Atelier

  • On partira ici d'une question simple, et assez radicale : pourquoi donc les textes littéraires ont-ils besoin d'auteurs ?

Deux remarques préalables pour donner sens à la question, formulées pour l'heure succinctement (on aura à y revenir).

— On remarquera qu'il n'en va pas de même de tous les textes : les guides de voyage?, par exemple, se passent fort bien d'auteurs, tout comme les manuels de couture ou d'informatique — il semble, en revanche et pour le dire au passage, que les manuels de la littérature en aient autant besoin que les textes littéraires qu'ils présentent (qu'on songe notamment au célèbre " Lagarde & Michard " ou, plus près de nous, aux volumes réunis par Mitterrand (Henri) dont une publicité éditoriale voulait qu'il fasse " la révolution dans les lycées "…). On en retiendra l'idée que " l'auteur " est associé à une dimension proprement esthétique des textes, que l'attribution d'un auteur à un texte engage sa valeur esthétique, ou encore sa littérarité.

— On remarquera encore que ce " besoin " d'auteurs est historiquement récent : qui connaît l'auteur de La Chanson de Roland ? Les textes de la période médiévale sont pour la plupart anonymes, non pas seulement par accident, parce qu'on aurait perdu le nom de l'auteur, mais parce que les modes de production et de réception des textes aujourd'hui perçus comme littéraires n'engageaient pas les mêmes circuits ni les mêmes instances.

  • La réponse à la question est à formuler en termes de fonction, fonction qui n'est pas attachée à tous les textes, et ne jouit apparemment pas d'une permanence ou d'une stabilité qui ferait d'elle une propriété transhistorique : à quoi donc servent les auteurs ?

Pour une première réponse, allons maintenant chercher les auteurs où on les trouve d'abord. Inutile ici de courir les " cocktails littéraires " ou les émissions télévisées : c'est évidemment sur les rayonnages des librairies que l'on rencontre " les auteurs ".

  • Il se trouve que, dans toutes les librairies, les livres sont classés alphabétiquement par noms d'auteur (le fait est particulièrement remarquable dans les rayons des " Livres de poche-Littérature " ou " Pochothèque "). Cette pratique (disons-la : institutionnelle autant que commerciale) constitue en elle-même un fait à méditer, pour peu qu'on veuille bien la considérer dans ses implications : ce sera notre vrai point de départ.

  • La chose, après tout, ne va pas de soi. Et il pourrait parfaitement en aller autrement. Un bibliophile, ou un amateur de littérature, peut en effet décider librement d'organiser différemment sa bibliothèque, en fonction de préoccupations ou d'habitudes propres, indépendantes de toute nécessité commerciale (le contre-exemple étant ici fourni par " l'autodidacte " imaginé par Sartre dans La Nausée qui, dans une sorte d'appétit d'indifférence, lit l'un après l'autre et dans l'ordre alphabétique les livres d'une bibliothèque municipale).

  • Examinons d'ailleurs les autres solutions possibles, les alternatives au classement alphabétique par noms d'auteur.

  • 1. Pourquoi les livres, en librairie, ne sont-ils pas rangés par titres ? La solution est pratiquement envisageable, et présenterait en outre l'avantage de permettre à un lecteur, et acheteur potentiel, de trouver immédiatement un livre dont il ne connaît que le titre. Le classement par noms d'auteur, qui réunit donc tous les livres d'un même auteur au même lieu, suppose que l'unité dont traite la librairie, et au-delà l'institution littéraire elle-même, réside non pas dans le livre, mais dans l'œuvre. On présuppose ainsi que toutes les œuvres d'un même auteur possèdent une propriété en commun, indépendamment de leur statut (fictions et correspondance) ou de leur qualité générique (théâtre, essai) : " l'auteur " désigne ici une identité ; l'une des fonctions du nom de l'auteur consiste à autoriser, c'est-à-dire ici encore à garantir, l'identification, le partage et la distinction de ces unités que nous nommons les œuvres. Le nom de l'auteur permet de " découper ", dans l'ensemble relativement indistinct des textes, de telles unités, en les douant d'une identité et d'une valeur. La question " qu'est-ce qu'une œuvre ? " est évidemment liée à la question de l'auteur.

