Atelier

Thomas Pavel 27 février 2006

Mondes possibles, normes et biens

Je vais d'abord retracer le contexte historique des années 70. En 1966, à Bucarest, je lisais le Sur Racine de Roland Barthes. L'intérêt portait sur le « comment » et non ce que les oeuvres disent ; La première partie de l'ouvrage me convenait car elle ne faisait que voir ce qu'il y a dans l'oeuvre de Racine de façon simple et candide ; c'était une critique impressionniste que Barthes réussissait très bien, ce qu'il a fini d'ailleurs, à la fin de sa vie, par accepter. Mais le reste me semblait relever d'une linguistique imaginaire, qui a marqué le structuralisme français. J'ai découvert ensuite à Ottawa la philosophie analytique, à un moment où l'on se détachait du béhaviourisme forme extrême de matérialisme, critiqué de manière définitive par Charles Taylor. Le positivisme logique avait tendance à disqualifier beaucoup de propositions du fait qu'elles n'avaient pas de correspondants empiriques. Pour moi, la difficulté d'une telle position venait de l'impossibilité de saisir pourquoi le discours littéraire et le discours religieux faisaient tout de même sens. Si Wittgenstein était sensible à la multiplicité des jeux linguistiques, dont certains n'ont pas pour fin de produire des propositions empiriquement vraies, c'est la théorie des mondes possibles, qui affrontait directement les propositions contrefactuelles, qui m'a paru la plus prometteuse. En affirmant, par exemple : « si le traité de Versailles avait divisé en deux l'Allemagne au lieu de démanteler l'Autriche-Hongrie, il n'y aurait pas eu de seconde guerre mondiale », nous projetons un monde où cette proposition est vraie. La logique des contrefactuels me semblait rendre compte d'une intuition fondamentale, celle que le monde aurait pu être autre, que d'autres mondes sont possibles, que notre monde, tel qu'il est, n'est pas absolument nécessaire dans tous ses détails, ni le seul possible : ainsi la logique des mondes possibles plaisent à ceux qui aiment la liberté, la religion et la littérature. Il va de soi que je rejette le déterminisme historique. Le déterminisme hégélien a été enseigné en Roumanie sous une forme matérialiste (le marxisme), qui enseignait que nous sommes tous déterminés par notre époque. Pour échapper à l'historisme déterministe, on avait la possibilité d'embrasser l'herméneutique (celle de Gadamer), qui m'apparut comme un art spéculatif, porté à interpréter en compliquant le simple. Si on souhaitait éviter le marxisme obligatoire n'y avait donc le choix que d'un structuralisme rigoureux, qui a d'ailleurs inspiré mon livre sur les intrigues des tragédies de Corneille, où j'essayais de saisir la causalité des actions. C'est d'ailleurs un livre que je ne renie pas. Mais il ne répondait pas à la question : Pourquoi les personnages font-ils ce qu'ils font ? La logique des contrefactuels est adaptée pour répondre à cette question, car elle s'intéresse au contenu du monde, et elle met en valeur la liberté, contrairement au déterminisme. On s'est beaucoup interrogé sur les critères de différentiation entre la fiction et la non-fiction. Mais pourquoi faire une distinction entre les êtres de fictions et les êtres à part entière ? Lorsque nous lisons une œuvre qui mélange les deux types d'êtres, nous les comprenons de la même manière. Cela renvoie au débat sur les descriptions définies ; Kripke, grâce à la théorie des désignateurs rigides, montre que les êtres sont indépendants des descriptions. Je n'ai jamais non plus été convaincu par les théoriciens qui considèrent que la fiction est un acte de langage. C'est plutôt une question de contrat (voir le bel article de Gilles Philippe dans Le Français moderne, 2005). Il n'y a pas de différence logique entre êtres de fiction et êtres réels, comme j'ai essayé de le montrer dans Univers de la fiction. Mais il est très important de distinguer approche interne, celle qui consiste à écouter l'œuvre, à lui faire confiance, et l'approche externe, qui la prend comme objet d'étude.. Mon choix s'est porté sur les approches internes (Charles Taylor : on n'a pas le droit, lorsqu'on étudie de phénomènes de sens, de pas ne pas prendre en compte l'intention des participants). J'ai ainsi compris que la lecture n'est pas une opération purement cognitive. A part la cognition, il y a en effet la participation. Nos sommes émus par l'oeuvre, nous participons à un univers qui n'est pas tout simplement un univers d'objets. C'est un aspect d'Univers de la fiction que je souhaite dépasser, car je considérais alors les mondes fictionnels uniquement dans la mesure où ils étaient peuplés d'objets. L'ontologie normale est une ontologie d'objets ; mais je ne peux pas m'en contenter, car en lisant une œuvre littéraire, je ne procède pas comme un physicien qui étudie l'univers empirique. Je m'inspire du philosophe Robert Brandom qui estime que ce qui compte dans notre langage, ce n'est pas la référence, mais l'inférence : à partir de ce que nous disons, nous tirons des conséquences, des conclusions intéressantes. C'est la caractéristique de la participation : elle dépasse le niveau purement cognitif et fait appel au biens que nous désirons et aux normes que nous respectons. L'anglais a un mot pour dire cela : « awareness » : connaissance et conscience. Une métaphysique adéquate doit identifier ce sur quoi portent les inférences qui incitent à l'action. Dans la vie comme dans l'oeuvre de fiction, nos inférences se déploient dans un univers d'êtres, de biens et de normes. J'ai compris petit à petit que l'univers de fiction est un univers riche, nourri, un univers de biens et de normes. Pour l'immersion (Jean-Marie Schaeffer), la projection d'un moi fictionnel dans l'espace de fiction, dans lequel nous vivons « vicariously », par procuration (Kendall Walton), on a besoin de dépasser le niveau purement cognitif. La question n'est pas de savoir si Britannicus, le personnage de Racine, était semblable au vrai Britannicus,: mais plutôt : est-ce que l'oeuvre parvient à m'émouvoir. J'ai beau être assez réticent à l'égard des théories émotionnelles de l'art, c'est l'émotion qui me dit que je participe à un monde de biens et de normes. Cela semble inférer qu'on lit la fiction comme on lit le journal, ce qui laisse bien entendu en suspens la question de savoir qu'elle est la spécificité de la littérature. Sur ce sujet, nous pourrons revenir pendant la discussion.

