisme de Stanley Fish en proposant de distinguer deux sens du verbe faire, to make, dans la fameuse phrase: «Les interprètes ne décodent pas les poèmes: ils les font».

Dans un premier sens, écrit Yves Citton, le modèle sous-jacent est celui du créateur (...) qui donne être à quelque chose qui n'existait pas avant lui. C'est sur la base de ce premier sens (de production) que les critiques se gaussent de l'absurdité de la phrase de Fish: de même que c'est évidemment le boulanger qui produit le pain (et non le client, qui l'achète et le mange), de même est-ce évidemment le poète qui produit le poème (et non le lecteur, qui le déchiffre).

Il est pourtant, poursuit Yves Citton, un second sens du verbe to make qui est bien plus approprié (....) l'anglais emploie le même verbe (...) pour dire qu'une mauvaise nouvelle me rend triste ou que des cacahuètes trop salées me rendent assoiffées (...). Pour être plus littéral, et plus littéraire, il ne faudrait pas dire que les interprètes «font» les textes, mais que, en présence d'un texte déjà fait, les interprètes peuvent en faire un poème. Il ne s'agit pas de créer, mais d'utiliser.

On a bien là affaire à une reformulation quasi objectiviste avec ce pronom «en», grâce auquel «faire quelque chose» («Faire un poème») devient «en faire quelque chose» («faire d'un texte un poème», par exemple): le pronom redonne une existence au texte antécédente à toute lecture ou à tout commentaire. Stanley Fish lui-même, après coup, dans la postface à la traduction française, atténue un peu son propos, en écrivant que «les membres de communautés interprétatives différentes» «font» des «textes différents», mais «dans un sens très affaibli» du verbe faire.

Il faut encore préciser que le propos de Stanley Fish porte principalement sur l'interprétation, d'une part, et sur l'appréciation esthétique, d'autre part. Il s'agit d'abord pour lui de la question du sens que l'on donne aux textes et des qualités littéraires, poétiques, qu'on leur reconnaît ou qu'on leur confère (il semble que pour lui les deux questions soient liées). C'est sur ces deux points de la signification et de la littérarité que Stanley Fish défend, dans Quand lire c'est faire, un hyperconstructivisme que vient seulement sauver d'un subjectivisme radical la notion de communauté interprétative, soit l'ensemble des normes qu'un groupe partage, et qui conditionne et détermine finalement les interprétations et les jugements esthétiques. «L'interprétation n'est pas l'art d'analyser mais l'art de construire», écrit Stanley Fish. Mais, d'une part, cela ne signifie peut-être pas que la construction et l'analyse sont incompatibles, et, d'autre part, cela n'interdit pas d'envisager une analyse littéraire qui, justement, ne soit pas une interprétation.


Radicaux et modérés.

Si l'on pense que la construction et l'analyse sont incompatibles, on doit choisir entre un objectivisme radical, qui impliquerait la possibilité d'une analyse pure de toute construction (certains parleraient aussi de «positivisme») et un constructivisme radical, ou un hyperconstructivisme, qui nierait la possibilité de l'analyse et de la démonstration pour ne reconnaître que la seule persuasion. On se revendiquera en revanche d'un réalisme critique ou d'un constructivisme modéré si l'on considère qu'une épistémologie constructiviste n'implique pas de renoncer à une conception de la connaissance comme correspondance à des objets qui préexistent au discours du savoir, si l'on admet en somme la possibilité de l'interaction entre donné et construit, objet et sujet, texte et commentaire.

Je ne pense pas que l'objectivisme radical soit représenté parmi les organisateurs du séminaire, qu'il s'agisse de l'équipe de l'année dernière ou de celle, en partie renouvelée, de cette année. S'il y a un débat qui a pu affleurer au cours de l'année dernière, c'est plutôt, je crois, un débat entre constructivisme et hyperconstructivisme. Et l'on aurait peut-être tort de considérer que le séminaire est traversé par ce débat parce qu'il fait se rencontrer des commentateurs ou des philologues, d'un côté, et des théoriciens, de l'autre. D'une part, il n'est pas certain que ces deux figures, du commentateur et du théoricien, soient toujours incarnées dans des personnes distinctes; d'autre part, s'il est vrai que, traditionnellement, les philologues semblent moins enclins au constructivisme que les théoriciens, il reste que la philologie et la théorie sont elles-mêmes, chacune à sa manière, traversées par la question de l'interaction du donné et du construit. C'est bien, dans un cadre épistémologique globalement constructiviste que nous pouvons débattre, entre modérés et radicaux.

Il ne s'agissait peut-être pas d'un reproche, mais on m'a un jour décrit, en des circonstances qui n'étaient pas tout à fait anodines, comme un partisan du «juste milieu» épistémologique entre réalisme et relativisme. Ce portrait ne me parut certes pas tout à fait erroné, mais il me laissa une impression désagréable dans la mesure où il pouvait impliquer une posture dans laquelle je ne me reconnaissais pas, ou dans laquelle je ne voulais pas me reconnaître. Cette posture, c'est celle d'un «centrisme» qui consisterait à penser que les choses ne sont jamais ni toutes noires ni toutes blanches, mais qu'elles sont en fait grises. Avec le recul, je me demande si le constructivisme modéré ne peut pas plutôt être pensé comme une illusion de gris, comme un «gris typographique», cette expression renvoyant à l'impression globale produite par la vision d'un imprimé. Le gris typographique, c'est le résultat de la présence de caractères noirs sur une page blanche, ce n'est donc pas un juste milieu entre le noir du texte et le blanc qui pourrait alors symboliser la part du lecteur, la place du commentateur; c'est une impression d'ensemble, produite par la juxtaposition et la confrontation permanente du blanc et du noir; ce n'est plus le modèle d'un juste milieu entre le blanc et le noir, le commentateur et le texte, le sujet et l'objet; c'est le modèle d'une juxtaposition de contrastes, de tensions et de conflits locaux entre deux pôles en interaction.


