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Est-il « si aisé » d'améliorer la Henriade ? Petit traité de “misologie” (suite), par Dimitri Garncarzyk (Université Paris 7-Denis Diderot)

Dossier P. Bayard sur Fabula: à propos de Comment améliorer les œuvres ratées?, Minuit, 2000 (comptes rendus: Sauvetage raté par Adeline Wrona et L'eau et le moulin par Marc Escola).



Est-il "si aisé" d'améliorer la Henriade ?
Petit traité de “misologie” (suite)


II. Deux textes «de fantaisie»


Dans la «fantaisie» (i.e. l'imagination) de nos deux critiques se trouvent deux textes idéaux, dont nous nous sommes déjà aperçus qu'ils sont différents ; ce sont ces textes idéaux que nous voudrions tenter de décrire ici. On nous permettra de décrire la méthode qui améliore le texte raté pour en faire une Henriade idéale comme une forme de «bricolage» littéraire. Nous n'employons pas le mot pour déprécier leurs propositions, mais pour deux raisons particulières. La première tient au sens étymologique de «bricole» : terme des jeux de paume et de billard, il désigne un coup indirect, qui atteint son but en frappant un des murs latéraux de la salle de paume ou une des bandes latérales du billard. «Bricoler» signifie réussir un tel coup. Or, il s'agit bien, pour nos critiques, de proposer à leurs propres lecteurs une lecture indirecte du texte raté : le lecteur du texte critiqué est invité, pour rendre cette lecture intéressante, à faire d'abord un détour par le texte critique qui propose des solutions pour le récrire. La pratique a donc bien aussi, pour le lecteur du texte critique, une dimension ludique : il faut superposer au texte de la Henriade les suggestions d'amélioration des critiques. La seconde raison pour laquelle nous trouvons ce terme à propos est son sens courant d'«employer son adresse pour réaliser ou réparer quelque chose», que traduit fort l'expression anglaise équivalente do-it-yourself. Il s'agit, pour les critiques, d'opérer avec les moyens du bord, c'est-à-dire de détourner légèrement le texte pour le rendre meilleur, sans le changer au point qu'il soit méconnaissable. Il ne faut pas le remplacer, il faut l'amender. L'auteur a bien perdu toute autorité sur son texte qui, une fois publié, est livré à lui-même. Une fois établi qu'il ne sait pas «se défendre», selon le mot de Batteux, il est livré aux critiques qui opèrent sur lui, et en deviennent, sinon le second auteur, du moins les auteurs secondaires. La «littérature secondaire» qu'est l'écrit critique a pour but final et avoué de proposer un texte, ou au moins la fiction d'un texte, qui se substituerait à l'écrit premier. Le passage à l'amélioration risque cependant de changer la relation des critiques à leur lecteur : la complicité engendrée par la déception commune disparaît, et le critique, prenant la place de l'auteur, reprend du coup l'ascendant sur son lecteur, qui reste un simple lecteur. Cela dit, nous avons vu en conclusion du développement précédent que la complicité du texte critique n'est qu'un mécanisme de persuasion, qui procède du projet, adopté d'entrée, de modifier le texte sur un coup de «fantaisie» (Batteux). Il s'agit donc moins d'être attentif à une autorité accrue du critique sur son lecteur (autorité qu'il exerce depuis le début), mais à un éventuel changement d'attitude du discours critique envers son lecteur. En somme, nous étudierons le «bricolage» littéraire de l'amélioration en gardant en mémoire deux questions : comment expliquer les différences flagrantes entre les textes «de fantaisie» ?, et : le rapport au lecteur du texte critique change-t-il fondamentalement ?


1. Propositions stylistiques : la question du prosaïsme


Le premier parallèle que nous ferons entre les textes concerne les améliorations suggérées par les critiques à l'endroit de la versification voltairienne. Ils s'accordent à la trouver mauvaise, l'un comme l'autre. Voici d'abord l'avis de Pierre Bayard sur les vers de Voltaire :

Une solution s'impose [pour améliorer la Henriade] quand on connaît l'œuvre de Voltaire : les textes en vers ne lui réussissent pas, et ce pour une première raison qui tient à ses talents discutables de versificateur. Dès qu'il versifie, Voltaire donne le sentiment de recourir sans cesse à des chevilles douteuses. Par ailleurs, le vers contraint sa pensée à un rythme qui ne convient pas à sa diversité, et le contraste est frappant avec la prose enjouée et libre des contes [philosophiques][1].

La solution de Pierre Bayard, on le devine, est de déversifier la Henriade. Laissons provisoirement de côté la mise en œuvre de la solution pour constater à quel point nos deux critiques s'accordent. Batteux dans sa huitième lettre formule presque les mêmes reproches que Pierre Bayard : il explique par exemple le recours aux synonymes par le besoin de

[remplir], au moins de sons, ce qui est vide de choses. Il me semble voir deux dames en panier assises sur un grand banc. […] Despréaux nous traite bien autrement : il y a des vides à remplir chez lui, comme ailleurs ; mais on ne s'aperçoit point qu'ils aient jamais été des vides pour lui[2].

Le mot «cheville», s'il ne se trouve pas littéralement chez l'abbé, est cependant bien défini par lui, à l'aide d'une image vestimentaire qui participe pleinement au dispositif ironique de dégradation[3]. Le rapport à la versification est cependant fort différent entre les deux critiques. Batteux poursuit son parallèle entre Voltaire et Boileau, tandis que Bayard compare Voltaire à Voltaire : le Voltaire de la Henriade à celui des contes philosophiques. «C'est en tenant compte des formes inventées par lui qu'il y a une chance de lui venir en aide[4]», dit-il, ce qui implique le recours aux genres en prose dans lesquels Voltaire excelle. La prose est, pour Batteux, le lieu de l'échec poétique ; il relève d'«autres [vers] qui sont à peine de la prose soutenue», faute poétique qui culmine dans des passages décidément prosaïques :

Quelquefois on trouve 6 à 8 vers, qui sont tellement détachés, qu'on peut les ôter chacun, sans que le sens souffre aucunement. Je sais bien que le style coupé ne déplaît pas dans la prose ; mais dans la poésie, si les phrases sont juste de la longueur du vers, il en résulte une monotonie désagréable, au lieu que dans la prose, n'étant pas toutes de la même étendue précisément, il y a toujours quelque différence qui fait variété[5].

Les deux critiques tirent, de leur examen des vers de la Henriade, la même conclusion : Voltaire est fait pour la prose. Ils divergent cependant sur la manière dont il faut interpréter cette conclusion. La critique de Batteux se déploie encore dans le cadre de la théorie mimétique : la réussite littéraire passe par l'imitation des modèles, ce qui, dans le cas de l'épopée française, implique Boileau ; le poète doit se plier aux contraintes génériques en se laissant guider, sur tous les plans, par la réussite du Lutrin. Voltaire souffre de prosaïsme ; il s'agit moins pour Batteux d'asseoir la supériorité des vers sur la prose que de tirer la conclusion définitive que Voltaire ne sait pas versifier, et qu'en conséquence il a eu tort de s'attaquer au genre épique. Bayard, quand il constate que la poésie ne réussit pas à Voltaire, veut la faire revivre en la rapprochant des formes où Voltaire a excellé. Au paradigme mimétique succède un paradigme du génie propre à chacun, qui n'est pas si loin d'une conception romantique de la littérature, rejetant violemment tout «académisme». Il ne s'agit plus d'inscrire la Henriade dans une série européenne qui s'étend d'Homère à Boileau, mais au contraire de donner à l'œuvre un surcroît d'originalité. Batteux voudrait guérir Voltaire de son prosaïsme, Bayard de son égarement poétique. Nous disions plus haut que les critiques expliquaient l'échec en raison de leur accès privilégié à un critère : la théorie mimétique pour Batteux, qui compare sans cesse l'œuvre à ses modèles[6] ; la théorie psychanalytique pour Bayard, qui explore l'auteur lui-même au travers de son œuvre et s'attache à découvrir à l'échec des raisons intrinsèques ; les deux paradigmes produisent ici deux réactions différentes.