Débat :

Françoise Gaillard : J'ai moi aussi été tentée par la philosophie analytique. Mais comme le montre l'exemple de Kripke à propos du Napoléon fictif de Tolstoï, il n'y a pas de possibilité logique de distinguer la fiction et la non-fiction. Je ne suis pas non plus tellement d'accord avec l'idée selon laquelle les mondes contrefactuels seraient des mondes de liberté. Le monde de Rodrigue obéit à des normes, qui sont sociales, et qui l'obligent à telle ou telle conduite.

Thomas Pavel : quand j'ai parlé de liberté, ce n'était pas une liberté à l'intérieur d'un seul monde. La logique des mondes possibles est une logique qui projette une infinité de mondes, qui sont, chacun, plus ou moins oppressifs. La liberté, c'est pourvoir en sortir, c'est par exemple d'avoir pu écrire, au dix-huitième siècle, une autre fin du roi Lear.

Bernard Guelton : Je ne comprends pas bien votre différenciation entre cognition et participation.

Thomas Pavel : Je veux éviter le terme de « connaissance » qui a ces deux versants, de cognition et de participation. Nelson Goodman a insisté sur la cognition dans la réception des oeuvres d'art. C'est devenu un lieu commun. Ce n'est pas faux, mais c'est incomplet. Cela me rappelle une discussion avec Jean-Marie Schaeffer à propos de sa description de ses états d'âme, quand il visite un temple japonais dans Les célibataires de l'art. C'est une expérience cognitive, mais il y a une véritable participation muette.

Otto Pfersmann : Une remarque et trois questions. La philosophie analytique traverse d'importantes mutations dans les années soixante-dix et j'ai trouvé très intéressant la manière dont vous avez perçu et intégré ces modifications. On s'écarte notamment de la conception selon laquelle la philosophie sérieuse est exclusivement la philosophie de la science (ainsi encore Quine), ce qui réduit, au moins prima facie, les propositions ayant un sens à celles qui ont un contenu empirique testable. Mais cette vision rencontre des difficultés dès les années 30, d'une part au regard du problème de l'induction, d'autre part pour les contextes normatifs. Enfin, la critique de l'historicisme a été engagée dans une visée analytique par Popper, c'est un phénomène intra-analytique.