— Un des pouvoirs de " l'auteur " entendu comme une telle fonction consiste à pouvoir attacher de la valeur et à littérariser des textes produits initialement sans intention esthétique : on publie aujourd'hui les notes de travail de Flaubert ou sa correspondance non seulement avec ses grands romans mais au même titre qu'eux — comme étant du Flaubert : cette propriété s'attache désormais à la moindre ligne tracée de sa main.

— Autre exemple : Semmelweis est sans doute la seule thèse de médecine à figurer au rayon des œuvres littéraires (dans une collection de poche : " L'Imaginaire ", Gallimard). La chose serait inimaginable s'il n'était pas établi que son auteur est bien par ailleurs un " auteur " : L.-F. Céline. Dans la mesure où l'on accorde déjà la plus grande valeur à son œuvre romanesque, on tend à considérer sa thèse de médecine comme un prélude ou un coup d'essai. L'autorité de l'auteur est ici telle qu'on ne peut pas lire Semmelweis sans y reconnaître (projeter ?) les qualités qui font le style, le génie narratif ou le ton des romans de Céline. Mais, à supposer que Céline n'eût écrit que Semmelweis, serait-il autre chose qu'un médecin ? Nul doute que les qualités stylistiques de sa thèse de médecine nous demeureraient peut-être pas invisibles, mais bien inconnues : l'ouvrage ne serait pas publié.

— Dernier exemple, et cas limite : le tome I des Œuvres complètes de Pascal chez Desclée de Brouwer, paru isolément à la fin des années 1960, réunissaient tous les documents relatifs à la vie de Pascal et un grand nombre de textes de statut incertain ou d'élaboration collective, mais pas une ligne de celui dont le nom figurait pourtant seul sur la couverture (voir les variations sur Pascal).

  • 2. On pourrait imaginer aussi bien un classement par genres. De fait, certaines librairies offrent un rayon " théâtre ", et généralement alors aussi un rayon " poésie ", distinct de la " pochothèque " générale. Cela signale simplement que pour ces deux catégories de textes, la fonction de distinction passe moins par le nom de l'auteur (le classement à l'intérieur du rayon s'opère encore par noms d'auteur), et la propriété qui lui est attachée, que par la " forme " même, et d'abord le mode d'énonciation (mode dramatique, mode lyrique, par opposition au mode narratif) ou le genre (la question " qu'est-ce qu'un genre ? " est toutefois une autre question). Il se pourrait que cela signifie en outre deux ou trois choses, qui sont encore à la marge de notre propos :
— que les textes dramatiques et les textes poétiques répondent à des usages spécifiques (l'idée assez confuse qu'on ne va pas " vers " ces textes comme " vers " les textes de fictions narratives, pour y chercher un divertissement ou une évasion, mais pour répondre à d'autres besoins, devenus visiblement assez rares ou marginaux pour être cantonnés dans un rayon " à part " : c'est en définitive toute une conception de la lecture, et de la vocation de la littérature, qui se trouve ainsi présupposée) ; — que la " littérature " est très largement identifiée, pour notre époque, au mode narratif (au " roman " pour aller vite), au point que si l'on sait encore que le théâtre et la poésie sont bien de la " littérature ", on a à peu près oublié que les pièces de théâtre sont bien des fictions (dramatiques) au même titre que les nouvelles (fictions narratives), et que rien ne permet vraiment de distinguer, au plan énonciatif, un poème d'amour en prose (mode lyrique) d'une lettre passionnée – pour ne rien dire du fait qu'une comédie ou une tragédie relevait au même titre, au XVIIe siècle, de la catégorie des " poèmes dramatiques "… — qu'une des fonctions, proprement commerciale, du rayon théâtre est de permettre au public scolaire de trouver très vite la pièce " classique " prescrite par leur professeur ; et peu importe alors qu'elle soit de Corneille ou de Racine. L'étiquette " tragédie classique ", produit de l'institution scolaire, assume à elle seule la fonction d'identification ; le tandem formé par Racine-Corneille pourrait bien alors ne former qu'un seul " auteur ".