Batteux propose de manipuler un petit passage, qui est un de ces passages de «6 ou 8 vers qui sont tellement détachés».

Henri te reste à vaincre après tant de guerriers ;
Dans ses superbes mains, va flétrir ses lauriers.
Va du myrte amoureux ceindre sa tête altière,
Endors entre tes bras, son audace guerrière.
A mon trône ébranlé, cours servir de soutien,
Viens, ma cause est la tienne, et ton règne est le mien.

Ne serait-il pas mieux de mettre :

Viens, ma cause est la tienne, et ton règne est le mien.
A mon trône ébranlé, cours servir de soutien,
Endors entre tes bras, etc…[7]

Peut-être ne se rend-on pas immédiatement compte de la nature de la modification proposée : il s'agit de lire le texte à l'envers. Est-ce là vraiment une amélioration, ou une nouvelle preuve par l'exemple que ce texte n'a «ni queue ni tête», et que l'ordre de ses vers n'a pas d'intérêt proprement poétique ? Doit-on lire de l'ironie ou de la satisfaction sous ce «mieux» qui sépare le texte original (cité en entier) et sa nouvelle version ? On peut envisager de trancher ce dilemme en considérant deux choses. La première est le «etc.» qui suit le cinquième hémistiche, et qui invite le lecteur à continuer l'expérience par lui-même, lui donnant juste assez à voir pour qu'il comprenne le principe qui transforme le passage en un texte-palindrome quasi-oulipien. Le procédé maintient une forme de relation de complicité ludique entre le critique et son lecteur : non seulement le critique fait confiance à l'intelligence de son correspondant fictif, mais en plus, il lui propose une méthode de lecture qui peut sans doute s'appliquer à d'autres endroits du texte (tous ces «passages de 6 ou 8 vers…») qu'il lui appartient de relever, puisqu'on ne «l'accablera pas d'exemples». Dans ce moment où le critique prend l'initiative d'intervenir directement sur le texte critiqué, le lecteur du texte critique peut aussi «bricoler», c'est-à-dire lire le texte critiqué en le détournant selon la méthode du critique. La phrase interro-négative qui sépare le texte original et la modification suggérée s'inscrit dans le même maintien de la complicité.

La seconde chose à considérer pour trancher est le texte complet que l'on obtient en remplaçant le «etc.» final par les vers manquants. Lire le passage depuis la fin change mécaniquement la progression thématique du discours de Discorde : dans l'original, elle va du particulier (Henri la vainc) au général («[sa] cause») ; dans la version de substitution, elle va du général au particulier. Si les vers sont maintenus en l'état, et rien ne laisse supposer que Batteux voulût faire plus que lire le texte à rebours, les pronoms possessifs («son», «sa», «ses») deviennent cataphoriques, puisque le nom «Henri» n'arrive plus qu'au dernier vers (ex-premier). La réquisition exprimée dans le nouveau premier vers (usage de l'impératif, identité de la «cause» et du «règne») donne de l'énergie au discours ; sa teneur est désormais en suspens (les vers suivants vont préciser cette assertion initiale), et la révélation de la menace que constitue Henri résout la tension oratoire. De là, deux solutions : soit Batteux a écrit «etc.[8]» parce qu'il s'est rendu compte que son procédé générait une cataphore, qu'alors il faudrait récrire l'intérieur des vers et que cela dépassait largement le cadre de sa démonstration ; soit il a bien imaginé le procédé que nous avons mis en œuvre, en se disant qu'à tout prendre, un peu de suspens serait déjà une amélioration. Voilà un nouvel exemple de «bricolage» qui retourne cette fois un défaut du texte en qualité : son style prosaïque permet, au prix d'une manipulation très simple, de le revivifier, en n'utilisant que les moyens du bord, i.e. ce que Voltaire lui-même a écrit. Nous terminerons là l'examen de ce passage en disant qu'il nous semble très vraisemblable que Batteux trouvât sa solution bel et bien «meilleure» que l'original, à condition que son lecteur développe l'«etc.» final.

La manipulation textuelle à laquelle se livre Bayard est inspirée du sort que Houdar de la Motte a fait subir à Racine ; il s'agit de la mise en prose du texte épique.

Déversifier La Henriade ne réglerait pas tous les problèmes, mais redonnerait du jeu à une pensée tenue trop étroitement dans le cadre du vers :

Valois [Henri III, qui vient d'être frappé par Jacques Clément] tourna sur lui, par un dernier effort, ses yeux qu'allaient fermer la mort. Et touchant ses mains : « Retenez, lui dit-il, vos larmes. L'univers indigné doit plaindre votre roi : combattez, régnez et vengez-moi. Je meurs, et je vous laisse, au milieu des orages, assis sur l'écueil de mes naufrages. Mon trône vous attend, il vous est dû : jouissez de ce bien que vous avez défendu. Mais songez que la foudre l'environne en tous temps. Craignez Dieu en y montant. Puissiez-vous, détrompé d'un dogme criminel, rétablir son culte ! Adieu, régnez heureux ; qu'un génie plus puissant défende votre vie contre les assassins ! »

Cette belle réécriture des adieux d'Henri III assassiné par Jacques Clément devrait convaincre les plus sceptiques que La Henriade peut revivre. Quelques ajustements suffisent, comme la suppression de certaines chevilles ou le le recours à des inversions afin de noyer les rimes (13).

[Note 13] Voici les premiers vers du passage déversifié :

Valois tourna sur lui, par un dernier effort,
Ses yeux appesantis qu'allait fermer la mort ;
Et, touchant de sa main ses mains victorieuses,
«Retenez, lui dit-il, vos larmes généreuses…»

Houdar de La Motte a réfléchi sur les avantages de la déversification à propos de Racine…[9]

Le critique améliorateur ne manque pas, comme Batteux, d'apprécier son travail : nous avons là une «belle» récriture, quelque chose de «mieux». Il s'agit d'améliorer le texte à l'aide d'outils dont la valeur est éprouvée : le modèle classique de Boileau ou le modèle stylistique de Voltaire lui-même ; le critique n'a donc pas à être modeste, dans la mesure où l'amélioration n'est pas son œuvre en propre, mais simplement la mise en conformité du texte avec l'esthétique qu'il maîtrise et à partir de laquelle il appréhende le texte critiqué. Bayard, comme Batteux, livre un exemple accompagné d'une forme de «mode d'emploi» qui permet à son lecteur de comprendre la méthode et de l'appliquer ailleurs. On notera qu'il ne s'agit cependant pas de «régler tous les problèmes», mais de faire au mieux à peu de frais (emploi de «suffire») ; ici encore, et sans entendre par là rien de péjoratif, la solution prend la forme d'un «bricolage» textuel. La référence à Houdar de La Motte vient fournir un arrière-plan à la critique de la versification, qu'il qualifiait de «travail mécanique et méprisable[10]». Bayard cependant est moins vindicatif que La Motte : il n'applique ses réflexions qu'à l'œuvre de Voltaire, toujours parce que les causes de l'échec se définissent pour lui non par rapport à un critère extérieur, mais différentiellement par rapport aux succès du même auteur[11]. Le vers est un cadre trop rigide pour permettre la «polyphonie de la pensée [où] domine la figure majeure de l'ironie», qui fait tout l'intérêt des grandes œuvres de Voltaire.