Thomas Pavei : Oui, d'accord.

Otto Pfersmann : Voici alors ma première question : vous avez présenté la théorie des modalités comme une preuve de la liberté, en d'autres termes, vous lui avez donné un statut ontologique. On peut voir les choses autrement : pourquoi une théorie de la liberté morale ou politique ne serait-elle pas compatible avec une philosophie déterministe ? On peut également concevoir un pluralisme sémantique et admettre dans ce cadre différentes modalités aléthiques ou déontiques et maintenir une position déterministe. Je ne vois pas le lien logique entre les deux. Ma deuxième question porte sur ce que vous avez appelé « fonctionnement » du personnage. Vous dites que l'on conçoit les êtres de fictions de la même manière que les êtres non fictionnels. S'agit-il d'un fonctionnent mental ou ontologique? La deuxième thèse serait évidemment plus forte et plus difficile à démontrer. Enfin ma troisième question porte sur le rapport entre le fait et la norme dans le réel et dans la fiction. Pourquoi seraient-ils liés dans la fiction ? Les normes du monde réel sont déjà des fictions, a fortiori, les normes des mondes fictionnels sont des fictions de fiction.

Thomas Pavel : En ce qui concerne l'historicisme, les versions que j'en ai rencontrées dans ma jeunesse me semblent faibles. En ce qui concerne les normes, je suis intéressé par l'approche interne. Quand je lis, je suis intéressé par la manière dont je vis la lecture. Ce à quoi je fais allusion est l'expérience de l'immersion. Or, à l'intérieur de cette expérience, je ne vois pas de manière logique de distinguer fiction et non fiction. Quant au troisième point : Pourquoi lisons-nous ? c'est parce que la spécificité des œuvres littéraires est de mettre un accent particulier sur les aspects axiologiques de notre existence..

Otto Pfersmann : Est-ce que ce n'est pas un retour à Husserl contre Frege ? pour la philosophie analytique, l'intentionalité, c'est la référence.

Thomas Pavel : Husserl, cependant, n'a pas proposé une théorie des valeurs.

Françoise Lavocat : Est-ce que la conception d'univers de fiction essentiellement organisés par la modalité axiologique n'amène pas à dire que toute la littérature, à des degrés divers, est exemplaire ?

Thomas Pavel : Oui, d'une certaine manière. La littérature est plutôt une casuistique. Elle est une réflexion qui porte sur des cas individuels, une réflexion fortement nourrie par les biens et les normes. Comme le commérage, qui fait la même chose, l'intérêt pour la littérature est universel...

Marie de Gandt : Vous avez proposé une articulation entre liberté / religion / littérature. Mais quand je lis Madame Bovary, je ne pense pas, comme vous, qu'elle s'occupe mal de son enfant. Je pense plutôt que c'est bien de préférer son amant à son enfant. J'adhère à une transgression.

Thomas Pavel : J'imagine qu'il y a un autre monde ; une fois que l'on accepte cette idée, on peut très bien imaginer encore un autre monde, comme celui que vous décrivez. Mais Madame Bovary a quand même comme thèse qu'il ne faut pas trop rêver. Il y a dans cette littérature du dix-neuvième siècle une sorte de réaction contre la liberté de rêver.

Marielle Macé : Vous avez dit, avec des accents bibliques : « je suis celui qui lit ». Cela m‚a éclairée sur un aspect de votre leçon inaugurale, concernant la différence que vous établissez entre "moi" et "ma vie" : il y a un gouffre, ou au moins un décalage, entre la façon dont se définit ou se projette le "moi", et les déterminations propres à ma vie; la fonction des récits que l'on lit, et dont l'expérience aussi nous définit, serait de combler ce gouffre. C'est avec ce filtre que je vous ai écouté réinterpréter votre parcours depuis la pensée des mondes possibles jusqu'à cette nouvelle saisie des récits. Nous nous sommes souvent interrogés dans le séminaire sur le statut de la notion de monde: est-ce un emprunt (légitime ou déformé) aux théories modales, ou une métaphore? La façon dont vous densifiez cette idée de monde me semble échapper aux deux "écueils" du calque théorique et de l'image. Le parcours que vous décrivez apparaît comme une libération et non un affaiblissement par rapport à la saisie formelle de l'idée de monde (comme ensembles d'entités). Vous rechargez existentiellement la notion, le monde n'apparaît pas comme une collection d'êtres fictionnels, mais comme un habitat humain.

