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Parler d'entendre

Par David Christoffel


Note de lecture sur: Martin Kaltenecker, L'Oreille divisée. Les discours sur l'écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, MF éditions, coll. «Répercussions», 2010



Un extrait de l'introduction peut être consulté sur le site de l'éditeur.


Dossier Musique






Parler d'entendre


La question est d'office dans l'articulation entre l'écoute et la production d'un jugement. C'est par elle que l'introduction du livre de Martin Kaltenecker va du pseudo-Plutarque à Beethoven comme ouverture de l'écoute en tant qu'effort. Une fois l'essor de la méditation esthétique posé au XIXe, tout en reconnaissant une coexistence permanente de plusieurs visées d'écoute, l'étude porte sur «les discours sur l'écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècle» et ouvre un premier chapitre sur les théories musicales du Moyen-Âge. De Boèce à Jean de Grouchy, la musique spécifiée par ses fonctions est en même temps reconnue par le type d'écoute qu'elle est donc sensée préconiser. Si bien que l'œuvre musicale peut suivre des enjeux différents selon les pratiques qui la font circuler. Mais la Contre-Réforme vient convoquer la responsabilité du compositeur au point de donner à la musique un statut rhétorique et de l'introduire dans le champ poétique. Et la préparation du Concile de Trente donne à Cirillo (Maestro di camera du pape Paul IV), des développements sur les affects spirituels des modes antiques ou des tempi corrotti (détaillés p.26-29).


Dès lors, l'idée d'un «paradigme rhétorique» permet à Martin Kaltenecker, depuis Cirillo, d'aller de Descartes jusqu'aux recommandations de Johann Mattheson (p.40-43) pour bien répéter et détourner les états d'âme dûment éprouvés au contact de la musique. Cela permet aussi de montrer le coulant de la continuité entre la mission morale du compositeur idéal défini par un Mattheson et l'édification philosophie d'une clarté de la forme ou la cartésianisation des théories musicales, comme celle de Johann Georg Sulzer (p.49-53) dont l'esthétique de l'effervescence cherche à lier les excitations mélomanes aux graduations de l'évolution morale… Il y a même ceci de Rousseau dans Sulzer. Dès lors (p.54 sqq): l'appréhension par l'auditeur devient critère d'autosuffisance de la belle mélodie. Et c'est alors au nom de sa recevabilité (rhétorique) que l'unité d'une œuvre peut être pensée sous un régime de simplification.


Le moment est choisi (p.57-69) pour distinguer les figures d'incarnation sociale des plaisirs musicaux et mettre à jour l'évolution comparée de l'amateur et du spécialiste sur les deux ou trois dernières décennies du XVIIe siècle. Un arrêt sur Forkel (p.69-78) est d'autant plus intéressant alors, qu'il incarne un tournant historiciste dans l'écoute de la musique et la constitution progressive de la musique comme «langage des sentiments», supposant une culture de l'articulation entre le «simple choc émotionnel» et «l'émotion déterminée», jusqu'à doter l'écoute musicale de facultés réflexives. Il est même question de régler (p.73) les techniques d'écriture sur les facultés de l'auditeur (la théorie de Forkel voulant justement transformer l'amateur en connaisseur et préconisant des cours public de préparation au concert pour «diriger les jugements»).


Le deuxième chapitre s'engage sur la différence entre l'écoute et la vision, du point de vue de son codage spirituel. À titre de préhistoire d'une écoute proprement musicale (la fin du XVIIIe comme «moment “auriculaire”», p.79), la hiérarchie des sens est travaillée par un jeu de spécification des fonctions sensorielles: d'Héraclite à Saint-Augustin, la concurrence entre l'ouïe et la vue se présente comme un thème récurrent de la philosophie occidentale, installant l'opticocentrisme comme un de ses traits caractéristiques multi-séculaires. Mais concernant Descartes (p.91-98), c'est autour de l'expérience optique et de ses requalifications heuristiques que les sensualistes jusqu'aux phénoménologues vont thématiser, pour s'y opposer, l'opticocentrisme cartésien. Alors qu'en rejetant l'idée d'un ego pur, Locke donne tant d'importance aux sens que sa faveur à la vue demeure théoriquement décisive. Et c'est à la recherche d'une sortie évolutive du «régime scopique» que Martin Kaltenecker détaille la contestation de l'opticocentrisme par Condillac comme expérience de composition du jugement à travers l'association et l'emboîtement du sens (p.99-105) et la prolonge par le croisement d'une «revalorisation de l'ouïe chez Herder» et de «l'idée d'une éducation de l'oreille musicale» mise en pratique par Forkel (p.105). Par la chronologie des modèles de traitement et d'entraînement des sens (Lichtenberg, Johann Christian Reil), Martin Kaltenecker repère la progression d'une logique thérapeutique (sécularisation de l'ascèse), reprenant l'idée foucaldienne d'une mutation de L'homme-machine au «corps docile» (p.110-112).