Quand ils proposent leurs améliorations, nos critiques procèdent à peu près de la même manière. Ils livrent leur méthode d'amélioration à leur lecteur, poursuivant ainsi, sur le mode ludique, la complicité établie lors du diagnostic de la nullité. Un exemple vient compléter les suggestions techniques, afin de prouver qu'elles fonctionnent. Autre trait commun : la manipulation textuelle ne se prête qu'à des demi-comparaisons. Le «etc.» de Batteux peut aisément être développé (puisque le lecteur sait comment continuer l'amélioration), mais les points de suspension qui abrègent l'original dans la note de Bayard sont plus pernicieux : nous ne pouvons pas imaginer l'original, ni comparer l'amélioration avec lui. Ces points de suspensions qui semblent suggérer que «le reste est de la même teneur» pourraient bien s'inscrire encore dans dispositif de dégradation du texte de la phase purement «misologique».

Nous pouvons, à partir de là, tenter deux explications. La première est qu'au moment de l'amélioration, les critiques ont tendance à être un peu expéditifs, d'où les aposiopèses et les demi-comparaisons. Aboutissement du processus misologique, l'amélioration s'impose comme une évidence ; les démonstrations et les exemples accablants qui ont précédé ont gagné le lecteur à la cause du critique, qui quand il propose ses solutions n'a plus à se justifier et peut aller vite. La seconde explication se fonde sur la nature même de l'amélioration. Elle est, à terme et dans chacun des cas, la mise en conformité du texte raté avec un critère esthétique — que ce soit l'œuvre antérieure de Boileau, où l'œuvre ultérieure de Voltaire. Le texte amélioré n'est donc pas tant à comparer avec le texte raté (il est inévitablement meilleur) qu'avec les textes que les critiques consultent pour élaborer leur canon : la harangue de Discorde se compare à une harangue du Lutrin, la mort d'Henri III à un passage analogue de la prose voltairienne[12]. Les demi-comparaisons s'expliquent tout simplement parce que ce ne sont pas les comparaisons qu'il faut faire. Le lecteur du texte critique doit plutôt aller chercher dans sa bibliothèque les œuvres au niveau desquelles l'amélioration cherche à porter le texte critiqué. On nous permettra de continuer l'analogie avec le bricolage : travail amateur, il cherche à imiter, autant que possible, un modèle qu'il ne saurait tout-à-fait reproduire, le but étant d'arriver à la meilleure approximation possible de l'idéal. On ne compare pas une étagère que l'on a posée soi-même aux planches et aux vis dont on disposait au départ, mais au meuble qui a servi de modèle. La première comparaison n'a simplement aucune pertinence, la seconde permet d'apprécier la qualité du travail accompli ; l'amélioration permet de même d'apprécier la pertinence du commentaire misologique de l'œuvre ratée.


2. «Système merveilleux» et «transposition chrétienne»


Nous pourrons dire de ce rapport à la prose, et à la question du «prosaïsme» chez les deux critiques, qu'il constitue la première différence notable entre leurs deux démarches. Les reproches se font à l'endroit des mêmes choses, et les diagnostics semblent concorder ; au moment «critique», cependant, de l'amélioration, les chemins des deux critiques se séparent. Le protocole n'en reste pas moins le même : demi-comparaisons et satisfaction de soi accompagnent dans les deux cas l'amélioration. On peut proposer un commencement d'explication de ces différences en disant que les deux critiques s'inscrivent dans une démarche différentielle : ayant en esprit une œuvre qui leur sert de critère esthétique, ils estiment les modifications nécessaires pour y faire ressembler l'œuvre ratée ; le critère étant différent, le résultat de l'opération comparative est nécessairement dissemblable. La «misologie» à l'encontre de l'œuvre ratée se double d'une «philologie» à l'égard des œuvres réussies, mais cet «amour du texte réussi» est un présupposé de la démarche d'amélioration : le travail de dégradation du texte cache une admiration a priori d'un autre texte. Nous venons de voir les solutions pour l'amélioration du rythme du texte ; nous voudrions maintenant aborder la question du «système merveilleux» de l'épopée voltairienne. Les deux critiques ne proposent pas exactement d'améliorations à cet endroit précis, mais l'étude de cette «partie» du poème est un prélude indispensable à l'étude des plans de rechange de l'œuvre (que nous étudierons dans un troisième point). Au sujet du merveilleux dans le poème, on verra se dessiner une deuxième, et fondamentale, différence entre les deux démarches critiques.

Batteux définit le plan de La Henriade idéale dans sa troisième lettre, sur le «système merveilleux» du poème. Réservons ce «plan de rechange» et examinons les critiques qu'il fait à l'endroit du merveilleux lui-même. Aux événements de la trame fournie par l'histoire des guerres de religion, idéalisés du côte d'Henri IV en «grand héroïque», se superposent des événements surnaturels qui constituent le «grand merveilleux», qui dépend non plus des hommes, mais des dieux. Voltaire, dans l'«Idée de la Henriade», fait lui aussi clairement la distinction, et avec l'usage de l'expression «système du merveilleux» revendique clairement son appartenance à la tradition classique :

La Henriade est composée de deux parties ; d'événements réels dont on vient de rendre compte, et de fictions. Ces fictions sont toutes puisées dans le système du merveilleux, telle que la prédiction de la conversion d'Henri IV, la protection que lui donne St. Louis, son apparition, le feu du Ciel détruisant ces opérations magiques qui étaient alors si communes, etc. Les autres sont purement allégoriques : de ce nombre sont le voyage de la Discorde à Rome, [etc.]

Bayard relaie la distinction en séparant les « deux plans parallèles[13] » du poème, celui des «guerres de religion» et le plan «plus métaphysique» des décisions supérieures sur le plan allégorique. Il en décrit ainsi l'inconsistance :

Par moment ces allégories, interminablement filées, se déploient sur plusieurs pages, comme si, en s'éloignant des êtres de chair dont elle entend raconter l'histoire, l'épopée devenait le récit exclusif des aventures et des combats menés par des figures de rhétorique. Obsédé par le souci d'une transposition païenne [sic; nous supposons que P. B. a voulu mettre ici «chrétienne»] des épopée antiques, Voltaire finit ainsi, perdu dans l'académisme et dans sa vénération pour les Anciens, par se fermer la possibilité d'un travail historique et par s'interdire tout ce qui, réflexion philosophique et ironie mêlées, donnera plus tard à sa voix, dans ses meilleures œuvres, toute son originalité[14].<blockquote>

Ce paragraphe de Bayard recoupe les deux reproches essentiels que formulait l'abbé Batteux. Le premier est la lassitude qu'entraîne les allégories filées trop longtemps. Batteux approuvait par avance ce commentaire :

<blockquote>la Discorde se trouve au quatrième chant sans aucun motif : par le plus grand hasard du monde. Elle se personnifie peu à peu sans que cela paraisse : d'abord elle n'était qu'une figure de rhétorique, ensuite elle devient acteur principal. Elle s'allie avec la Politique, sans aucun intérêt marqué pour celle-ci. Et après avoir été à Rome chercher une douzaine de beaux vers et dire des sottises aux Papes, elle revient à son rôle allégorique[15].

