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Modernité de Diderot. Pour une lecture anachronique de la critique d'art

par Nathalie Kremer


Le texte ici reproduit constitue la version remaniée d'une conférence prononcée le 28 février 2015 à l'Université de Genève, dans le cadre du programme «Études sur le siècle des Lumières» de l'École doctorale de Suisse Occidentale (CUSO), pour une journée organisée par Jan Blanc sur le thème Être contemporain, être moderne: la question du temps présent dans les arts et la littérature des Lumières.



Dossier Anachronie





La question du temps présent, interrogé sous l'angle du rapport entre le moderne et le contemporain, se pose de manière particulièrement intéressante dans les écrits sur la peinture de Diderot quand on la conçoit en termes anachroniques. Je voudrais reprendre ici la thèse développée dans mon essai Diderot devant Kandinsky. Pour une lecture anachronique de la critique d'art[1], pour expliciter les présupposés de ma démarche, celle qui m'a amenée à déceler une anachronie dans le discours du philosophe.

Moderne et contemporain ne sont pas des termes synonymes, et que la référence au temps présent ne permet pas de les définir. Pour aborder de front la question, on partira de la définition que Diderot lui-même donne du «contemporain» dans l'Encyclopédie. La formule est d'abord aussi limpide que simple: est contemporain ce «qui est du même temps.» Reste alors à comprendre ce que Diderot entend par la notion de «temps», car aussitôt il ajoute une explication qui semble escamoter la valeur proprement chronologique de la définition pour lui conférer un sens esthétique. Voici l'extrait de l'article en question:

«Qui est du même temps. Il y a peu de fond à faire sur le jugement favorable, ou défavorable, même unanime, que les contemporains d'un auteur portent de ses ouvrages. Ce Ronsard si vanté par tous les hommes de son siècle, n'a plus de nom. Ce Perrault si peu estimé pendant sa vie, commence à avoir de la célébrité; je ne parle pas du fameux architecte du péristyle du Louvre, je parle de l'auteur encore trop peu connu aujourd'hui du Parallèle des anciens et des modernes, ouvrage au-dessus des lumières et de la philosophie de son siècle, qui est tombé dans l'oubli pour quelques lignes de mauvais goût et quelques erreurs qu'il contient, contre une foule de vérités et de jugements excellents.»[2]

On remarquera l'absence du terme de moderne, qui est pourtant déjà associé au nom de Perrault. L'important pour Diderot semble de séparer les notions de «moderne» et de «contemporain» en situant la ligne de partage sur le plan du jugement esthétique. En effet, un saut de pensée pour le moins surprenant est opéré par Diderot entre la première formule («qui est du même temps») et la seconde qui porte sur le «peu de fonds à faire sur le jugement favorable […] des contemporains». Si, d'après Diderot, le contemporain manque de lucidité, et offre donc un bien mauvais tremplin pour la critique poétique[3] (comme le montre paradoxalement le jugement porté sur Ronsard!), le temps semble compris dans un autre sens que celui de simultanéité historique. En effet, Diderot situe le contemporain dans un temps esthétique particulier qui se place à une distance temporelle du simultané historique, à tel point que la seconde phrase de l'article en vient à contredire la première: Perrault n'est pas du même temps que ses contemporains. On reconnaîtra ici la conception du génie de Diderot, qu'il définit à travers la résistance que les contemporains exercent à l'égard de ses productions, situant ainsi du même coup le génie dans un autre temps, comme il ressort des deux passages suivants:

«L'habitude nous captive. Un homme a-t-il paru avec une étincelle de génie? A-t-il produit quelque ouvrage? D'abord il étonne et partage les esprits; peu à peu il les réunit; bientôt il est suivi d'une foule d'imitateurs; les modèles se multiplient, on accumule les observations, on pose les règles, l'art naît, on fixe ses limites; et l'on prononce que tout ce qui n'est pas compris dans l'enceinte étroite qu'on a tracée, est bizarre et mauvais: ce sont les colonnes d'Hercule; on n'ira point au-delà, sans s'égarer.»[4]

«Rien n'est plus ridicule et plus ordinaire dans la société qu'un sot qui veut tirer d'embarras un homme de génie. Eh! pauvre idiot, laisse-le se tourmenter, le mot lui viendra, et quand il l'aura dit, tu ne l'entendras pas[5]

C'est bien d'abord une opposition que les contemporains manifestent à l'égard des productions du génie, et comme le montre la pensée détachée, cette résistance est de l'ordre de l'incompréhension. De la même façon, Perrault est un génie moderne qui n'est pas reconnu par ses contemporains, c'est-à-dire qu'il est porteur d'une différence qui n'est pas encore reconnaissable par eux. Aussi, quand Diderot énonce que Perrault donne un ouvrage «au-dessus des lumières de son siècle», il désigne une forme d'excès de pensée par rapport à une norme plus ou moins homogène d'idées sur l'art et sur la littérature de son temps, reçues pour évidentes, qui opère cette délocalisation de Perrault dans un lieu esthétique lointain de ceux dont il partage pourtant l'existence.


En rapprochant un auteur du XVIIe siècle davantage d'un récepteur futur que d'un récepteur «du même temps», Diderot opère un clivage dans le temps présent, et affirme indirectement la possibilité d'une coexistence de différentes temporalités. Le contemporain se donne à penser comme une discordance des temps[6], qui suppose l'abolition du chronologique au profit de la reconnaissance de l'anachronie comme coexistence légitime de temps hétérogènes. L'hétérogénéité des temps est indiquée dans les Salons par le fait que Diderot superpose à la critique des tableaux contemporains les références aux œuvres (réelles ou imaginaires) du passé (en faisant allusion aux œuvres de Rubens, de Raphaël…), mais aussi du futur. En effet, le discours de Diderot comporte un surplus de sens, un excédant de pensée, qui sans doute échappe à la compréhension de ses congénères mais que nous pouvons percevoir et comprendre aujourd'hui, avec trois cent cinquante ans de recul. L'anachronie n'est alors rien d'autre que la signification donnée après coup à un effet de sens en excès qui est latent dans le discours. Or c'est bien dans l'écart ou l'excès sémantique du discours du philosophe que se loge la rencontre de l'autre temporel – un autre que dans mon essai j'ai voulu appeler Kandinsky. La supposition est la suivante: en analysant minutieusement les tableaux de Chardin, sans annoncer Kandinsky qu'il ne peut bien sûr connaître, Diderot rend pourtant contemporaines des œuvres séparées de près de cent cinquante ans d'histoire.