Le troisième chapitre examine ladite mutation sous sa dimension musicale. De l'esprit de surprise dans la répartition des nuances par Mozart à sa volonté de jouer avec, en déjouant, le goût des publics, c'est avec les écrits de Charles Burney et David p.Schroeder que l'âge classique est analysé comme une heure de réflexivité de l'écoute en même temps que d'équilibrage délibéré de la musique populaire dans les compositions savantes (p.116-121), notamment dans Haydn comme inventeur de l'ironie en musique (avec comparaison aux procédés digressifs de Laurence Sterne, p.122-123). À partir de la corrélation entre l'ironie, les notions d'attention et d'horizon d'attente, il y a un contact entre les théories du lecteur et les appréciations stylistiques que la musique du XVIIIe sollicite de la part des auditeurs (p.124-127). C'est le moment de division de l'oreille entre l'écoute idéale (prescrite par la forme musicale) et l'écoute réelle, empirique. L'idéalisation suppose une politique, tel l'esprit ordonné et «libéral» appelé par Karl Friedrich Zelter (p.128-129) alors que la lecture des journaux de Jakob von Uffenbach (p.130-132), montre que l'écoute de la musique en silence est encore loin d'être acquise de Londres à Venise en passant par Berne.


La suite du chapitre détaille trois notions particulièrement valorisées par ce moment d'idéalisation de l'écoute (ou division de l'oreille): l'imagination, le sublime et l'ineffable. L'imagination (p.133-137) est définie comme «position médiane entre la simple sensation et le jugement intellectuel», mais aussi une faculté aux potentiels hypothétiquement infinis, de figurer les objets absents, se trouve pour cela sollicitée dans la situation d'écouter la musique (ou de l'exécuter). Le sublime (p.137-143) est distingué du beau par Edmund Buke sur des critères de démesure effroyable, terrible et, par Kant, éprouvante pour l'imagination ou, pour Schiller, antagoniste aux épanchements de la sensualité. (Et Christian Friedrich Michaelis de chercher à transcrire la conception kantienne du sublime en style musical.) Tant qu'à terrasser la raison, la musique pourrait se sourcer d'un monde supérieur. La notion d'ineffable (p.143-157) consiste à focaliser un au-delà des mots qui demeure un langage, au nom d'une transcendance. Et ce summum d'idéalisation des capacités spirituelles de la musique est concomitant du devenir-qualitatif de la musique instrumentale (enjeu que Martin Kaltenecker détaille en passant par Dahlhaus et développe par une histoire du recueillement au XVIIIe, par les auteurs protestants: Spalding, Fries, Schleiermacher et de Wette). De sorte qu'à rivaliser avec l'entendement, les notions d'imagination, de sublime et d'ineffable viennent à paradoxalement s'opposer à l'écoute réflexive. Le chapitre sur les différentes écoutes au XVIIIe siècle finit par évoquer Beethoven (p.157-178), analysant les modes de progression du premier mouvement de la 4eSonate op.7 (de 1797) pour mettre en évidence le dialogue du compositeur avec la norme formelle comme une adresse narrative à l'écoute structurelle (l'idée que les œuvres de Beethoven racontent, par leur agencement, la violence avec laquelle le compositeur contrevient aux conventions d'écriture), au point qu'un défenseur de Beethoven tel que Rochlitz redéfinit «les ruptures fantasques comme “surprises agréables”». Et Martin Kaltenecker reprend les textes de Hoffmann pour expliciter comme la Ve symphonie peut supporter une mise en parcours (initiatique?) des différents types d'écoute: en pouvant s'entendre comme une musique sublime d'abord, puis musique de l'imaginaire et de l'ineffable pour, finalement, appeler une écoute structurelle, réflexive.