On aurait presque l'impression que Batteux développe l'expression «combats menés par des figures» : une figure qui se bat est devenue un personnage. Des expressions (soulignées dans la citation) traduisent le va-et-vient de la Discorde, figure de rhétorique qui, à la faveur de la mauvaise tenue du poème, semble s'offrir une escapade romaine de son propre chef (elle «va chercher»). Il faut entendre ici «mauvaise tenue» au sens le plus strict, c'est-à-dire que Voltaire semble perdre le contrôle de son poème et de ses acteurs. Batteux conçoit, dans la lignée de Boileau, la poésie comme un discours maîtrisé ; il n'accorde à l'écriture aucune autonomie. Nous avons parlé plus haut des occurrences de «génie» dans son texte ; dans la première lettre (qui constitue, en quelque sorte, l'exposé du «programme misologique»), il propose ainsi un développement sur «les grands génies ne sont point maîtres d'eux-mêmes[16]». Venant aussitôt après l'exemple du Tasse, ce propos peut traduite l'opinion du théoricien sur un auteur qui, déjà, est un classique ; dans le contexte plus général d'une critique de la Henriade (nous sommes seulement deux paragraphes après le «projet d'un génie courageux»), on peut aussi l'entendre comme un discours indirect libre, une «fantaisie» de la défense voltairienne. Les avis conjugués d'Eumolpe et de Boileau, qui tous deux recommandent la patience et l'application avant d'entrer dans la carrière poétique, conforteraient plutôt la seconde hypothèse. Ce passage peut en somme se comprendre comme une concession à Voltaire, qui doit être confirmée par la qualité de l'ouvrage (et on lit, au début du paragraphe suivant, «Au reste, le vrai moyen de réfuter Despréaux et son précepte était de lui donner un exemple»). L'œuvre fait le génie, et non l'inverse : nous voilà arrivé à une formulation diamétralement opposée à celle de Bayard.

Le second point sur lequel Batteux est d'accord avec Bayard est la maladresse de la «transposition chrétienne» mise en œuvre dans l'épopée voltairienne. Selon l'abbé, «rien n'est si maigre, si petit et si mal cousu[17]» que ce système merveilleux. Remplacer le le merveilleux de la Fable païenne par le «miraculeux» de la Légende chrétienne pour inventer le «merveilleux chrétien» est condamné à l'échec dans l'épopée moderne — et La Beaumelle s'en souviendra dans ses Commentaires.

Vouloir joindre ce merveilleux de notre Religion avec une histoire toute naturelle, qui est proche de nous : faire descendre des Anges pour opérer des miracles, dans une entreprise dont on fait tous les nœuds et tous les dénouements, qui sont simples et sans mystères : c'est tomber dans le ridicule, qu'on n'évite point, quand on manque le merveilleux[18].

Cette transposition intéresse cependant moins, dans le point de vue de l'abbé, la présence des entités anthropomorphe Discorde ou Politique (leur nature est seulement par trop instable dans le poème) que les interventions miraculeuses, les différents «miracles», opérés la plupart du temps par l'intercession de saint Louis, qui jalonnent le parcours héroïque de Henri de Navarre. On ne saurait «faire tous les nœuds et les dénouements» d'une intrigue guidée par la Providence, car, selon la formule consacrée, «les voies du Seigneur sont impénétrables». Il y a, une fois de plus, incompatibilité entre le choix de Voltaire et le fonds des croyances qui structurent la société des lecteurs : si les événements merveilleux opérés dans l'épopée sont une œuvre divine, alors le mystère qui enveloppe les desseins divins se dissipe, ce qui n'est pas possible ; en revanche, il est impossible de ne pas expliquer par le merveilleux les circonstances du poème, car celui-ci doit montrer les «machines» qui aident ses héros. On ne demande pas à Voltaire la «Vérité» qu'il invoque au début du poème, mais simplement un «beau vraisemblable[19]» — et la vraisemblance implique le retour aux machines littéraires communes, qui ne sont que des machines littéraires : comme Dieu existe, connaître ses desseins serait accéder à la vraie sainteté, non à la fiction vraisemblable.

Les épopées «ratées» du xviie siècle, comme le Clovis de Desmarets ou la Pucelle de Chapelain, s'étaient essayé à ce nouveau genre «miraculeux», et leur insuccès avait d'une certaine manière condamné aussi en théorie la possibilité d'un merveilleux épique chrétien. Boileau «décoiffa» Chapelain, et Voltaire fait de même dans les premiers vers de sa Pucelle :

Ô Chapelain, toi dont le violon,
De discordante et gothique mémoire,
Sous un archet maudit par Apollon,
D'un ton si dur a raclé son histoire;
Vieux Chapelain, pour l'honneur de ton art,
Tu voudrais bien me prêter ton génie:
Je n'en veux point; c'est pour la Motte-Houdart,
Quand l'Iliade est par lui travestie[20].

Les personnifications à la manière mythologique et les divinités païennes sont en conséquence la dernière ressource des épiques modernes. Batteux n'est pas choqué que la Discorde, entité abstraite, puisse parler, au contraire de Bayard qui dénonce dans l'«anthropomorphisme» des entités allégoriques de Voltaire une incohérence fondamentale qui remet en cause le monothéisme de l'œuvre[21] : l'abbé ne critique que l'instabilité de cette figure. Dans le Lutrin, la Discorde est tout du long le perturbateur ; elle marche à travers Paris, parle, comme aussi la Nuit et la Paresse, sans que pour autant le poème, qui met aux prises deux officiants du culte catholique, s'affranchisse des termes de la religion révélée. Simplement, quoiqu'il soit tout autant que la Henriade «dans les principes catholiques» (mais rien n'oblige un auteur à donner à une pièce de fiction la couleur de «notre Religion»), le Lutrin prend ses distances avec Dieu, et a les coudées franches pour un système merveilleux autonome, à l'antique.

Parmi les doux plaisirs d'une paix fraternelle,
Paris voyait fleurir son antique Chapelle.
[…]
Ces pieux fainéants [les chanoines] faisaient chanter matines,
Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu
A des chantres gagés le soin de chanter Dieu :
Quand la Discorde, encor toute noire de crimes,
Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes,
Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix,
S'arrêta près d'un arbre au pied de son Palais [le Palais de Justice].
Là, d'un œil attentif contemplant son empire,
A l'aspect du tumulte elle-même elle s'admire.
[…]
La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense,
Fais siffler ses serpents, s'excite à la vengeance :
Sa bouche se remplit d'un poison odieux,
Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux.
« Quoi !» dit-elle, d'un ton qui fit trembler les vitres[22]

Nous soulignons dans cet extrait les principaux éléments de personnification, mais de toute évidence, la Discorde est bien un être qui a quelque matérialité, puisque sa voix peut faire trembler les vitraux de la Sainte-Chapelle. Le poème de Boileau échappe au piège du miraculeux parce qu'il emprunte le biais de l'«épopée à l'envers» (Marc Fumaroli) : mettant en scène les démêlées de types de comédies, il n'a pas besoin de l'intervention divine qu'une action juste, de grande portée, ne manquerait pas d'appeler (l'avènement d'Henri IV constituant une telle action). Des personnages allégoriques à l'antique (la Discorde, la Nuit, la Paix…) opèrent dans un monde en proie à l'erreur et à la chicane, où le Palais de Justice, normalement dédié à Thémis, se corrompt et devient temple de la Discorde. La narration humoristique de l'épopée émane d'un point de vue plus élevé, que traduit aussi le grand style appliqué à une «querelle de clocher» ; elle ridiculise la vanité des acteurs, en proie à de fausses divinités qui ne sont que des passions qui les gouverne (autre critique de l'absence de maîtrise). Le poète et son auditoire s'en amusent et, sans avoir besoin de s'élever jusqu'aux mystères impénétrables de la foi, sont cependant plus près d'elle, assez en tous cas pour reconnaître l'erreur dans les caractères comiques du poème, qui eux méconnaissent la dignité de leurs charges ecclésiastiques. Si le Lutrin est, avant tout, drôle, il n'en possède pas moins une assise théologique stable, et s'il faut en tirer une leçon, elle sera édifiante (quoique fort convenue).