Je définirais alors la modernité, celle de Diderot en l'occurrence, comme étant la possibilité de rendre contemporaines des œuvres historiquement éloignées. Du moins, c'est ce que l'anachronie permet de mettre en lumière: elle assigne un lieu à la modernité, celui de la concordance de temps historiquement différents. Bien sûr, toute lecture anachronique est elle-même conditionnée chronologiquement: ce n'est toujours qu'après-coup que nous pouvons repérer l'anachronie. La lecture anachronique repose sur l'acquis du présent actuel: Kandinsky, ou Matisse, ou un autre, a changé quelque chose à l'art dans la mesure où on peut traquer l'art abstrait dans des œuvres antérieures au développement de l'art abstrait. Il y a là un premier présupposé de ma démarche, puisque dans mon essai je suppose en tant que non-spécialiste d'histoire de l'art que l'art abstrait est ce que Diderot et Rousseau appelaient une «révolution», au sens d'un «hiatus» ou un saut historique irréversible qui est tel, que l'affirmation la contemporanéité des œuvres d'un Kandinsky avec celles de Chardin puisse nous apparaître comme inattendue autant qu'incongrue.


Toujours est-il que sans le développement réel, effectif de l'art dit abstrait (et donc dans la supposition d'un autre développement possible de la pratique artistique des deux ou trois cent dernières années —la question me semble importante, car la logique factuelle est rarement celle de la raison), on verrait sans doute autre chose dans l'art d'aujourd'hui ou du passé: on opèrerait une autre lecture des Salons de Diderot, tant notre regard d'aujourd'hui est déterminé par notre ancrage dans l'actuel. On retrouve ici la célèbre intuition de Borges, rappelée et développée par J. Schlanger dans un texte lui-même fameux:

«Chaque écrivain,dit Borges, crée ses précurseurs en modifiant notre perception du passé. Si l'œuvre importante se reconnaît à ce qu'elle change quelque peu le regard et la vision, si bien qu'elle enrichit de relations et de tonalités nouvelles tout ce que nous lirons désormais, cette modification concerne aussi les œuvres antérieures: l'œuvre importante crée après coup ses traces préalables, ou plutôt laisse ses lecteurs s'en charger. Grâce à la fluidité de la conscience culturelle, qui se prête toujours à de nouvelles réorganisations et de nouvelles interprétations, la nouveauté de l'œuvre enrichit le passé.»[7]

Le fait que Kandinsky ait existé, ou Matisse ou Rothko, a changé non seulement le futur développement de l'art, mais aussi le passé. La partie est donc bien inégale entre un critique contemporain de Diderot (au sens, ici, du «même temps») et un critique d'aujourd'hui[8], puisque le critique des temps passés ne profite pas des acquis du présent. En revanche, parce qu'il est en position de force, pour ainsi dire, le critique du présent peut rendre actuelles des œuvres du passé, grâce à cet éclairage rétrospectif qu'apporte l'œuvre nouvelle sur celles du passé. Dire que Chardin et Kandinsky sont contemporains, c'est donner un sens actuel à la production du passé: c'est, autrement dit, refuser de considérer les œuvres comme des monuments passés (et donc dépassés) pour leur conférer une actualité digne d'un intérêt sans cesse renouvelé. C'est le sens du plaidoyer de François Noudelmann pour un contemporain défini comme un mode de présence d'un passé non objectivable, dans la mesure où la contemporanéité «ne peut jamais être objectivée: elle réarticule en permanence des devenirs à la fois singuliers et collectifs»[9].


Or en détectant dans le discours de Diderot une contemporanéité entre Chardin et Kandinsky, on reconnaît que Diderot lui-même est pris dans une forme de discours qui est à la fois clairvoyant et aveugle: c'est toujours quand «il ne croit pas si bien dire» qu'il «dit si bien quelque chose» — quelque chose de plus, quelque chose de moderne — et j'emploie bien consciemment le mot dans le sens que je viens de définir: comme désignant la mise en place d'un autre lieu où s'opère la rencontre de temps différents, où l'autre temps peut rencontrer le temps présent.


Nous voici donc au cœur de la thèse exposée dans Diderot devant Kandinsky, qui consiste en ceci: quand Diderot fait l'éloge de la réussite d'une œuvre, il la juge selon des critères voire des mots propres à l'exigence d'imitation, qui est inséparable de la célébration de l'illusion. Et pourtant, dans cet éloge même, ou plutôt au creux de cet éloge même, il y a autre chose, il y a un écart de sens considérable (même si Diderot ne croit pas si bien dire), et ce surplus de sens ou cet «au-dessus» du discours, pour reprendre le mot de Diderot, nous donne trois siècles plus tard la signification proprement moderne —faut-il dire: abstraite?— d'une œuvre classique.