Thomas Pavel : Oui, « gouffre » ! J'aurais dû dire cela !

Marielle Macé : Est-ce qu'il n'y a pas une analogie entre d'une part cette distinction entre "moi" et les déterminations de ma vie, et d'autre part la théorie causale des noms propres ?

Thomas Pavel : Si. Léon Bloy soutenait que Dieu seul nous révélera notre vrai nom. Il y a quand même une différence entre moi et mon nom.

Christiane Klage : Cela me gène énormément quand vous dites qu'il n'y a pas de différence entre le fictionnel et le réel. C'est un trait sur toute la sémiotique ! on retourne à une conception d'un rapport transparent à l'œuvre.

Thomas Pavel : C'est exactement ce que je veux dire. La sémiotique est importante pour l'approche externe. Mais il n'y a pas que cela.

Alain Schaffner : Je pensais aux promenades inférentielles d'Umberto Eco. Si on se place en cours de lecture, on peut s'imaginer qu'Hamlet, aurait pu être plus ceci ou moins cela… Comment vous situez-vous par rapport aux théories de la lecture, comme celles de Vincent Jouve ?

Thomas Pavel : c'est une approche utile et importante, mais encore une fois, ce qui m'intéresse, c'est une approche interne. Ce que je dis s'applique aussi à la méditation après la lecture.

Lise Wajeman : J'ai été extrêmement touchée par ce que vous avez raconté. Votre théorie rend compte de l'efficacité des œuvres de fiction. Mais comment répondez-vous à l'argument réactionnaire selon lequel tel adolescent aurait été poussé à tuer parce qu'il a regardé un film d'Oliver Stone ?

Thomas Pavel : Oui, ce type de question peut se poser. Cette immersion a-t-elle un impact sur notre façon de voir le monde ? On ne peut répondre par oui ou par non. En général, dans la façon dont on enseigne la littérature aux Etats-Unis, on répond par l'affirmative. Cela m'a étonné. Pourtant c'est bien la fonction traditionnelle de la littérature : on a longtemps considéré qu'elle devait éduquer le gentilhomme. Cela correspond à un vrai besoin.

Christine Noille-Clauzade : Vous avez parlé de votre parcours, de la théorie analytique des mondes possibles vers l'idée d'une participation axiologique du lecteur au monde du texte, et vous nous avez proposé de décrire cette participation sur le modèle logique de l'inférence : mais est-ce que vous ne pourriez pas la décrire tout aussi bien comme une interprétation, comme une herméneutique morale et religieuse, renouvelée, du phénomène littéraire ?

Thomas Pavel : C'est tout à fait vrai. J'ai relu récemment Dilthey, j'ai pensé que c'était formidable. Seulement, pour lui la lecture consiste à revivre le vécu des civilisations du passé. Ce n'est pas du tout ce que je propose. Je lis pour le présent. Je pense que le terme de « morale » vous fait peur… mais je suis à la recherche d'un mot qui exprime ce que vous voulez dire.

Marianne Closson : il y a un roman où le mélange entre personnage historique et personnage de fiction est thématisé. C'est Siegfried, une idylle noire, est Harry Mulisch. C'est très troublant.

Mehdi Benjebbour : Selon vous, la spécificité de la littérature, ce serait une mise en évidence de normes et de valeurs ? Mais alors peut-on encore parler de spécificité, puisqu'il semble que des récits factuels comme le reportage ou l'autobiographie consistent de la même manière à mettre en évidence des normes et des valeurs ?

Thomas Pavel : C'est un début de spécificité.



Thomas Pavel

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Mai 2006 à 21h15.