On pourra nous objecter que cette analyse est à nouveau celle d'un diagnostic, et non d'une proposition de récriture. Certes, mais cette différence de diagnostic découle des différences entre les œuvres idéales rêvées par les deux critiques : dans le passage cité, Bayard (qui n'en est encore que dans sa partie «Consternation») a déjà en tête «la voix» propre de Voltaire dans ses «meilleures œuvres». Il ne fait d'entrée aucun doute, pour Batteux, que Voltaire n'avait qu'à suivre Boileau «qui après tout lui a servi de modèle[23]» (nous évoquions ce présupposé à la n. 51). Toute la phase critique découle d'une référence a priori au texte idéal et en ce sens, la critique du système merveilleux, qui intéresse l'ensemble de la structure du poème, est elle-même constitutive du régime de modification de l'œuvre ratée par le critique. Bayard a sans doute raison de critiquer l'usage dans le poème de figures allégoriques qui se substituent aux dieux païens, mais nous pouvons, à la lumière de notre excursion dans le Lutrin «à la manière de Batteux», nuancer son jugement : un poème catholique peut très bien recourir à des dieux païens (Thémis incarne toujours la Justice chez Boileau), à condition de renoncer au genre sérieux et d'effectuer un détour par l'héroïcomique, ce qui n'est de toute évidence pas son but dans la Henriade[24]. Dans leur critique du merveilleux, les deux critiques procèdent chacun à leur façon : Batteux comparativement cherche à l'échec poétique des raisons extrinsèques, Bayard voit la contradiction au sein même du poème. Il se trouve, sur ce point précis, que cette divergence peut être réduite par l'approche du genre : les divinités à l'antique ne sont pas exclues de l'héroïcomique chrétien, mais de l'héroïque. Ces attitudes à l'égard du merveilleux dans le poème sont, comme on va le voir plus bas, à l'origine des changements de plan proposés par les critiques — changements dans lesquels l'interaction du comique et de l'héroïque aura encore un rôle de premier plan.


3. Plans tirés sur la comète : deux «fables» de rechange


Les deux critiques tirent des plans sur la comète : ils rêvent des améliorations possibles, et en particulier de refaire le plan du poème, de rorganiser son dessin général. Cependant, comme les comètes, ces objets entr'aperçus dans les espaces littéraires passent assez loin et ne se matérialisent jamais. Nous pouvons voir là une des limites du projet misologique : alors qu'il peut améliorer de près la lettre du poème, que ce soit avec la systématicité de La Beaumelle, les palindromes de Batteux ou les mises en prose de Bayard, il peut difficilement changer l'esprit du texte et réformer son économie générale. Certes, La Beaumelle la critique dans le premier paragraphe de son avant-propos ; mais, outre qu'en critiquant la conversion de Henri IV, il critique l'histoire elle-même, ou au moins le choix de cet épisode historique comme sujet du poème, le mode de critique misologique qu'il a choisi ne lui permet pas, de toute manière, de modifier l'organisation du poème. Tout au plus peut-il critiquer les vers dont le contenu est mal à propos dans ses notes, sans avoir la place de développer un plan nouveau. Batteux est, à cet égard, le «misologue» le plus efficace.

C'était donc à peu près la même marche à suivre [que dans le Lutrin]. La Discorde eût engagé les Parisiens à fermer leurs portes au Héros ; il les eut assiégés. Saint Louis, si on eût voulu, serait venu arrêter sa main foudroyante ; et après un ravissement extatique, le Héros se serait converti. Les assiégés, par entêtement ou par la ruse de la Politique amenée par la Discorde auraient toujours été opiniâtres, parce qu'ils auraient regardé la conversion du Prince comme un piège. La famine serait venue et aurait combattu en faveur d'un Roi qui se serait fait un scrupule de tuer ses sujets, quoique rebelles, et qui pendant ce temps-là aurait battu, aux portes de Paris, les Espagnols qui venaient au secours des assiégés ; lesquels assiégés ayant enfin perdu toute espérance, se seraient soumis à un Roi dont ils auraient connu la grandeur et la bonté. Voilà un plan que je vous fais, M. sans en avoir le dessein[25].

Ce plan refait tout le poème, et d'abord, l'abrège. Batteux annonçait déjà page 15 que si la Henriade devait être soumise au principe d'unité, «une partie du dixième chant, qui est le dernier, deviendrait le commencement du poème». On y relève à la fois la volonté de sauver certains passages du texte (le «ravissement extatique» récupère tout ou partie du chant VII) ; des passages inchangés (la grandeur d'Henri IV nourrissant les assiégés lorsqu'il entend des rumeurs de cannibalisme, passage souligné par nous) ; et enfin, des ajouts inventés, comme cet épisode où les Parisiens se méfieraient de Henri. On voit au centre de l'action la Discorde, définitivement personnifiée sous son aspect de déesse aux serpents, redevenue l'antagoniste principal, comme dans le Lutrin. On notera cependant que ce plan est une pure spéculation : tout le texte est écrit à l'irréel du passé, situation dont l'embrayeur est le «c'était» de la première phrase, qui nous renvoie dans une fiction d'avant le temps de l'écriture, quand l'ouvrage n'était pas encore au public. Ce temps est irrémédiablement passé, et Batteux n'a pas l'intention de mettre en action son plan. Nous retrouvons là un trait du «bricolage» : l'ambition du projet est limitée, mais l'objet partiel qu'elle produit suffit à satisfaire le bricoleur ; reste à savoir si une telle attitude est compatible avec une démarche qui prétend améliorer les œuvres.

On peut proposer encore deux réponses à ce suspens. La première repose sur la conception normative de l'art qui sous-tend tout le propos de Batteux : du moment que le plan de l'œuvre idéale a pu être dessiné par un critique soucieux des règles de l'art, un poète peut le mettre en œuvre. C'est n'est plus alors qu'une question de développer ce plan, tâche qui demande un «génie» de praticien que le critique, peut-être par modestie, se refuse. Il faut superposer à ce «dessein» nouveau une lettre nouvelle (i.e. un texte tout nouveau) qui soit aussi régulière, c'est-à-dire non une simple amélioration de la lettre existante, mais une lettre nouvelle. Il n'est pas impossible, d'ailleurs, que le génie en question se trouve parmi les lecteurs du Parallèle, et ait à son tour «la fantaisie d'écrire» après avoir lu le texte critique (notons, en ce sens, le datif éthique «que je vous fait» de la conclusion).