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Le célèbre compte-rendu du Bocal d'olives Chardin en 1763 donne le point de départ:

«C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et ses reflets. Ô […] ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette; c'est la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau, et que tu attaches sur la toile.
[…] On n'entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et dont l'effet transpire de dessous en dessus. D'autres fois on dirait que c'est une vapeur qu'on a soufflée sur la toile; ailleurs, une écume légère qu'on y a jetée. […] Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît. Éloignez-vous, tout se crée et se reproduit.»[10]

Ces quelques lignes de la description de Diderot pourraient porter directement sur la Composition VIII de Kandinsky: du moins c'est ce qu'une expérience réalisée dans la pratique avec un public non averti a pu révéler (on peut mettre ce passage en regard d'une reproduction de la toile abstraite, et lire la description de Diderot comme une description de l'œuvre de Kandinsky)[11]. Bien sûr l'interchangeabilité des tableaux de Chardin et de Kandinsky sous les yeux de Diderot tient en premier lieu à l'irréductibilité sémiotique du texte et de l'image. Diderot le savait bien, qui connaissait les thèses de son siècle sur le caractère naturel du signe visuel qu'on opposait au caractère arbitraire de la «poésie». Bien avant Lessing, l'abbé Du Bos avait le plus clairement formulé ce principe de non-équivalence entre les arts dans la section 40 de la première partie de ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), en définissant la peinture comme un signe naturel: «Je parle peut-être mal quand je dis que la peinture emploie des signes. C'est la nature elle-même que la peinture met sous nos yeux.»[12]


En tant que critique d'art, Diderot savait se confronter à la différence radicale entre le symbole et l'icône, comme le montre la description d'une «Petite, très petite ruine» d'Hubert Robert en 1767:

«Très bon petit tableau, mais exemple de la difficulté de décrire et d'entendre une description. Plus on la détaille, plus l'image qu'on présente à l'esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile. D'abord l'étendue que notre imagination donne aux objets est toujours proportionnée à l'énumération des parties. Il y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute, un puceron pour un éléphant. Il ne s'agit que de pousser à l'excès l'anatomie circonstanciée de l'atome vivant.»[13]

C'est ainsi que Diderot n'écrit pas ses Salons dans la tradition de la poésie descriptive, très en vogue pourtant, et notamment en Allemagne où la Beschreibungspoesie appelle la réaction vive de Lessing, qui refuse de réduire la poésie à être une «peinture parlante». On sait que le philosophe français exploite plutôt la richesse sémiotique de la littérature en développant toute une série d'artifices qui ont valeur de description: feintise de la digression comme un refus de la description dans la «Promenade de Vernet», métalepses abondantes pour entrer en conversation avec la figure peinte comme il le fait avec la Jeune fille pleurant son oiseau mort — jeune fille ne pleurant donc pas son oiseau mort… Ces stratégies alternatives à l'ekphrasis sont bien connues et leur originalité pour la critique d'art que pratique Diderot a souvent été soulignée[14]. Mais au-delà de la question de l'irréductibilité du signe, qui fait qu'une description peut s'appliquer à plusieurs réalisations imagées, il est intéressant de constater dans la lecture du compte-rendu de Chardin, applicable à Kandinsky, que Diderot capte quelque chose au-delà de Chardin, au-delà de l'observable décrit qui le ramène à décrire autre chose, ou quelque chose de plus, que du Chardin seulement.


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La thèse de l'anachronie part du fait que Diderot décrit les œuvres de Chardin en célébrant l'illusion, au sens d'imitation parfaite, qu'elles font sur le spectateur. «C'est la chair même du poisson» dit-il à propos de La Raie. L'illusion des natures mortes de Chardin est si forte qu'elle amène à effacer la distinction entre l'image représentée et son référent-objet. Il n'est pas besoin de refaire l'enquête brillamment menée par Louis Marin sur le pouvoir du trompe-l'œil qu'il explique en recourant à la théorie du signe de Port-Royal. Selon cette théorie sémiotique (qui s'élabore dans les années 1662-1683, mais qui «résume toute une histoire de la sémiotique en Occident, parachevant dans le champ de l'épistémè cartésienne la tradition augustinienne»), toute «structure signifiante consiste dans un dédoublement, dans une duplication», puisque le signe est la représentation d'une idée, qui elle-même représente la chose pour un esprit. Or «à cette duplication, à ce dédoublement, est exactement contemporaine une substitution constitutive ipso facto d'objectivité de la chose au signe, une réduction du signe à la chose: tel est l'objet fondé en vérité», analyse Louis Marin. Autrement dit, l'idéal du signe (ou le signe idéal… comme le trompe-l'œil), est de «s'effacer, transparent, devant la chose.»[15] C'est cette substitution, ce «remplacement» de la chose par le signe que Diderot tente de célébrer comme un comble de l'illusion (un comble qui a souvent été remarqué puisque le philosophe souligne que ce ne sont pas des oiseaux ni un regard distrait que Chardin tromperait, mais «vous et moi»![16]).


Or cet idéal de la transparence comporte – ou plutôt exhibe – précisément sa part d'opacité. En effet, la perfection de l'illusion provoque aussitôt la perplexité du spectateur devant le pouvoir de la création d'une œuvre: comment comprendre qu'une image si «vraie» ne soit que peinte? Ou pour le reformuler en termes propres à l'époque de Diderot: comment le faux peut-il sembler vrai? C'est quand le philosophe reconnaît cette part de mystère dans la création de l'art en déclarant qu'«[o]n n'entend rien à cette magie», qu'il déplace son attention de l'image qui fait illusion vers l'image qu'on peut appeler picturale, en tant que présence d'une matière et d'un travail de production, travail d'une main dans la matière et dans le temps — ou faut-il dire: travail de la main du temps qui se manifeste ici comme créateur, comme incitateur d'œuvres hétérogènes?