Partant de la formulation de Schlegel selon laquelle le XVIIIe aura été le «siècle de la musique», le 4e chapitre retrace l'importance prise par la musique au tournant du XIXe du point de vue architectural. À concevoir le nouveau Théâtre de Besançon, Claude Ledoux met en cause les plans carrés des salles tournées vers la seule vision (p.180-181), à l'époque où le Cours d'architecture de Jean-François Blondel consacre un autre opticocentrisme en avançant l'idée d'un orchestre abaissé, que radicalise le chef d'orchestre Ignaz Ferdinand Arnold qui préconise la totale invisibilisation des instrumentistes (p.185). La réflexion architecturale s'enchaîne comme concomitante avec la question de la place existentielle que la belle âme donne à la musique: par le Wilhelm Meister de Goethe (p.186-189), il s'agit de donner au pressentiment de l'ineffable que la musique pourrait exciter en propre, la valeur d'une «religion» esthétique, et l'élan d'une «forme de religiosité méditative, intériorisée, veinée de piétisme et d'ascétisme» (p.186). Les vertus morales spécifiques de l'écoute musicale sont liées à la condamnation de toute exhibition musicale, présente dans Wilheilm Meister, mais déjà dans les écrits d'Athanasius Kircher (p.190-191). Sinon que l'élaboration goethéenne appuie ce projet de perception pure sur l'opposition entre le poème épique (rhapsode) et la tragédie (le mime). Les discriminations de registres dramatiques étant aussi des oppositions entre les facultés: Martin Kaltenecker cite Nägeli (p.194), mais encore Rochlitz pour poursuivre le débat d'un antagonisme entre écouter sans regarder et regarder tout en écoutant.


Le jeu dialogique entre les deux figures d'écoute est le point central du roman de Jean Paul, Flegeljahre, dont la lecture philosophique (p.197-199) repolarise les jumeaux Walt et Vult en représentants de l'écoute imagée et de l'écoute structurelle, quasi anti-émotionnelle. Tandis qu'à consacrer la musique écoutée à distance, la soustraction du corps donne à Walt un plaisir spécifique lié «aux sonorités dont la source n'est pas visible, à une musique qui vient de loin» (p.201). Et cette amplification de l'écoute se thématise aussi par l'attention nouvelle, musicalisée, des manifestations sonores «infra-musicales», que l'on peut trouver déjà dans les notes de Joseph Joubert (p.203-206). Ainsi, Martin Kaltenecker tient à qualifier l'écoute préromantique, par ses dimensions littéraires, anti-formelles, en prise au sensible, d'écoute esthésique.


Cette écoute esthésique instaurant une attention spécifique au son, porte Martin Kaltenecker à rapprocher, en les dissociant, une tendance mystique et une tendance physique. Il développe les travaux du physicien Ritter (p.209-211) qui veut prolonger sa concentration sur le son jusqu'à vouloir de nouveaux appareils que pourrait thématiser la prolongation d'une théorie générale sur la réception de l'art par Novalis (p.214). Il est même question de considérer l'écoute esthésique comme une préfiguration de l'attitude phénoménologique (p.217).


«Sonate que me veux-tu?» ou la musique instrumentale comme question sans réponse, le cinquième chapitre commence par poser la notion du renouvellement de la réflexivité de la musique avec l'apparition des auditeurs interloqués à la compréhension sciemment différée (p.220). Ainsi, en 1843, Henri Blanchard fait une typologie des figures d'auditeurs (dilettanti, savants, fantasmagoristes...) (p.221-224) alors que les formes d'écoute peuvent se coupler: «l'imagination et une écoute formelle ne s'excluent guère pour Schumann, Berlioz mêle l'imaginaire à l'esthésique et Wagner vire autant l'ineffable que le sublime.» (p.226).


Le début du XIXe siècle commence à décrire les œuvres avec des métaphores organiques (p.226-229) essentiellement dirigées contre l'artisanat des beaux-arts de l'âge classique. Il est alors question de l'unité de l'œuvre, de sa saisie poétique, voire de sa cohérence narrative et des abîmes de profondeur que peut ouvrir le défi d'y accéder. Dès lors, le travail du théoricien allemand Adolph Bernhard Marx est présenté (p.234-239) comme commentaire du «nouveau genre de cohérence que propose la musique beethovenienne». L'enjeu organique est ainsi redistribué rétroactivement dans la considération de la musique de Bach, le travail formel des relations inter-thématiques aboutissant à l'idée d'une «unité supérieure», demande à l'écoute de se hisser à sa hauteur. Le connaisseur se définit alors comme «celui qui pourrait justifier les décisions compositionnelles».