La seconde réponse s'appuie sur le fait que Batteux, dans sa refonte du plan de la Henriade, propose des variantes qui permettent de réutiliser des matériaux présents dans le texte raté, attitude où nous voyons un nouveau trait du bricolage littéraire que représente l'amélioration. Les endroits où se présente une alternative sont des zones problématiques ; la première («si on eût voulu…») met entre parenthèses une intervention qui tient du miraculeux, dont nous avons discuté plus haut la possibilité ; la seconde («ou») permet de réinsérer le personnage de la Politique, dont on se souvient que Batteux le trouvait peu nécessaire. Ces solutions, qui permettent de conserver des matériaux cependant très critiqués, sont mises en réserve pour quelque vrai génie qui passerait par là et aurait, lui, le dessein de refaire le poème, non plus en remaniant sa lettre comme La Beaumelle (qui a, à sa manière, récrit la Henriade de bout en bout) mais en réorganisant le matériau narratif de l'original. En suggérant son plan, l'abbé Batteux avance une solution théorique, il propose une nouvelle «fable» à la Henriade ; reste à savoir si cette fable peut être mise en œuvre. Le Lutrin est, pour Batteux, la preuve que l'épopée française existe ; toute nouvelle entreprise dans le genre se réfère forcément à lui, la théorie mimétique impliquant un précédent. Le Lutrin cependant n'est pas une épopée sérieuse, et ne propose qu'un modèle incomplet. La démarche misologique du père Batteux aboutit à créer des variantes à un texte qui, en définitive, n'existe pas. Ce texte n'existe pas parce que le père Batteux opère dans le cadre d'une théorie de l'imitation et que, précisément, aucun texte existant n'a jamais résolu les problèmes qui subsistent dans ces alternatives — qu'en pratique, donc, personne ne sait si la voie que Voltaire a voulu emprunter est seulement praticable.

On voit que l'effacement du critique devant quelque génie à venir est en fait contenu dans la seconde réponse que nous avançons : Batteux, théoricien de l'imitation, a conscience, dans les variantes de son plan de rechange, de proposer quelque chose d'inédit (au sens le plus littéral du terme), et il n'existe aucun référent qui atteste de la viabilité de son plan. Sans doute faut-il comprendre à cette aune la description qu'il donne de la bibliothèque universelle du genre épique :

La République littéraire n'est point bordée par les montagnes ni par les fleuves. Nous pourrons dire sans être ni grecs, ni romains, ni italiens ; nous avons Homère, Virgile, Le Tasse. L'empire de l'esprit est supérieur à celui des Rois. Nous ne faisons avec les anciens et les étrangers qu'une même société de fortune et de biens[26].

Le projet de Voltaire, qui choisit le seul genre encore non réalisé en français, est donc vain, parce qu'il refuse cette bibliothèque commune et a des vues étroites. On s'étonnera de trouver dans cette liste le Tasse, qui écrit sur les Croisades et dont le poème constitue donc, a priori, un exemple de merveilleux chrétien. Mais les lecteurs du Tasse savent bien que les éléments merveilleux de son poème tiennent moins du miracle que de la magie d'Armide, et Batteux lui-même écrit dans Les Beaux-Arts… qu'«il n'y a guère que Milton qui ait su remplacer le merveilleux de la fable, par celui de notre Religion[27]». Nous n'accuserons pas l'abbé d'avoir volontairement omis Milton de cette bibliothèque épique : il est fort possible que l'entreprise misologique ait été à l'origine des réflexions de Batteux à son sujet, et que les deux réflexions se soient nourries l'une de l'autre[28]. Nous terminerons cette réflexion sur ce «texte éventuel» que Batteux esquisse en rapprochant ce plan à l'irréel du passé d'un autre moment du Parallèle, qui se situe sur le même mode d'irréalité :

Que Despréaux n'a-t-il chanté ce sujet [celui de la Henriade] et laissé le Lutrin à M. de V. Henri IV serait admirable s'il avait été peint de la même main que le passage du Rhin. Le sublime n'aurait pas moins fait de plaisir que le grotesque : «et le vainqueur et le père de la France» aurait été sans doute aussi intéressant que Gilotin et Boisrude[29].

Ne faisons pas dire à Batteux ce qu'il n'a pas dit : ce passage vient de la lettre «sur les acteurs et les caractères», et le critique regrette ici le talent de portraitiste de Boileau. L'usage typographique du Parallèle ne permet pas de déterminer précisément si «le Lutrin» désigne ici le pupitre (avec la capitale, comme tous les substantifs importants) ou le poème (la capitale signalant le titre et remplaçant notre italique)[30] ; Batteux songe cependant à intervertir les «sujet[s]» des œuvres, c'est-à-dire l'ensemble dans lequel leurs acteurs sont pris. Le critique rêve ici au conditionnel passé un poème inexistant de Boileau : le texte idéal s'éloigne encore quand le critique le fait reposer, comme ici, non plus sur le talent des imitateurs, mais sur le génie propre de ceux qui méritent qu'on les imite.

Bayard n'est pas aussi exhaustif que Batteux dans le refonte du plan. Il propose lui aussi d'améliorer l'esprit du poème, mais le fait en termes généraux qu'il assortit d'un exemple. L'idée conductrice de son amélioration est que l'esprit voltairien ne saurait s'exprimer dans l'exercice de «littérature hagiographique[31]» qu'est la Henriade ; comme le vers corsète la lettre du texte, l'inconditionnelle vénération de Henri de Navarre que véhicule l'ensemble du poème en affaiblit l'esprit.

[Il convient] de desserrer d'une autre manière cette écriture pompeuse en essayant d'introduire cette ironie si particulière des contes, et en particulier de Candide, qui consiste à produire de la pensée contradictoire. Tâche difficile en raison de la qualité du héros —Henri IV est moins attaquable que Frédéric II—, mais indispensable. L'évocation, voire l'invention, de quelques crimes du futur souverain (14) noircirait heureusement un tableau dont la naïveté ne convient pas au sens voltairien du relatif.
[Note 14] Est-il indispensable de raconter comment Henri de Navarre alimentait la population de Paris pendant le siège, et ne serait-il pas plus opportun de la décrire en train de l'empoisonner ?[32]

Le conditionnel présent de Bayard fait plus confiance à l'avenir que le conditionnel passé de Batteux : si, comme nous l'avons déjà vu, la Henriade «peut revivre», il faut bien parler de son amélioration au potentiel, et non à l'irréel. En revanche, les améliorations à apporter au texte sont on ne peut plus différentes des suggestions de Batteux. La note propose d'appliquer concrètement la méthode présentée de manière générale dans le corps du texte, et prend pour cible un épisode que Batteux envisage de maintenir dans son plan (cf. supra la phrase soulignée par nous dans ce plan). Henri, entendant des rumeurs de cannibalisme, catapulte du pain dans la ville tout en continuant le siège. L'épisode dans la version de Batteux vient appuyer le portrait d'un Henri magnanime, suivant en cela le projet de Voltaire : Henri va contre son avantage (la famine «combat en sa faveur») par amour pour son peuple ingrat, l'épisode de la défiance des Parisiens à l'égard de la conversion du roi étant un ajout du père Batteux destiné à le grandir encore[33]. Batteux, dont on a vu qu'il lit les textes aussi en fonction de son allégeance au système de l'Ancien Régime, fonctionne dans la même univocité que Voltaire, et aussi dans le même genre : l'épopée, non à l'envers ou burlesque, mais sérieuse.