Autrement dit, dans l'éloge de l'illusion de l'art se loge celui de la matérialité de l'art, et ces deux appréhensions sont antithétiques, comme l'a montré Gombrich dans L'Art et l'illusion en s'appuyant sur l'exemple du «lapin-canard», qui montrerait que l'esprit ne peut voir deux représentations en même temps (l'œil ne pouvant percevoir qu'alternativement un canard ou un lapin, ou, dans le cas de Chardin, un bocal d'olive ou des couleurs superposées). Nous nous appuyons ici sur un deuxième présupposé de méthode, qui nous est donné par Marian Hobson dans son livre The Object of art[17], dans lequel elle distingue une illusion dite «bimodale» d'une illusion dite «bipolaire» ou totale, qu'elle définit en termes de méprise (la méprise fût-elle l'affaire d'un instant):

«Bipolar illusion insists that the consumer makes a mistake about what he sees, be it only momentarily. […] A mistake about the nature of what is seen must totally exclude awareness and thus pleasure too.»[18]

Dans l'illusion douce ou bimodale, au contraire, il y aurait une complicité mi-consciente, à tout moment, du sujet regardant: «In bimodal illusion, involvement and awareness coexist within an experience.»[19]

L'éloge de Chardin par Diderot se laisse d'abord envisager en termes d'illusion bipolaire, au sens où ses tableaux ont l'effet d'un trompe-l'œil, rejoignant la définition de Louis Marin, que je me permets de citer une dernière fois:

«Le trompe-l'œil […] pousserait si loin son intention mimétique, ou accomplirait si parfaitement sa capacité transitive – représenter quelque chose – que sa dimension réflexive serait en quelque sorte effacée ou, plus précisément, que le sujet de représentation en serait interdit dans tous les sens du terme, où, en un moment, en un lieu du tableau, tout se passerait comme si la chose même était là, présente, en peinture.

[…] [Autrement dit, la question du trompe-l'œil serait l'interrogation de la représentation par la représentation même. Le jeu de cache du signe représentant serait tel que, loin de faire reconnaître dans le signe la chose qu'il représente, la chose signifiée annulerait son représentant pour apparaître elle-même comme chose dans le tableau.]»[20]

Partant du fait que la critique de Diderot implique une illusion totale ou bipolaire de méprise («c'est vous, c'est moi que Chardin trompera, quand il voudra»), il est d'autant plus remarquable que cet éloge de l'illusion parfaite soit fondé sur des remarques touchant à la matérialité, à la plasticité de l'œuvre.


En effet, on peut recenser partout dans les Salons de Diderot, et pas seulement devant Chardin, des métaphores matérielles de texture pour désigner le sujet du tableau: tantôt c'est une vapeur qu'il perçoit et dont il dit qu'elle est «palpable» comme le brouillard parce qu'elle a son épaisseur ou sa «profondeur»[21], tantôt c'est une écume qui peut ressembler «à de la crème fouettée»[22], comme si la couleur, affranchie de la toile, devenait une texture onctueuse dans laquelle il pouvait plonger le doigt. Tel jaune de Bachelier ressemble à «une belle pièce de chamois artistement ajustée sur un squelette ouaté», et le rouge de Drouais est «artistement couché sur la craie la plus fine et la plus blanche» qui rappelle «les gants de Strasbourg»[23]. Les fleurs ont leur velouté ou leur duvet, le brouillard est cotonneux, les draperies sont des cuirasses, les rayons de lumière des rideaux. Face à ces duvets, ces pétales, ces vapeurs, ces textures de la couleur, il semble que la couleur, suivant le mot de Baudelaire «pense par elle-même»[24], qu'elle s'affranchisse de la toile, comme Matisse par exemple fait exister des couleurs autonomes à travers le sujet qu'elles sont chargées de représenter.


Les remarques sur la texture, la matérialité du tableau ne se limitent donc pas aux comptes rendus de Chardin mais sont légion dans les Salons. Pourtant, il me semble qu'on peut ramener la thèse à une phrase éclairante de Diderot, celle où il observe l'«épaisseur» des couches de couleur dans la transparence même du bocal contenant les olives:

«[c]e sont des couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et dont l'effet transpire de dessous en dessus».

Cette phrase évoque la superposition des touches du pinceau, qui ne s'effacent pas mais sont prises dans un «entrelacs indétressable», pour reprendre les mots de G. Didi-Huberman, un «l'Un-dans-l'Autre»[25] où se montre toute la profondeur de la toile. Dire que la couleur du dessous «transpire», c'est dire à la fois qu'elle transparaît littéralement et qu'elle respire, métaphoriquement parlant, à travers les autres couleurs qui la couvrent.[26] La transparence du trompe-l'œil laisse voir l'opacité de la matière dont il est fabriqué.


La double appréhension de l'œuvre, l'une célébrant l'illusion mimétique, l'autre (imbriquée dans la première) dénonçant la matière qui rompt la transparence de l'œuvre[27] est antithétique mais non pas mutuellement exclusive. Comme l'a montré Jean-Marie Schaeffer[28] en renouant avec l'exemple du lapin-canard de Jastrow, si l'œil ne peut voir deux images à la fois, en revanche il est possible de concevoir une image et son support de représentation en même temps. Ainsi, quand Diderot perçoit l'épaisseur des couleurs dans la vérité même des objets du tableau, il serait dans une forme d'illusion bimodale, pour reprendre le terme de M. Hobson, et qui semble correspondre à ce que J.-M. Schaeffer décrit comme un «état mental scindé», comme une forme de bimodalité inhérente à toute situation d'immersion fictionnelle. Peut-être cette duplicité de la transparence et de l'opacité de la matière ressort-elle le mieux de cette réaction binaire formulée par deux spectateurs imaginaires que Diderot place devant un portrait de La Tour, le premier «qui réfléchissait» s'écriant: «‘Que la peinture est un art difficile!'», tandis que le second «qui n'y pensait pas» et se laissait emporter par l'illusion de la toile s'écrie: «‘Ô que cela est beau!'»[29]. Comme le fit remarquer Louis Marin[30], le regard qui juge prend place dans le regard premier, celui qui est enthousiaste et emporté: l'œil critique est ainsi produit par et dans l'illusion.


