Atelier

La parodie joue un rôle paradoxal dans la problématique de la modernité : en un sens elle marque l'apparition, selon une représentation communément admise, d'un lecteur critique capable de jouer avec le code littéraire (Cervantès étant alors un auteur fondateur). Mais la vitalité contemporaine de l'univers parodique peut aussi se comprendre en termes quasi-sociologiques comme ce qui brise le cercle autotélique. En effet, la dégradation parodique implique un double front. Elle met toujours en jeu l'hypotexte connu avec un contexte nouveau, dans une confrontation inédite et signifiante. Cette interrelation de l'hypotexte avec le contexte permet de comprendre que la parodie peut viser l'un ou l'autre. Don Quichotte pointe la défaillance d'idéaux livresques devenus dangereux par rapport à un monde réel, à accepter dans une veine réaliste picaresque. Ce ne sont pas les prostituées de l'auberge qui sont moquées, mais le burlesque décalé et ridicule du discours d'un Amadis de Gaule tout droit sorti d'un livre, en divorce irrémédiable avec le monde. Dans « la Cigale », en revanche, Anouilh (Jean Anouilh, Fables, Editions de la Table Ronde, 1962) vise la perversion d'un monde où la séduisante victime de La Fontaine est devenue une demi-mondaine calculatrice, au cynisme supérieur même à un banquier de renard. C'est alors le monde contemporain qui se discrédite et déchoit sous le regard sévère d'une époque aux mœurs et aux valeurs morales regrettés. Cela peut se réaliser parfois de manière extrêmement économique, en ne changeant rien à l'hypotexte : en un sens toute citation, parce qu'elle instaure un nouveau contexte, est ainsi parodique, quelle que soit sa visée. De là la possibilité d'une interprétation post-moderne de la parodie, liée à la conscience mortifère que dire n'est que répéter (comme l'avaient constaté, pour la dernière fois sans regret, les Anciens de la Querelle avec les Modernes à la fin du XVIIe siècle français). Comment dire encore innocemment à une femme très cultivée qu'on l'aime sans être réduit à rabâcher un texte atrocement amoindri et poncifié (Umberto Eco, Apostille au Nom de la Rose, « Biblio essais », Le Livre de Poche, 1985, p.77)? Il faut alors pouvoir accepter cette dimension parodique et tragiquement ironique. L'héritage de la parodie, descendant peut-être de la pensée des Lumière visant à faire du lecteur un citoyen libre-penseur, sensible à l'antiphrase sous-jacente, est alors pris en charge par les lecteurs de la fin du XXe siècle, qui ne retrouveront plus « l'innocence » d'une lecture au premier degré. La mise en relation du texte et du contexte, moteur de la parodie, permet d'échapper à cette fermeture du texte sur lui même, à cette téléologie entièrement tournée vers le jeu et le contre-jeu du lecteur avec le code littéraire, objet unique de l'écriture jusqu'à gommer toute référence au monde (Antoine Compagnon, « Le monde » in Le Démon de la théorie, le Seuil, « Essais », 1998, p.111 et sqq.) Le monde contemporain fait battre avec une force probablement inégalée dans les époques antérieures le cœur de cet univers parodique. On peut songer à de très nombreuses publications ou à des spectacles comiques variés, héritiers toutefois de pratiques bien plus anciennes. Le cinéma est représentatif d'un art plus jeune, qui vit apparaître - pour le grand public en tout cas - le genre cinématographique que l'on pourrait qualifier d'hypercinématographie dans les années 7O, avec des auteurs attitrés comme les américains Mel Brooks ou les frères Zucker et Jim Abraham (« le trio ZAZ »), et qui connaît des avatars chaque année, selon un croisement intrigant de pastiche (de genre : le film de James Bond, d'horreur, d'humour adolescent…) et de parodie (certaines scènes des films ciblés sont décalquées en détail), révélateur de leur intrication lorsqu'il faut faire sourire un large public. Le plus emblématique reste le monde de l'Internet, et non en vertu d'une évolution technique d'ordre chronologique forcément primordiale. Il est en revanche très remarquable que cet univers qui a instauré à l'échelle mondiale la pratique de l'hypertexte (au sens de la mise en rapport informatique de textes entre eux par un lien actif) est justement celui qui a généré la production la plus polymorphe et vivante d'essence parodique. Il y règne en effet en maître la pratique du fakes, de l'image fixe ou animée retouchée (à l'aide de logiciels permettant des collages mettant en cause la valeur même de l'image-témoin), du détournement graphique et textuel de toutes sortes, culminant avec le défi du remplacement parodique de page d'accueil de sites officiels, délit passible de lourdes sanctions mais pourtant gratuit, sans bénéfice matériel, estimé plutôt comme un titre de gloire par les pirates du réseau. Cette fureur parodique peut se comprendre comme un moyen de défense face à une pression consumériste, qui submerge l'individu sous la toute puissance logotypique du discours commercial. La littérature enregistre alors cette polymorphie de slogans publicitaires ou politiques, qu'une reprise dans le cadre littéraire, détournée ou non, tente de conjurer.

Maxime Abolgassemi

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Juillet 2002 à 15h07.