En abordant la suggestion de Bayard, nous devons supposer que le texte tout entier est déjà mis en prose (nous savons comment faire). La mise en prose n'est pas, du point de vue de la théorie classique, suffisante pour changer le genre d'un texte. A la remarque de Madame Dacier : «Homère en prose ne laisse pas d'être un poème épique[34]», Batteux apporte un corollaire, à savoir que mettre en prose l'histoire de Charles XII n'en ferait pas pour autant une épopée[35]. Si, en revanche, au changement formel s'ajoute une modification aussi radicale de la caractérisation de Henri, quel objet obtient le critique améliorateur ? Sûrement pas une épopée, même au sens le plus large : les poèmes burlesques et héroïcomiques reposent sur le détournement des formes stéréotypées de l'épopée, et le vers est indispensable à la mise en œuvre de ce type de dispositifs. Nous avons vu à quel point la réussite du merveilleux du Lutrin était tributaire du choix générique du poète, et que la mise en œuvre du plan de substitution de Batteux était difficile justement parce qu'il proposait de revenir à une combinaison générique qui n'avait, au xviie siècle, donné lieu qu'à des œuvres ratées. Batteux rêve d'un objet «impossible» ; mais à quoi rêve Bayard ? Si Henri n'est plus un parangon d'héroïsme, mais un second Frédéric II, il sera une assez mauvaise incarnation de la tolérance, et la Henriade n'aura plus guère de raison de porter son nom ; il faudrait alors décentrer la narration, et refaire, en somme, Candide, en défendant la tolérance à la manière du conte, dans le même cadre formel (prose) et avec les mêmes ressources (ironie). Outre que c'est à se demander si la scène pathétique des adieux de Henri III (même en prose) a vraiment sa place dans une telle récriture, l'objet littéraire dont rêve Bayard semble être «trop possible», à ce point qu'il existe déjà : ce serait, à (trop) peu de choses près, Candide.

Résumons-nous : Batteux suggère de refondre la caractérisation de Henri, «qui est un grand roi dans l'histoire, et presque un sot dans le poème», et voudrait pour cela le génie de Boileau ; Bayard voudrait aussi refondre le personnage, mais pour le couler dans un tout autre moule et en faire un second Frédéric II, cible d'une critique qui referait Candide — et pour cela, il tente de capter le génie de Voltaire. Batteux propose de noircir encore les Parisiens pour grandir le roi, Bayard propose d'équilibrer les rôles et de faire empoisonner son peuple par Henri. Ces deux programmes de modification s'excluent bien sûr l'un l'autre, mais ils sont aussi, d'une certaine manière, en désaccord avec les autres modifications proposées par les critiques eux-mêmes. Batteux finit par définir une épopée que personne n'a jamais su écrire, et ne peut que regretter la perte du génie singulier de Boileau ; la mise en conformité avec l'objet littéraire idéal (dans son cas, le modèle) devient la confrontation à un objet seulement idéel, dont les exigences génériques ne sont plus celles du Lutrin. Bayard, quant à lui, définit un objet idéal basé sur le système interne de l'œuvre de Voltaire réduite à ce qu'elle a de meilleure, mais finit par produire une œuvre trop semblable à l'œuvre-critère qu'il s'est proposée (Candide), où les rois sont traîtres et la tolérance vantée par antiphrases ; d'où l'on peut tirer cette conclusion paradoxale, que le critique qui opère dans un paradigme mimétique a finalement produit un objet littéraire fictif plus original que le critique qui opère dans un paradigme d'originalité.


En conclusion : concurrence sur le marché des textes fictifs


Dans quelle situation se retrouve, après ce parcours comparatif, le lecteur des textes critiques ? Sa bibliothèque s'est considérablement élargie : la Henriade de Voltaire est toujours là, Le Parallèle et Comment améliorer… aussi, mais il dispose maintenant de deux textes fictifs, c'est-à-dire de textes qui n'existent partiellement — une Henriade-Lutrin d'un côté, une Henriade-Candide de l'autre ; comme dans les Commentaires de La Beaumelle, il dispose en somme de deux textes pour le prix d'un. Le lecteur second est, lors de la lecture des textes critiques, l'associé de la démarche misologique ; si, au terme de la démarche, le problème de départ (l'insatisfaction du texte) est censé être résolu, la question de l'appréciation revient sous la forme du choix lorsque le lecteur considère plusieurs solutions misologiques : laquelle choisir ? A la frustration de départ s'est substitué un trop-plein de littérature, comme si le casier «Henriade» de la bibliothèque se mettait soudain à déborder. La complicité que chaque critique veut entretenir, jusqu'au bout, avec son lecteur, s'évanouit pour un temps — tant que le lecteur, de nouveau livré à lui-même comme il l'était face au texte premier, doit choisir entre plusieurs solutions pour améliorer la Henriade : à travers l'histoire de la littérature, dont la continuité est assurée par le même jugement de départ[36] («la Henriade est une œuvre ratée»), se dessine une concurrence sur le marché des textes fictifs. La littérature secondaire n'est plus seulement la littérature qui commente, mais une véritable littérature seconde, parallèle, qui se développe dans le champ des possibles et où chacun peut faire la promotion de sa version d'un texte antérieur. La pratique misologique définit un marché des textes fictifs sur lequel, à des siècles d'intervalle, les critiques sont en concurrence pour proposer au lecteur déçu une Henriade «inédite» ; et il est bien évident que l'éthos du lecteur second sera fort différent selon qu'il préfère telle ou telle solution.

Paradoxalement, c'est sans doute le lecteur de La Beaumelle qui se trouve le moins bien loti : il lui faut relire toute la Henriade avec les notes (soit un bien «gros volume») pour obtenir un poème meilleur, mais qui reste l'histoire d'une conversion qui pose au critique protestant un problème fondamental et insoluble, puisque le choix de l'annotation systématique ne lui permet pas d'intervenir sur le dessein d'ensemble du poème. Le travail critique est forcément limité dans la lettre, sans pouvoir trop altérer l'esprit du poème — en ce sens, il privilégie l'agressivité, et non la récriture. Batteux et Bayard opèrent plutôt dans le genre du «mode d'emploi», si on nous permet de continuer encore le trope du bricolage (le titre du dernier appelle l'image). Si la démarche de Bayard tient d'une forme de «réduction du même au même», elle a pour elle la caution du vieux Voltaire, celui qui a derrière lui ses contes, son Dictionnaire philosophique portatif, et qui voit dans l'écriture d'une Henriade meilleure quelque chose de facile. Batteux, en améliorant l'œuvre pour en faire, en gros, ce qu'elle voulait être (i.e. la première épopée française sérieuse et réussie), ne prétend pas comprendre particulièrement le projet de Voltaire ; disons plutôt qu'il partage avec lui des préoccupations qui étaient plus généralement celles de leur époque en matière de pratique des genres littéraires, et qu'il ne saurait imaginer à la Henriade d'autre but que celui-là.