C'est donc le mélange des couleurs, «ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat; ce mélange de rouge et de bleu, qui transpire imperceptiblement»[31] à travers le vase et le bocal qui est décrit par Diderot à travers l'éloge du pouvoir d'illusion que font les objets (les deux biscuits, le bocal d'olives, la bigarade et le pâté). Dans la description d'un «oiseau de rivière suspendu par la patte» de Chardin, Diderot va même jusqu'à assimiler ouvertement l'illusion et la couleur matérielle dans une formulation oxymorique: «Les biscuits sont jaunes, le bocal est vert, la serviette blanche, le vin rouge, et ce jaune, ce vert, ce blanc, ce rouge mis en opposition récréent l'œil par l'accord le plus parfait»[32]. Dans ces formulations paradoxales, Diderot dit à la fois l'illusion de l'image et ce qu'on peut appeler sa picturalité[33], car en toutes lettres Diderot dit ceci: «ces [apparences de] biscuits [ne] sont [que] [des couleurs] jaunes etc.». Mon troisième présupposé est alors que la matérialité de l'image qui transperce, transpire à travers l'éloge de l'illusion est précisément le propre de l'art moderne, si on s'accorde à le définir avec Pierre Sauvanet comme une «figuration non-mimétique» où l'art prend conscience de lui-même[34] et devient réflexif, faisant du travail de la matière le sujet même de la représentation.


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En quoi réside alors l'anachronie du discours de Diderot? Les formulations paradoxales qu'on a rencontrées, qui disent à la fois le pouvoir d'illusion de l'image et sa plasticité, reposent sur une métaphorisation du discours: dire que les couleurs de dessous transpirent dans celles du dessus, c'est dire que le blanc et le rouge opaques transparaissent dans ou à travers le bocal transparent. Ces lignes et couleurs du dessous de l'image, qui transpirent à travers elle, ce sont les lignes et les couleurs des tableaux de Kandinsky, comme s'il était percevable dessous, ou à travers, les couleurs de Chardin. Les olives deviennent abstraites, pour ainsi dire, puisque la thèse de l'anachronie pose que leur transparence imagière laisse entrevoir l'opacité propre à l'art abstrait.


Il me semble ainsi clarifier ma thèse de la modernité de Diderot comme le lieu d'apparition d'un art réflexif dans un art transitif. Je dis lieu, car c'est bien un déplacement de sens qui est opéré dans le discours de Diderot et auquel nous pouvons donner sens grâce au gain de notre savoir actuel. Nous surinvestissons le sens en excès dans le discours sur l'illusion de Diderot, à la manière dont la figure métaphorique (celle de la transpiration des couleurs) instaure un déplacement de sens au sein d'un discours homogène. C'est, autrement dit, une voie inédite dans la pensée du philosophe qui apparaît par le détachement du sens explicite (celui de l'illusion) et du sens en excès (celui du pictural) qui transparaît entre les lignes, à travers les mots. Cet espace sémantique qui vient en excès du sens du discours de Diderot me semble bien être le lieu de rencontre de temps hétérogènes et à première vue irréductibles au sein d'un discours mimétique comme celui de Diderot.


Aussi la lecture anachronique est comme un palimpseste inversé: en éclairant postérieurement un sens déjà impliqué dans son discours, nous avons décelé un futur entretressé, pour ainsi dire, dans le présent de ses mots. «L'entrelacs indétressable» des couleurs de Chardin et de Kandinsky est inscrit dans le discours du philosophe comme un sens qui ne viendra qu'après mais qui est néanmoins détectable comme étant «déjà là». La lecture anachronique implique donc qu'on se détache de la linéarité sémantique et de son unité de temps chronologique, pour remarquer l'écart de pensée, producteur d'un autre sens, un sens inédit ou, pour emprunter un terme à Genette, un sens «inécrit»[35]. Rappelons que cet écart anachronique n'acquiert sa signification pleine que pour nous, après l'apparition de l'art abstrait, mais l'important est de percevoir ce déplacement opéré par Diderot du mimétisme vers le caractère matériel de l'art, c'est-à-dire vers son autonomie.


En étant sensible à la création d'un lieu, d'un espace mental dans lequel les différentes temporalités peuvent concorder, la démarche d'analyse des Salons proposé dans Diderot devant Kandinsky est résolument une démarche poétique, dont le présupposé (ce sera le quatrième) est l'incomplétude du texte. On pourrait avoir l'impression que je maltraite le discours de Diderot, en rompant l'homogénéité de sa critique mimétique pour la concevoir comme un carrefour de temps hétérogènes. Je tiens à souligner ici que je me sens au contraire très proche de Diderot, car le philosophe lui-même concevait toute œuvre, même l'œuvre la plus achevée, comme foncièrement incomplète. N'exprime-t-il pas à plusieurs reprises son horreur des tableaux «trop finis»[36], «léchés» comme il dit, et ne privilégie-t-il pas volontiers l'esquisse comme un inachevé qui incite le spectateur à continuer l'œuvre? «Quand on écrit, faut-il tout écrire? Quand on peint, faut-il tout peindre? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination» s'exclame Diderot devant les Bergeries de Boucher[37] qui saturent son imagination. À l'inverse, les esquisses[38] permettent de mettre en place ce que j'appelle volontiers une «continuité créative» auprès du spectateur[39]: une possibilité et une envie de continuer, de compléter l'œuvre à partir de ce qu'elle suggère. Le vrai et le seul travail de l'œuvre ne consiste qu'à donner une amorce de sens, et notre Diderot-spectateur ne sera jamais aussi enthousiaste devant l'œuvre (dramatique ou picturale) que lorsqu'il pourra l'achever: en partant de l'impression qu'il en reçoit pour développer le sens en retrait de l'œuvre. «L'esquisse ne nous attache peut-être si fort que parce qu'étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination, qui y voit tout ce qu'il lui plaît», affirme le critique devant les esquisses de Ruines d'Hubert Robert, dans son Salon de 1767 (p.715).