Plus ambivalents, les discours d'écoute impliquant l'imagination qui, comme au XVIIIe siècle, oscille alors encore entre dérive de l'interprétation et synthèses métaphoriques. À la lecture des écrits de Friedrich Rochlitz (p.241-245), la contribution de l'imagination à l'écoute tient d'une stylisation des projections subjectives qui n'exclue pas souvent d'avancer quelque conception de la participation du public à l'écoute de la symphonie. De même que la sonate était, pour Marx, la forme idéale pour expliciter l'écoute organique, la symphonie est, pour Rochlitz, le genre privilégié de l'écoute imaginaire. Tandis que Joseph Sikorski (p.246) stigmatise les polkas, quadrilles et fantaisies comme autant de musiques destinées à ceux qui ne veulent pas faire d'effort. La réactivité discursive aux genres instrumentaux prête à nombre d'expériences de textes produits pour s'adjoindre à tel quatuor ou concerto (florilège p.248) et Martin Kaltenecker thématise ainsi l'hésitation de Schumann entre poésie et musique (p.249-251) et sa position «finalement conciliante» face aux programmes des œuvres de Berlioz.


Martin Kaltenecker relève entre Schumann et Berlioz un point commun fortement déterminant: le désir d'être artiste prévaut sur l'ambition de devenir compositeur. Ce dénivelé peut se décliner sous plusieurs ordres de description de l'esthétique berliozienne. Harold, Roméo, les héros sont isolés, assez douloureusement coupés du monde. Berlioz peut être, à ce titre, une illustration de la définition hégélienne du stade où l'art romantique se défait (p.256-257), quand «la subjectivité du créateur aussi bien que les sujets dont il s'empare sont soumis au règne du hasard». D'où l'importance donnée par le compositeur à l'imprévu, aux images liées à la musique et à ses conditions d'exécution. C'est sans doute parce que «la communication entre compositeur et auditeur est toujours ressentie comme fragile», p.259, que l'attention de Berlioz est aussi tendue vers des questions de dispositif technique. Là-dessus, Martin Kaltenecker relève entre Berlioz et Schumann, un élément de divergence particulièrement significatif: là où Berlioz surveille tous les paramètres jusqu'aux réactions du public, Schumann est sûr qu'«un public ne saurait faire tomber aucun chef-d'œuvre» (p.260). Il n'est donc plus tant question du face-à-face du sujet et de la musique, que de celui du compositeur et de l'auditeur. C'est ainsi que Martin Kaltenecker thématise, au compte de Berlioz, une écoute visée que peuvent attester les rapports du compositeur aux modèles tels que la Ve symphonie de Beethoven ou la forme sonate, axé sur les effets, comme la liberté d'attitude qu'il manifeste à l'égard des tendances et tentations qui traversent ses périodes (p.265-267). Au point que la vitalité du discours que relaye un désintérêt pour la logique musicale, comme l'insistance sur la catégorie de l'«imprévu», vient inscrire l'écoute dans l'écriture. Les travaux d'Edward T. Cone (cités p.268-273) viennent alors montrer comme Berlioz ne fait jamais coïncider le plan tonal avec son parcours tonal (ou l'énergie harmonique).


De même que Berlioz arrive à faire une hybridation de Beethoven et de l'opéra moderne, le chapitre consacré aux «Ecoutes romantiques» finit par réfléchir à l'opéra comme monde de l'affect, à partir d'une lecture de la Vie de Rossini de Stendhal (p.279-284), pour qui: «La musique doit nourrir et clarifier les passions». Cela suppose une participation de l'imagination à l'effet que produit la musique. Et comme Stendhal donne à ces démêlés de l'âme du mélomane avec ses passions, des vertus d'avancement de l'esprit, peut-on y trouver l'écho des catégories du clair et du distinct et, par là, une forme de reconduction des valeurs de l'esthétique classique. Mais en rappelant que les idéalisations stendhaliennes sont accordées à la musique italienne, Martin Kaltenecker vient les relativiser en polarisant sur l'opposition entre la culture de l'opéra italien et la communauté idéale que suppose la symphonie idéale, l'opposition entre une écoute distraite, bavarde, voire caquetante, et l'émergence attestée par les manuels de bonne conduite des années 1810-1820 d'une écoute silencieuse et d'une attention continue (p.285-287). Ainsi, Du Beau musical d'Eduard Hanslick s'en prend à toute «esthétique des émotions» comme aux auditeurs passifs, pour inscrire l'écoute musicale dans ce que Martin Kaltenecker appelle «le système de coordonnées des valeurs bourgeoises: concentration, respect, retenue, blocage des émotions élémentaires et des images centrifuges.» (p.291)