Il est cependant une catégorie de livres, elle-même sans doute hétérogène, pour laquelle le principe d'un classement par " genre " est systématiquement adopté (gommant ainsi la possible hétérogénéité) : les livres de sciences-fictions et les romans policiers figurent dans des rayons bien identifiés (que distingue par ailleurs la couleur même des jaquettes des différentes collections : noire pour le " polar ", métallisée pour la " S.F. ") ; est ainsi mise à l'écart ce qu'on nomme parfois la " paralittérature " — qu'on pourrait désigner aussi bien comme littérature sérielle. La collection compte ici au moins autant que l'auteur, et l'identité de chaque volume est davantage générique ou sérielle qu'auctoriale : le " propre " de chaque titre est garanti par la collection plutôt que par le nom de l'auteur. La " paralittérature " se définit précisément par la faible autorité de l'auteur : on vient acheter un " polar " dans telle série dont on est déjà amateur, et le nom de l'auteur sur la couverture nous importe moins que ce que nous promet l'identité de la collection, qui coïncide avec une manière de " cahier des charges " (une ligne éditoriale). Tout change évidemment dès lors qu'on vient chercher un second " polar " du même auteur, parce qu'on a aimé le premier. La demande suffit à promouvoir un " auteur ", au sens que revêt le terme dans le rayon d'à-côté, celui de la littérature générale. Et il est d'ailleurs assez fréquent de voir passer un " auteur " d'un rayon à l'autre, dès lors qu'il a rencontré le succès : ainsi des romans de Daniel Pennac après Au bonheur des ogres (Gallimard a très vite ôté à La Fée carabine le manteau de la Série Noire pour la revêtir de la robe blanche de la collection Folio) ; ainsi de Tonino Benacquista dont les livres paraissent désormais sous les couleurs blanches et rouges de la NRF chez Gallimard.

On commence ici à apercevoir que le " nom de l'auteur ", c'est d'abord une forme de valeur, au double sens de valeur commerciale et de valeur esthétique, attachée à un livre. Quelques remarques encore sur la faible autorité de l'auteur en régime paralittéraire : — Il n'est pas rare que le détective d'une série de romans soit plus connu que l'auteur lui-même : ainsi peut-être d'Arsène Lupin, dont le nom est plus familier à bien des amateurs que celui de son auteur (Maurice Leblanc). — Le régime paralittéraire s'accommode mieux que le régime littéraire des écritures à quatre mains : c'est le cas de Boileau-Narcejac pour le roman policier, ou d'Erckmann-Chatrian pour la littérature " de jeunesse ". La paralittérature ne participe pas de la même idéologie de la création que le reste de la littérature, très largement dominée par l'idée romantique d'un créateur irrémédiablement singulier. — Identifié comme " auteur de roman policier ", un écrivain peine à faire accepter le reste de son œuvre. Qui sait encore que Conan Doyle, l'inventeur de Sherlock Holmes, est aussi l'auteur d'autres romans (dont un de science-fiction : Le Monde perdu) ?

  • 3. Il y aurait encore une troisième solution de classement possible : les livres se laissent ordonner chronologiquement. Moins peut-être alors selon leur date de parution (faudrait-il d'ailleurs privilégier la date de la première parution ou celle de la dernière édition " revue par l'auteur " ?), que selon les scansions qui sont celles de l'histoire littéraire : " mouvements ", " écoles ", " courants ", " générations " ou esthétiques (" classique ", " romantique ", etc.). Admettons qu'un tel classement " savant " aurait des effets commerciaux désastreux et qu'il répond à un ordre de préoccupations professionnel… Mais reconnaissons-lui au moins un mérite : celui de donner toute son importance à la dimension historique de la littérature, qui joue indéniablement un rôle dans la production des œuvres. Un tel classement affaiblirait certes la singularité de chaque auteur, pour affirmer en retour non seulement l'historicité de chaque œuvre, mais aussi les phénomènes d'échanges dont se nourrit la création littéraire.
On pourrait en outre imaginer, dans le même ordre d'idées, une " bibliothèque intertextuelle " qui rangerait côte à côte l'Iphigénie de Racine, celle d'Euripide, celle de Goethe et quelques autres encore. La chose met sans doute à mal la conception moderne du génie créateur, mais n'aurait évidemment rien d'absurde : la valorisation des phénomènes d'intertextualité (" tradition " ou développement d'un même " sujet " tragique à travers plusieurs pièces) s'accompagne de l'affaiblissement de l'autorité de l'auteur ; à la question " qui est l'auteur d'Iphigénie ? ", il est plusieurs réponses (voir les variations sur P. Bénichou).