Il remarque que Chardin, comme Robert, ne finit pas ses tableaux, il s'en indigne parfois mais s'en réjouit toujours pour ce que l'imagination gagne devant ce qu'on peut appeler l'informe des œuvres:

«Quatre lignes perpendiculaires, et voilà quatre belles colonnes, […] un triangle joignant le sommet de ces colonnes, et voilà un beau fronton, […] l'imagination fait le reste. Deux traits informes élancés en avant, et voilà deux bras; deux autres traits informes, et voilà deux jambes; deux endroits pochés au-dedans d'un ovale, et voilà deux yeux; une ovale mal terminée, et voilà une tête, et voilà une figure qui s'agite, qui court, qui regarde, qui crie. Le mouvement, l'action, la passion même sont indiqués par quelques traits caractéristiques, et mon imagination fait le reste[40]

Les «quatre coups de pinceau» d'Hubert Robert ou de Chardin[41] sont la figuration visuelle de l'incitation de l'œuvre à mettre l'imagination du spectateur «à l'aise»[42], qui pourra libérer l'œuvre de son sens explicite pour enrichir celui-ci de ses connotations latentes. À la façon dont l'imagination de Diderot se plaît à continuer en mots ce que l'image peinte laisse à peine entrevoir, tout lecteur peut aller au-delà du sens explicite pour conjuguer les œuvres dans une autre déclinaison des temps. En effet, si on considère comme achevée toute œuvre rendue publique, celle-ci véhicule néanmoins toujours un sens en excès qu'il incombe à tout lecteur, critique ou amateur, de percevoir et peut-être d'expliciter au profit d'une réactualisation de l'œuvre.


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La question de la contemporanéité est pour Diderot une question de jugement esthétique, et j'ai essayé de montrer qu'elle est source d'un clivage temporel dans la mesure où elle instaure un espace, un lieu mental qui permet la rencontre de temps hétérogènes, rétrospectifs et projectifs. Dans ce que j'ai dit ici, je n'ai parlé que de la rencontre des temps. Mais le clivage du présent implique aussi, à l'inverse, un départage des temps, dont Diderot nous parle également. Par exemple, dans son Salon de 1765, il critique une œuvre de Roland de La Porte en ces termes:

«Ce n'est pourtant ni la touche, ni la vigueur, ni la vérité, ni l'harmonie de Chardin, c'est tout contre, c'est-à-dire à mille lieues et à mille ans; c'est cette petite distance imperceptible qu'on sent et qu'on ne franchit point.» (Salon de 1765, p.376)

«C'est tout contre», «c'est tellement loin»: en étant presque, mais pas, à la hauteur de Chardin, de La Porte est à «mille ans» de Chardin (et pour le coup, de Kandinsky). L'énormité de la différence est qualifiée de «petite distance imperceptible»: un distance si petite que, dans son Salon de 1767, il indique qu'elle n'a «que l'épaisseur d'un cheveu»[43]. Un cheveu pour un abyme de temps différents: il est la lame du critique qui sépare le bon du mauvais, autrement dit, le passé de l'anachroniquement présent.




Nathalie Kremer
Février 2015



Pages de l'Atelier associées: Anachronisme, Anachronie, Plagiat par anticipation, Lecture, Contemporain



[1] Guern, Passage d'encres, coll. «Trace(s)», déc. 2013, 40 p. et 6 ill., rééd. 2015.

[2] Diderot, art. «Contemporain», Encyclopédie (t.IV, 1751), en ligne sur http://portail.atilf.fr/encyclopedie/ .

[3] Ce qui est bien sûr lié à la question de l'éducation des savoirs. Ainsi, au début du Salon de 1765, il oppose son jugement de connaisseur à celui, toujours partiel et partial, de «la foule des oisifs» qui ne fait que «passer» devant les œuvres. Leur «coup d'œil superficiel et distrait» contraste avec son travail de critique solitaire qu'il décrit comme une forme de recueillement et de méditation, recquérant une attitude presque passive devant les œuvres: «J'ai donné le temps à l'impression d'arriver et d'entrer. J'ai ouvert mon âme aux effets, je m'en suis laissé pénétrer. […] Seul, j'ai médité ce que j'ai vu et entendu…» (Salon de1765, p.291, nous soulignons).

[4] De la poésie dramatique (1758), in: Diderot, Œuvres, t.IV: Esthétique-Théâtre, éd. L.Versini, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1996, p.1278, nous soulignons. Toutes nos références aux œuvres de Diderot iront à cette édition.

[5] Pensées détachées (1781), op. cit., p.1015, nous soulignons.

[6] Comme le montre Martin Rueff dans son analyse de Matière et mémoire de Bergson: «ce qu'on nomme ‘contemporain' c'est moins la concordance des temps que la discordance du temps, sa disjonction» («La concordance des temps», in: Qu'est-ce que le contemporain?, éd. par Lionel Ruffel, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2010, p.97)

[7] J. Schlanger, «Le précurseur»,in: Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, sous la dir. de J. Neefs, Presses Universitaires de Vincennes, coll. «Culture et société», 2001. J. Schlanger précise bien que «nous ne sommes pas invités à entendre que les écrits des précurseurs ont engendré ou préparé l'œuvre de Kafka (il ne s'agit pas de sources ou d'influences, c'est pourquoi il n'est pas pertinent de se demander s'il les a connus). Ce qu'on nous dit, c'est qu'ils évoquent ou qu'ils suggèrent le phénomène Kafka, parce qu'ils lui ressemblent en partie à quelque égard. Cette ressemblance ne peut être aperçue qu'après coup, mais elle n'est intéressante que si les œuvres sont antérieures. Ressembler à Kafka après Kafka est évidemment beaucoup moins surprenant et beaucoup moins précieux...». Voir dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula, l'entrée Plagiat par anticipation.

[8] Diderot devant Kandinsky, op. cit., p.12.

[9] François Noudelmann, «Le contemporain sans époques: une affaire de rythmes», in: Qu'est-ce que le contemporain?, op. cit., p. 66.