Le chapitre 6 consacré à Wagner s'ouvre sur la distinction d'un «monde de l'ouïe» supérieur à celui de la vision. Cette «valorisation du monde sonore» est même alors considérée comme un «élément important de la construction discursive de l'identité allemande au XIXe siècle» (p.294). Martin Kaltenecker offre alors une lecture des écrits de Wagner (p.295-305) qui relie différentes déductions de cette importance déterminante reconnue à l'oreille: abandon des récitatifs et dénonciation des publics qui n'arrêtent de parler qu'aux moments des airs de bravoure, désintérêt pour la recherche d'effets, fascination pour l'extase, abandon des «daguerréotypes» historiques au profit des motifs mythiques dans la construction du drame, conception multi-dimensionnelle de la mélodie. («L'organisme wagnérien se présente sous l'aspect d'une vibration, d'un océan sonore, ou encore d'une tresse de tous les paramètres musicaux, et s'éloigne ainsi de la structure dialectique que A.B. Marx repère chez Beethoven.», p.301), que prolonge une figure de l'auditeur «inondé, passif, féminisé, capté et capturé.» (p.304).


Si Wagner est sûrement le premier à avoir lié un discours sur l'écoute à son esthétique musicale, il est en plus celui qui l'a prolongé jusque dans l'élaboration d'un lieu spécifique. Au titre d'une histoire pré-wagnérienne des considérations esthétiques liées à l'architecture des lieux d'écoute, Martin Kaltenecker rappelle les débats à l'Institut de France entre Alexandre Choron et Henri Berton, en 1832, autour de la disposition des Théâtres Lyriques. Il les traduit comme l'opposition de deux métaphorisations du son: Choron imagine la propagation du son comme liquide alors que Berton se figure des trajets lumineux. À quoi Wagner ajoute des enjeux sociaux: en voulant une jauge élargie et un calendrier de programmation qui place l'opéra hors du quotidien, dans le temps consacré d'un festival. Wagner avait fréquenté, à Zurich, l'écrivain Gottfried Keller qui avait déjà fait le récit de festivités organisées en 1859 dans lequel il est question de théâtralisation des conditions d'exécution. En suivant les conceptions de Keller (p.310-312), en y pointant l'idée que les théâtres usés ne peuvent faire que des spectacles usés, Martin Kaltenecker y relève l'ambition de s'adresser à un public venu de nombreuses destinations à des fins de renouveau esthétique. (Keller concevant de grandes fêtes d'une telle puissance cathartique qu'un homme mûr devrait n'y participer que trois ou quatre fois dans sa vie et une femme, une seule fois.) Dès lors, Martin Kaltenecker reprend la correspondance de Wagner (p.313-316) pour y trouver différentes conceptions du petit théâtre à usage unique que l'on brûle en même temps que la partition une fois la production terminée, jusqu'à la fosse où «cacher les mouvements mécaniques auxiliaires» des musiciens. Et c'est sous l'influence de Bayreuth que la lumière commence à être baissée dans la salle, au cours du dernier tiers du XIXe. Dans ses cours à l'université de Munich (cités p.316-318), Riehl compare les wagnériens à un parti politique pour expliquer comme leurs comportements d'écoute sont codifiés, voire encadrés, suivant une «discipline esthétique» qui suppose entraînement (lecture du livret, reconnaissance des leitmotivs) et doit servir une hypersensibilité. Martin Kaltenecker nuance bien que cette «préparation» dépasse les intentions de Wagner pour se généraliser et les cercles wagnériens.