 Construction et analyse.

Comme me l'a tout récemment fait remarquer Sophie Rabau, si l'on veut, comme je le suggère, défendre un constructivisme modéré, dans le cadre duquel la construction ne s'opposerait pas à l'analyse, il convient alors de dire ce qu'est le donné dans les études littéraires. C'est là, sans doute, que les difficultés commencent.

Dans Les Limites de l'interprétation et, surtout, dans Interprétation et surinterprétation, qui prolongent en quelque sorte au début des années 90 les controverses de la décennie précédente opposant les tenants de la liberté interprétative du commentateur aux partisans de l'autorité du texte, Umberto Eco nous offre un premier modèle de constructivisme modéré, reposant sur l'idée d'un «lien dialectique entre l'intentio operis [l'intention de l'œuvre ou du texte] et l'intentio lectoris [l'intention du lecteur]». L'intention de l'œuvre ou du texte «est le résultat d'une conjecture de la part du lecteur», concède Umberto Eco, dont certaines formules semblent parfois tirées d'un article de Stanley Fish. Ainsi, toujours dans Interprétation et surinterprétation: «le texte est un objet que l'interprétation construit au cours de l'effort circulaire qui consiste pour elle à se valider à partir de ce qu'elle façonne comme son résultat», c'est le fameux «cercle herméneutique». Mais Umberto Eco précise immédiatement que l'on peut, selon lui, prouver une conjecture qui porte sur l'intentio operis, en la soumettant «au contrôle du texte comme tout cohérent». «La cohérence textuelle interne contrôle les parcours du lecteur, lesquels resteraient sans cela incontrôlable», précise-il encore. Une interprétation d'un texte donné doit donc être rejetée si elle peut être contredite par confrontation à une portion de ce texte, nous dit en somme Umberto Eco, qui associe ainsi, après de nombreux autres, les idées d'œuvre et de texte littéraires à celles d'unité et de cohérence. Or, on touche ici à un sens du mot «texte» pour lequel la formule «le texte n'existe pas» se révèle particulièrement efficace: si le texte est un tout absolument unifié et cohérent qui existe avant toute interprétation, alors il y a fort à parier que le texte littéraire, en effet, la plupart du temps, n'existe pas; et Richard Rorty peut aisément répondre à Umberto Eco «qu'un texte n'a jamais que la cohérence qu'il lui est donné d'acquérir lors du dernier tour de la roue herméneutique». Surtout, le modèle de la «dialectique entre l'intentio operis et l'intentio lectoris» échoue à expliquer que différentes lectures cohérentes, éventuellement contradictoires, puissent être proposées d'un même texte sans qu'aucune ne puisse être déclarée meilleure que l'autre. Sur ce point, je renvoie par exemple à la communication d'Arnaud Welfringer, «Les animaux des Fables sont-ils des personnages? L'effet-personnage dans le commentaire», communication dont vous trouverez le texte dans la section «Anachronies» de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.  

Dans cette communication, Arnaud Welfringer entendait montrer que les Fables de La Fontaine, qu'il s'agisse du recueil considéré dans son ensemble ou de chacun des textes pris isolément, n'existent pas comme textes univoques, dotés d'une et d'une seule cohérence, mais sont traversés par (au moins) deux régimes textuels, un régime didactique, dans lequel les animaux peuvent être appréhendés par le lecteur comme des figures, et un régime narratif, dans lequel ils peuvent acquérir le statut de personnage. «Le personnage, écrit Arnaud Welfringer, est ainsi l'effet d'une authentique co-construction où le lecteur joue (au moins) à part égale avec le texte», et non l'effet «d'une soumission passive du “lecteur modèle” à un programme textuel qui serait unique». On aura sans doute reconnu un autre paradigme constructiviste, sans doute moins modéré que celui d'Umberto Eco, dans la mesure où il laisse une plus grande part au point de vue et à l'activité du lecteur et où il ne se soucie guère d'évaluer les interprétations, mais tout de même moins radical que celui qui affleure dans certains articles de Stanley Fish, dans la mesure où il donne bien pour programme l'analyse des textes et la description, par la modélisation, des conditions de possibilité objectives de la multiplicité des interprétations, de la multiplication du texte par la lecture, des différents textes qu'il est en somme possible de construire dans un même texte. Ce second modèle est bien sûr celui qui est développé par Michel Charles dans Introduction à l'analyse des textes et dans l'article que je mentionnais au début de cette introduction.

Nous aurons sans doute l'occasion de revenir au cours de l'année sur ce second modèle, dans lequel la question posée par Sophie Rabau, «qu'est-ce qui est donné?», n'est peut-être pas encore résolue. Il se peut d'ailleurs que la question de l'interaction du donné et du construit, que j'ai proposée comme fil directeur du séminaire cette année, soit seulement un point de départ et qu'il faille à terme recourir à un autre couple notionnel. À titre personnel, je le remplacerais peut-être par contraintes versus possibles, mais nous avons toute l'année pour y réfléchir, avant la journée d'étude finale le 07 juin 2013.



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Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Juillet 2013 à 0h36.