[10] Salon de 1763, op. cit., p.264-265.

[11] L'expérience fut réalisée à l'occasion de la conférence «Peindre et écrire: Diderot et l'invention de la critique d'art au XVIIIe siècle», prononcée le 15 octobre 2012 à l'Université Sorbonne Nouvelle.

[12] Abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), Paris, Mariette, 1733, partie 1, section 40, p.392-394.

[13] Salon de 1767, p.704. Quelques pages plus loin dans le même Salon, il revient sur ce défi impossible de traduire exactement de l'image en mots: «Voilà une description fort simple, une composition qui ne l'est pas moins et dont il est toutefois très difficile de se faire une juste idée, sans l'avoir vue. Malgré l'attention de ne rien prononcer, d'être court, et vague; d'après ce que j'ai dit, vingt artistes feraient vingt tableaux où l'on trouverait les objets que j'ai indiqués, et à peu près aux places que je leur ai marquées, sans se ressembler entre eux ni à l'esquisse de Robert. Qu'on l'essaie? et que l'on convienne de la nécessité d'un croquis. Le plus informe dira mieux et plus vite, du moins sur l'ordonnance générale, que la description la plus rigoureuse et la plus soignée.» (p.716)

[14] Outre les articles de R. Démoris repris sur Fabula et les travaux de S. Lojkine (voir les pages «Diderot et la peinture» sur son site utpictura18), je signalerai seulement, parmi les études récentes, Pedro Pardo Jiménez, «Pour une approche fonctionnelle de la métalepse», Poétique 170: 2 (2012), p.163-176 et Élise Pavy, L'image et la langue: Diderot à l'épreuve du langage dans les Salons, Paris, Classiques Garnier, 2014.

[15] «L'idée représente la chose pour un esprit, et le signe est la représentation de cette idée pour les autres esprits. Cette représentation de représentation est la signification du signe, d'autant plus vraie qu'elle est exactement adéquate à l'idée et, par là, à la chose ainsi signifiée. Son idéal […] pour ne pas dire son idéalité, est de s'effacer, transparente, devant la chose.» (L.Marin, «Imitation et trompe-l'œil dans la théorie classique de la peinture au XVIIe siècle», in Imitation, aliénation ou source de liberté?, Paris, Rencontres de l'École du Louvre, Documentation française, 1985, p.184)

[16] «Ah, mon ami, crachez sur le rideau d'Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient, et les animaux sont mauvais juges en peinture. N'avons-nous pas vu les oiseaux du Jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise des perspectives? Mais c'est vous, c'est moi que Chardin trompera, quand il voudra.» (Salon de 1763, op. cit., p.265) Suprématie du pinceau de Chardin, qui en outre n'est pas parvenu à ce degré d'illusion par le hasard, comme son prédécesseur antique Protogène qui, ne pouvant rendre «avec vérité» la bave d'un chien haletant, dépité «lança son éponge sur l'endroit déplaisant du tableau»; le coup d'éponge replaçant les couleurs de telle sorte que l'imitation fut réussie (anecdote rapportée par Pline l'Ancien dans son Histoire naturelle, trad. É. Littré, Paris, Dubochet, 1850, t.II, livre XXXV, 36, §38-40).

[17] The Object of art. The theory of illusion in XVIIIth-Century France, Cambridge UP, 1982; traduit par Camille Fort: L'Art et son objet. Diderot, la théorie de l'illusion et les arts en France au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2007.

[18] The Object of art, ibid., p.49.

[19] Ibid., p.47.

[20] L.Marin, «Imitation et trompe-l'œil…», art. cité, p.190.

[21] Salon de 1761, p.220. L'expression de Diderot évoque la plongée du corps du spectateur dans l'épaisseur de la toile, dans ses «couches de vapeur».

[22] À propos de la Fable du cheval et du loup de Bachelier, un tableau où l'on peut voir une eau s'échapper du pied d'un rocher, qui «ressemble à de la crème fouettée, à force de vouloir être écumeuse» (Salon de 1761, p.221). À la crème fouettée fait écho l'omelette pour caractériser un Groupe d'enfants dans le ciel de Fragonard: «c'est une belle et grande omelette d'enfants» (Salon de 1767, p.755).

[23] Il s'agit des tableaux La Charité romaine de Bachelier et le Jeune Homme vêtu à l'espagnole de Drouais le fils, présentés au salon de 1765 (p.339 et p.366): «Ce n'est pas de la chair, car où est la vie, l'onctueux, le transparent, les tons, les dégradations, les nuances? c'est un masque de cette peau fine dont on fait les gants de Strasbourg; aussi ce jeune homme attrayant par sa jeunesse, la grâce de sa position, le luxe de son ajustement, est-il froid, insipide et mort.» La même sensibilité pour la matière de la couleur ressort de la critique d'une draperie dans un tableau de Carle Vanloo, qualifiée par Diderot de «cuirasse»: «on dirait d'une [sic] plaque de cuivre jaune» (Salon de 1759, p.194).

[24] «[i]l semble que cette couleur […] pense par elle-même, indépendamment des objets qu'elle habille.» (L'Exposition universelle de 1855, in Critique d'art, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992, p.255)

[25] Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, coll. «Critique», 1985, p.23 et p.27-28.

[26] La couche inférieure n'est donc pas à proprement parler invisible; sa présence transparaît à travers les autres couleurs, sollicitant l'ensemble des sens du spectateur, qui la voit transpirer aussi bien qu'il l'entend respirer et la sent suinter. Ce suintement infime des couleurs auquel est sensible Diderot vient de leur contiguïté, de sorte que seul un discours métonymique, comme celui qu'il construit, parvient à en saisir toute la subtilité. Ainsi, au moyen du verbe transpirer, Diderot évoque l'apparition de la première couche à travers la dernière, et découlant de celle-ci, l'effort de l'artiste qui les a appliquées sur la toile.