Cette sanctuarisation de l'écoute soustrait le regard: «les caricatures de l'auditeur wagnérien sont d'ailleurs nombreuses et culminent sans doute dans les remarques de Proust sur Madame Verdurin, plongeant systématiquement la tête dans ses mains» (p.323). Et de Tolstoï à Champfleury en passant par Péladan (p.323 à 326), Martin Kaltenecker thématise l'évolution de la paraphrase wagnérienne (comme genre littéraire en soi) vers une érotisation du sublime, forte d'images naturalistes vibratoires généralisées. C'est pour les nuancer, les synthétiser et pour les retendre que Martin Kaltenecker repointe Wagner à travers Nietzsche (p.326-328): «La part apollinienne doit tenir en échec le flot dionysien, tout comme la parole masculine, chez Wagner, devait border l'élément liquide et harmonique». Enfin, c'est dans le champ plus strictement musicologique que Martin Kaltenecker reconnaît un dernier lieu de délibération sur Wagner: la thèse de Seidl sur le sublime (p.328-329), les travaux acoustico-musicologiques de Helmholtz (p.329-330), les théories de Pierre Bonnier (p.331-332). Mais en thématisant moins l'écoute musicale que les effets sensoriels visés par le discours wagnérien: «La nouvelle acuité wagnériste parachève l'idée de l'extension des sens née au XVIIIe siècle et elle peut en même temps communiquer avec l'essor de la psychologie, qui forme elle-même un contexte nouveau pour la réflexion esthétique.» (p.333) Par suite, les répliques de Bayreuth se ressentent alors aussi bien dans la préface de Mademoiselle Julie de Strindberg (p.334) que dans les écrits de Kretzschmar (p.335), que dans les délibérations d'Adolphe Appia (p.335)…


Après cette diffraction de la focale wagnérienne, Martin Kaltenecker consacre le chapitre 7 aux théories de l'écoute à la fin du XIXe siècle en repartant des Études culturelles de trois siècles (1859) de Wilhelm Heinrich von Riehl, «l'un des premiers auteurs qui appréhenda les faits musicaux à partir de la notion d'“histoire culturelle”» (p.343). Comme Stimmung veut dire atmosphère, état psychologique et accord d'un instrument de musique, Riehl montre que les époques ont chacune leur tempérament et accuse de «la montée inexorable du diapason depuis l'époque romantique» (p.344), que corroborant un resserrement de l'espace tonal, une uniformisation des tempi, une désolidarisation du dansant et du lent. En réfléchissant sur les risques de relativisme que vient encourir le triomphe de l'historicisation dans les années 1850, Riehl tient l'interprétation d'œuvres anciennes pour une preuve de hauteur culturelle, contre Wagner et Nietzsche qui la qualifiait facilement d'appropriation monumentale de fragments du passé pour un dessein actuel (p.347). Martin Kaltenecker amplifie ce tournant historiciste de «l'idéal du compositeur cultivé et versé dans l'histoire» (dont Brahms incarne peut-être le premier «cette figure du compositeur responsabilisé par la culture») et d'une écoute musicale avertit de références historiques et d'autant de comparaisons possibles. Martin Kaltenecker propose alors une lecture du journal d'Alma Schindler du point de vue du comparatisme qu'implique sa culture (p.349-354): à force de prendre tel opéra pour plus coloré que tel autre et d'arriver à considérer les ouvrages classiques moins passionnés que les contemporains, s'agit-il de s'efforcer à se passionner pour les opéras classiques. D'où le scoop: «En janvier 1899, Alma Schindler “aime pour la première fois un quatuor de Haydn”». Ce diarisme d'une écoute réflexive étant contemporain des dernières décennies avant la démocratisation du gramophone qui ouvrira une écoute solitaire et un retranchement social des délibérations introspectives engagés au contact de la musique.


Après Rameau, Moritz Hartmann ou Helmholtz, Hugo Riemann cherchait à déduire une logique musicale d'une théorie acoustique, physio et psychologique du son. Dans le détail (p.354-363), il s'agit de comparer les hauteurs par référence à un point fixe (les mi et sol comme harmoniques, c'est-à-dire souvenirs, du do). À partir de 1888, Riemann pose que les hauteurs, les dynamiques et les agogiques sont les facteurs élémentaires du Mitteilung strieb (pulsion expressive énergétique), toute sensation sonore étant constitutive d'un événement psychique. De sorte que l'objectivation des mouvements sonores peut être entendue comme une participation émotionnelle susceptible de réussir ou d'échouer. En cela, les écoutes peu averties «prennent plaisir aux tournures harmoniques et mélodiques les plus simples», selon Riemann. Tandis qu'il faut des connaissances spéciales pour apprécier les œuvres d'art les plus élevées. Pour autant, Riemann résiste à hiérarchiser le pouvoir passionnel de tel ou tel champ de la musique et tient à rester au-dessus des querelles esthétiques et sans privilège à telle ou te telle époque. Alors que trente ans plus tard, dans ses Idées pour une «science des représentations sonores» (1916), ses théories sur les fonctions des différents accords aboutissent à un intérêt exclusif pour la grammaire tonale. Cette focalisation harmonique est aussi centrale dans les écrits de Heinrich Schenker, dont Martin Kaltenecker cite surtout L'Écoute dans la musique (1894) et insiste sur l'importance que le musicologue donne à l'accès aux arcanes des œuvres (p.364-366).