Qu'ils figurent dans le grand rayon " littérature générale ", dans les compartiments des petits rayons " poésie " ou " théâtre ", ou dans les rayons écartés de la " paralittérature ", les livres se voient marqués comme littéraires dès lors qu'ils ont un " auteur " — propriété qui se confond avec une valeur et autorise leur classement. On le comprend mieux en quittant l'étage " littérature " de notre librairie, pour se rendre par exemple à l'étage " Sciences " ou " Histoire " : les livres ici ne sont plus rangés exactement par noms d'auteurs mais par disciplines ou régions du savoir dans un cas (" génétique ", " astrologie ", etc.), par " périodes " dans l'autre (" Histoire de l'Antiquité ", " Révolution française ", " Second Empire ", etc.). Contrairement à la littérarité des œuvres, la scientificité de ces ouvrages ne semble pas directement liée à l'autorité de l'auteur : c'est seulement dans la mesure où un texte ne prétend moins à une valeur de vérité qu'à une valeur esthétique qu'il requiert d'avoir un " auteur ". On peut même imaginer qu'une œuvre à caractère scientifique puisse acquérir une valeur littéraire dès lors qu'attribuée à un auteur : c'est à peu près le cas des Mots anglais de Mallarmé — ouvrage à vocation didactique d'abord destiné à un usage pédagogique anonyme, mais aujourd'hui annexé aux " œuvres complètes " d'un poète qu'on regarde aussi comme une manière de philosophe du langage…


Pour prolonger encore cette réflexion sur la situation des auteurs en librairie, deux autres remarques :

  • L'autorité de l'auteur, qui unifie un corpus en transcendant les frontières génériques (une lettre triviale de Flaubert, c'est encore du Flaubert…), ne parvient pas nécessairement à abolir les lignes de partage disciplinaire : au rayon " Littérature ", à l'emplacement des œuvres de Sartre, vous ne trouverez pas L'Être et le Néant aux côtés de La Nausée ; il vous faudra aller chercher cet ouvrage philosophique dans un autre rayon. Dira-t-on alors que ces deux titres sont " du même auteur ", ou distinguera-t-on deux " Sartre " ? Il n'est pas douteux en revanche qu'il y ait bien deux " Rousseau " pour l'institution scolaire et universitaire : Le Contrat social ne figure jamais au programme d'un cursus littéraire, et nul étudiant en philosophie ne s'est jamais vu interrogé sur La Nouvelle Héloïse !

  • Le cas des pseudonymes : à quel nom classera-t-on La Vie devant soi, que Romain Gary publia sous le nom d'Émile Ajar, et remporter ainsi un deuxième prix Goncourt ? Le premier nom n'est pas plus authentique que le second : tous deux sont au même titre des synonymes. S'agit-il bien d'un même " auteur " ? L'unité physique de la personne n'est pas vraiment en jeu ici : Romain Gary avait un prête visage pour satisfaire la curiosité des journalistes ! S'agit-il de deux opus d'une même œuvre ? Ce n'est pas si sûr : les jurés du Goncourt, et les lecteurs d'aujourd'hui, n'identifient peut-être pas dans La Vie devant soi les mêmes qualités stylistiques qui font l'identité du reste de l'œuvre de Romain Gary… Gallimard aujourd'hui contourne élégamment le problème en imprimant les deux noms sur la couverture (Folio) ; au libraire donc d'arbitrer, ou de mettre en rayon deux exemplaires, un pour chaque " auteur " !
Sur la question de la pseudonymie, on lira avec profit les pages de G. Genette dans Seuils, qui figurent dans l'anthologie d'Alain Brunn (L'Auteur, Flammarion, GF-Corpus, 2001), p. 54.

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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Novembre 2007 à 20h38.