[27] Jacqueline Lichtenstein distingue la couleur et le coloris comme l'«effet de réalité» par rapport au «réel en effet» (La couleur éloquente, Paris, Flammarion, [1989 «Idées et Recherche»] «Champs», 1999, p.239-240).

[28] Dans Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, 1999.

[29] Salon de 1769, p.846-847: «Mais venons aux morceaux de cet artiste. Savez-vous ce que c'était? Quatre chefs-d'œuvre renfermés dans un châssis de sapin, quatre Portraits. Ah! mon ami, quels portraits, mais surtout celui d'un abbé! C'était une vérité et une simplicité dont je ne crois pas avoir encore vu d'exemples: pas l'ombre de la manière, la nature toute pure et sans art, nulle prétention dans la touche, nulle affectation de contraste dans la couleur, nulle gêne dans la position. C'est devant ce morceau de toile grand comme la main que l'homme instruit qui réfléchissait s'écriait: ‘Que la peinture est un art difficile!' et que l'homme instruit qui n'y pensait pas s'écriait: ‘Ô que cela est beau!'»

[30] L. Marin, «Le descripteur fantaisiste», in Des Pouvoirs de l'image. Gloses, Paris, Seuil, 1993, p.84.

[31] Essais sur la peinture en 1765: «Car c'est la chair qu'il est difficile de rendre; c'est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat; c'est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement; c'est le sang, c'est la vie qui font le désespoir du coloriste» (op. cit., p.475, nous soulignons): ici, l'illusion et la matérialité sont prises ensemble dans un discours en chiasme.

[32] Salon de 1765, p.348.

[33] La picturalité de l'image transparaît donc dans la célébration même de l'illusion comme conjuration de la matière. Diderot nous place ici face à ce que A.Kibédi-Varga appelait plus précisément la «désagrégation de l'idéal classique» (titre de l'article «La désagrégation de l'idéal classique dans le roman français de la première moitié du XVIIIe siècle», in Studies on Voltaire and the Eighteenth-Century 26: 1963, p.965-998).

[34] « Avec l'impressionnisme, existe clairement pour la première fois le paradoxe d'une figuration non-mimétique en peinture : tout se passe comme si la peinture prenait conscience d'elle même […]» (Pierre Sauvanet, Eléments d'esthétique, Ellipses, 2004).

[35] La poétique «découvre et désigne la virtualité [d'un inécrit], et elle nous invite à le réaliser» (Gérard Genette, Nouveau Discours du récit, Seuil, 1983, p.108-109).

[36] Robert ne finit pas ses tableaux; Boucher, Lagrenée nous livrent des tableaux «d'un fini précieux» et étouffant (Salon de 1771, p.884). L'invective finale sera lancée dans le dernier Salon de 1781, comme un appel un peu impatient à l'égard des peintres: il faut «plus d'effet, moins de fini» (Salon de 1781, p.997, n°219)

[37] Salon de 1763, op.cit., p.247. Cette valorisation du dépouillement de l'art sera reprise par Stendhal et Baudelaire dans leurs écrits sur l'art. Stendhal: «L'artiste sublime doit fuir les détails» (Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, éd. Arbelet et Champion, vol.II, p.94) et Baudelaire: «Le sublime doit fuir les détails» (Œuvres complètes, Le Club du meilleur livre, 1955, p.644), cité par Gita May, Diderot et Baudelaire critiques d'art, Genève, Droz et Paris, Minard, 1957, p.20.

[38] Du même ordre que le «jeu ébauché» des comédiens Italiens au théâtre: «C'est que celui qui sort de la coulisse sans avoir son jeu présent et son rôle noté éprouvera toute sa vie le rôle d'un débutant, ou que si, doué d'intrépidité, de suffisance et de verve, il compte sur la prestesse de sa tête et l'habitude du métier, cet homme vous en imposera par sa chaleur et son ivresse, et que vous applaudirez à son jeu comme un connaisseur en peinture sourit à une esquisse libertine où tout est indiqué et rien n'est décidé. C'est un de ces prodiges qu'on a vu quelquefois à la foire ou chez Nicolet. Peut-être ces fous-là font-ils bien de rester ce qu'ils sont, des comédiens ébauchés.» (Paradoxe sur le comédien, Gallimard, «Folio Classique», 1994, p.110, nous soulignons)

[39] Voir plus précisément Nathalie Kremer, «La voix de l'œuvre dans la pensée esthétique de Diderot», Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°49, 2014, p.37-51.

[40] Salon de 1767, p.721. Diderot ne demande qu'à pouvoir faire s'écouler le flot de son imagination devant les images, qui n'ont rien de fermées à son regard lorsqu'il les juge réussies. C'est bien là le reproche principal qu'il adresse aux tableaux de Boucher, trop remplis et entassés d'objets: «Quand on peint, faut-il tout peindre? De grâce, laissez quelque chose à suppléer à mon imagination.» (Salon de 1763, p.247)

[41] «Chardin se contente d'esquisser sa pensée en quatre coups de pinceau», remarque Diderot dans son Salon de 1761: c'est une «imitation fidèle» et en même temps, cet artiste ne «finit pas» ses œuvres.

[42] «[P]lus l'expression des arts est vague, plus l'imagination est à l'aise», affirme-t-il dans son Salon de 1765 devant une esquisse de Greuze (p.388, n°123). Ce qui fait écho avec cette pensée détachée: «Il ne faut quelquefois qu'un trait pour montrer toute une figure» (PD, p.1026), dit-il en s'appuyant sur un vers de l'Énéide décrivant la démarche de Vénus (I, v.404): «Et vera incessu patuit dea. [«Et sa démarche révéla une déesse.»] (Pensées détachées, p.1026)

[43] «Entre la beauté d'une forme et sa difformité, il n'y a que l'épaisseur d'un cheveu» (Introduction au Salon de 1767, op. cit., p.526).



Nathalie Kremer

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Avril 2015 à 19h33.