À cette vision spécialement formaliste (voire apollinienne) de l'écoute musicale, les théories anti-hanslickiennes ont souvent une présentation très imagée (voire dionysiaque) de l'écoute. Au-delà des vertus pédagogiques qu'il revendique, le Guide d'écoute (1888-1890) de Hermann Kretzschmar traduit ses paraphrases imagées comme de l'herméneutique musicale, que peut étayer une réactualisation de la théorie des affects du XVIIIe siècle (p.367-369). Et puis, dans The Power of Sound (1880), Edmund Gruney développe une théorie musicale adaptée à l'auditeur commun (p.370-373): les unités mélodiques ont l'effet d'unités émotionnelles, l'écoute musicale a la dimension progressive de les relier. Au contraire du schématisme global qui saisit l'architecture d'une construction, l'organicité tient en musique à la liaison des unités affectives attachées aux segments mélodiques (au lieu des lois métriques et fonctions harmoniques de Riemann). Et Martin Kaltenecker consacre alors quelques pages (p.374-375) aux discours sur l'écoute au XXe siècle: avec le discrédit sur l'herméneutique à la Kretzschmar, le discours musicologique officiel à la Schenker se maintient au prix d'une distance entre la théorie de l'écoute et la modernité musicale. Et l'idée d'une écoute structurelle est alors renouvelée par la phénoménologie, le vocabulaire de Husserl venant marquer la conception participative de l'écoute d'auteurs tels que Günter Anders ou Helmuth Plessner.


Reprenant le fil des soustractions (le chapitre 4 sur le son lointain, le son scruté), le dernier chapitre (8) enquête sur la formation de «l'écoute artiste» à travers la valorisation de la sonorité ou du timbre comme objets d'écoute dignes de rivaliser avec les paramètres de hauteur et de durée. En commençant par une lecture de Walden de Henry David Thoreau (p.377-381), Martin Kaltenecker installe l'émergence du thème du paysage sonore, les notations acoustiques de l'écrivain comme un retrait qui cherche à élargir l'horizon d'écoute: «On ne passera à côté d'aucune musique si l'on ne va pas aller entendre des oratorios et des opéras.» «Écouter les harmonies de l'univers n'implique aucune dissipation.» Même si l'attention aux sons de la nature se décrète une valeur cosmique, elle se veut si ouverte qu'elle arrive à assimiler le bruit technique, des locomotives et télégraphes. Le répertoire symphonique, depuis Berlioz, a de plus en plus intrigué des effets d'espace (p.382-388). Martin Kaltenecker cite les espacements par appels du cor dans Tristan et Yseult, de la 1ereSymphonie de Brahms, jusqu'aux chants éloignés d'Abendzauber de Bruckner. Alors que les orgues de barbarie et l'orphéon militaire sensibilisent Mahler au nouvel ordre de sensibilité polyphonique que la répartitions des sons dans l'espace urbain implique. Cette conscience de l'hétérogénéité des sources sonores se traduit, jusqu'aux dissonances de Pétrouchka de Stravinsky, par un renouvellement d'effets dramatiques. Mais si ces manipulations promettent une communication pédagogique favorable, Martin Kaltenecker questionne si ces techniques narratives de l'apparition ne reposent sur un archétype religieux et relève comme l'emploi des cloches, des tambours et cymbales dans Ibéria d'Albéniz, par exemple. De l'opéra Der Ferne Klang (1902-1910) à Die Gezeichnehn (1913-1915), Franz Schreker utilise le «son lointain» comme objet de quête du protagoniste et une sonorité purement musicale (ré M + si b m) comme leitmotiv (p.390-392).


En rappelant qu'à la fin du XVIIIe siècle, l'écoute s'offrant en recueillement, subjectivant le contact à l'ineffable, Martin Kaltenecker relance à nouvelle échelle le lien entre son lointain et son divin (p.392 sqq): dans les romans de 1834 de d'Ortigue et Balzac, des improvisations à l'orgue sont présentées comme des prières à distance du monde. Plus tard (en 1896), En route de Huysmans montre Durtal dans une écoute qui cherche à enrouler l'imaginaire à l'ineffable sans plus de souci structurel, de même que Maeterlinck s'occupe peu des arcanes de ses intrigues pour s'intéresser mieux exclusivement aux forces invisibles qui les traverse. Cette liaison (p.397 sqq) entre la musique religieuse de la seconde moitié du siècle et la littérature symboliste mène Martin Kaltenecker à approcher Pelléas et Mélisande comme «un lieu clos dans lequel pénètrent des rayons et des échos du monde extérieur», mais aussi Parsifal dont les options sonores sont elles-mêmes tenues pour voilées, assourdies, par Adorno. «Le son lointain en particulier est celui que la perception va chercher, un son scruté qui exige le développement de cette finesse de l'ouïe que la sensibilité littéraire et scientifique que la seconde moitié su XIXe avait définitivement installée comme une valeur en soi.» (p.400). Ainsi, le texte de Walter Pater sur Giorgione trouvant importance dans chaque expression artistique dans «ce qui ne peut se traduire dans aucun autre medium», aboutissant à la sentence (citée p.401): «Chaque art tend constamment vers la condition de la musique.» Dès lors, la complexité des objets harmoniques peut apparaître accessoire, frein à la progression narrative. Mahler compare la subtilité sonore du scherzo de sa 4e symphonie à une toile d'araignée: l'hyperesthésie de la matière arrivant à renverser la rhétorique. Les Goncourt qui définissent la littérature comme un art «pour myopes» et, à leur suite, les Bagatelles de Weber supposent une oreille microscopique, une attention travaillée (p.404-405).


Martin Kaltenecker termine par une lecture de Proust (p.406-425) qui cherche à démêler «ce qui relève d'une phénoménologie de l'écoute de ce qui tend vers une théorie de l'art musical.» Héritant du discours de la finesse des Goncourt, Pater et Ruskin, Proust oscille autour de la phrase de Saint-Saëns entre un interprétation herméneutique (le message qui s'associe, par souvenir ou image, à telle ou telle figure musicale) et une interprétation métaphysique (la phrase comme apparition venue d'un autre monde, la plénitude s'offrant à nous par jeu aléatoire, intermittent). Swann ne savant pas la musique, peut-être pour ça, en tire des impressions confuses, «pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales», écrit Proust. Cet ordre d'impression «sine materia» rappelant «le jeu des notions opposées – liquidité et architecture, intuition et intelligence» que Martin Kaltenecker, p.413, associe «à la séduction qu'exerce à l'époque la distinction bergsonienne entre temps-espace et temps-durée». Même si la mélodie de Vinteuil vaut pour Swann à la fois sollicitation herméneutique et accès métaphysique à la possibilité d'une vie nouvelle. Et ce serait pour y trouver modèle ou méthode que l'écoute proustienne s'arrête et revient tantôt analytiquement sur Wagner: «Si le narrateur se préoccupera ainsi davantage de techniques et de formes musicales, c'est qu'il est à la recherche de modèles: tout comme Wagner annexait Palestrina, Proust annexe Beethoven ou Wagner, chez qui l'intéresse surtout la résurgence, au sein d'œuvres différentes, de motifs coulés dans un moule identique» (p.416). Et tout en lisant les situations dans lesquelles Proust procède à des écoutes aveugles (de l'autre côté de la porte, dos tourné) ou à distance (téléphone, théâtrophone, gramophone), Martin Kaltenecker rappelle que cette soustraction de la source sonore à la vue «est en même temps préparée par le goût symboliste pour l'éloignement de l'objet» (p.422). Mais ce qui l'intéresse avec Proust, c'est qu'«À travers la soustraction, qui aide la concentration sur le phénomène, naissent des formes, des regroupements, des rapports nouveaux.» Car les efforts se déploient à distance des contentions de l'intelligence et, ce faisant, valorisent si bien la perception qu'ils deviendront «l'une des nervures du discours sur l'art au XXe siècle» (p.425), avec ce que la visée phénoménologique peut conserver de religieuse, en tant que substitut à des transcendances plus littérales.



David Christoffel
octobre 2018, pour l'Atelier de théorie littéraire de Fabula



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Dernière mise à jour de cette page le 20 Novembre 2018 à 23h57.