Il n'est pas nécessaire de détailler longuement ici le fait que les productions de la misologie sont profondément dépendantes de leur contexte (ubi, quando). Batteux est encore, comme Voltaire, imprégné de l'esprit de la Querelle, et réfléchit à partir des paradigmes du Grand Siècle. Bayard admet bien volontiers parler des «œuvres apparemment les plus réussies[de Voltaire], au moins pour notre modernité[37]». Si Batteux n'a sans doute jamais apprécié le personnage de Voltaire, il n'en reste pas moins qu'il ne pouvait pas connaître, pour le Parallèle, les contes philosophiques, qu'il n'aurait sans doute pas retenu en faveur du poète ; de nos jours, les œuvres en prose, si fortement reliées à l'imaginaire de la Révolution, occupent tant de place que la poésie de Voltaire, la part de son œuvre qui lui valut les honneurs du monde des lettres, est irrémédiablement reléguée dans l'ombre, et déçoit beaucoup. La misologie fonctionne de manière différentielle, et n'est jamais qu'une «philologie en creux» d'autres textes. Sous le texte raté, le critique cherche à retrouver le texte réussi qu'il voit en puissance, et pour ce faire, il interpole sur le ratage des caractéristiques non du texte réussi lui-même, mais de son paradigme. Il importe donc de bien distinguer la méthode «misologique», qui a ses étapes propres, mais n'est qu'un protocole (une forme) ; et l'œuvre-critère, celle dont on fait la philologie en creux, non par rapport à une quelconque «intention d'auteur» reconstituée, mais bien par rapport à l'intention du critique, qui situe l'œuvre ratée dans la perspective d'une œuvre réussie ; peut-être le génie de la démarche est-il, précisément, de multiplier ces produits de substitution dont le choix s'élargit toujours.

Face à tant de propositions, le lecteur second a peut-être le droit de faire la fine bouche ; aussi peut-il remarquer, comme nous l'avons fait en jouant le jeu de l'amélioration, que les textes critiques, à vouloir intervenir dans toutes les «parties» de l'œuvre critiquée (du détail de la lettre au plan d'ensemble), se heurtent à certaines incompatibilités : Batteux redéfinit l'œuvre impossible qui hante le classicisme français, Bayard refait Candide en admettant, cependant, que Henri IV est un personnage bien moins adéquat que Frédéric II pour une critique à la manière des contes. De fait, le but de la Henriade n'est pas de critiquer Henri ; mais le critique voit dans cette univocité du texte à l'égard de son héros l'un des fondements de l'échec du poème (ce qu'il appelle la «proximité»). Le bricolage littéraire implique de réutiliser les matériaux de l'œuvre ratée autour d'un nouveau projet, plus cohérent, qui rendra l'œuvre plus homogène, de manière tant interne (mettre fin au problème de la «saillie») qu'externe (mettre la Henriade au niveau du reste de la production voltairienne). Cette récupération est nécessaire pour que le texte soit reconnaissable, qu'il porte toujours le même titre ; c'est ce que le texte critique que nous avons pris pour paradigme de la misologie, les Commentaires de La Beaumelle, montre parfaitement : on ne fait qu'éditer, sous le même titre. Les fictions de l'avant de l'écriture (l'irréel du passé dans le plan de Batteux) n'existent que parce que le texte est tel qu'il est. Le texte critiqué doit donc être reconnaissable sous le texte fictif amélioré. Personne ne reconnaît la Henriade sous Candide, et le but des opérations de Bayard est d'arriver à créer une continuité visible (littéraire et non plus seulement biographique) entre les deux textes. Mais les deux projets sont-ils seulement compatibles ? Voltaire épique n'a pas le même projet que Voltaire conteur, mais ce n'est pas parce que le second a plus de succès que le premier qu'il peuvent se mêler. De même, pourquoi Voltaire aurait-il pris son modèle chez Boileau ? Milton est un candidat tout aussi crédible ; Voltaire affirme dans l'Essai sur la poésie épique vouloir réaliser un texte suffisamment nouveau pour convenir à l'esprit français, mais il ne faut pas oublier que l'«apologie de [sa] Henriade» constitue une forme de coda au dernier chapitre, consacré à Milton, dernier maillon de la chaîne chronologique de l'évolution du genre épique, d'où Boileau est exclu. Le lecteur des critiques, lecteur «second», doit lui aussi, à son tour, faire comme il peut avec les solutions, pas forcément complètes, que lui proposent les critiques.

Les démarches misologiques commencent par attaquer le texte sous tous les angles, lui enlevant toute autorité, c'est-à-dire en critiquant sa lettre, en niant son dessein d'ensemble, et en annulant son effet sur le lecteur. Une fois ces opérations effectuées, le critique passe à l'opération inverse : à la dégradation du texte critiqué répond l'autosatisfaction face au texte récrit, à la maladresse du plan de nouveaux dispositifs qui, à terme, rendent au texte nouveau son efficacité, construite autour d'un nouveau projet. Malgré l'apparence de nécessité que revêtent, dans le discours respectif de chaque critique, les améliorations qu'il propose — apparence confortée, pour le lecteur de plusieurs critiques, par la superposition frappante de leurs observations—, les textes améliorés obtenus à terme sont excessivement différents, ce qui annule toute nécessité de l'amélioration : les Henriades de fantaisie sont toutes deux des produits contingents. La misologie, comme toute discipline, évolue : comme elle produit des textes fictifs, ces textes évoluent aussi, et s'inscrivent dans des paradigmes différents.

La création littéraire selon Batteux est surdéterminée, d'abord par la doctrine de l'imitation, ensuite par l'ensemble de codes génériques qui entourent tout morceau de poésie. Le discours théorique qui sous-tend sa critique est un discours de maîtrise : maîtrise stylistique et formelle, exigeant la bonne tenue de toutes les «parties» du poème. Le discours de Bayard au contraire est celui de la fantasmatique, c'est-à-dire, précisément, d'une conception de la création qui échappe au contrôle, ou du moins à un contrôle total du créateur sur l'œuvre. Chacun des ceux critiques, partant, propose sa définition de la littérature. Pour Bayard, «aucune de ces œuvres [ratées] n'a su trouver le ton juste pour parler des choses graves, celles qui sont la raison d'être de la littérature[38]». Une profession de foi qui s'oppose à celle de Batteux : «Le poète est créateur, il bâtit un monde sur un point ; ainsi peu importe qu'on chante un héros ou un pupitre ; mais on a tort si on n'a pas réussi[39]». Le psychanalyste suggère que toute chose est grave en littérature, parce que la frivolité n'est qu'apparente et fait écran. Le poéticien en revanche considère que la littérature, parce qu'elle est avant tout un heureux équilibre formel, le produit d'une maîtrise, n'a pas d'objet propre. Mais la notion d'évolution historique est-elle compatible avec celle d'amélioration ? Le but de l'amélioration n'est pas de fournir une intelligence du texte, mais un bon texte. Sans doute cette question est-elle liée au problème général qui sous-tend les études littéraires : «pourquoi lisons-nous des vieux textes ?», question à laquelle nous ne prétendons pas avoir la réponse. Nous préférerons cependant à la notion d'évolution du paradigme, quelque réelle qu'elle soit, celle de «concurrence» : en développant notre propre parallèle entre les deux critiques, nous avons bien lu parcouru ensemble les deux textes fictifs. Si la Henriade, bonne ou mauvaise (et considérée par beaucoup, jusqu'à il y a fort peu longtemps, comme un bon poème), a pu traverser les siècles si bien qu'on la puisse lire encore, pourquoi n'en irait-il pas de même de ses récritures projetées ? Que nous préférions ensuite un conte philosophique autour de Henri ou la poursuite de l'épopée inaccessible, les deux texte idéaux nous sont moins proposés comme des morceaux de critique liés à l'histoire que comme des textes littéraires qui, malgré leur degré limité de réalisation, prétendent comme tout texte à une certaine postérité, et s'y substituent d'autant mieux que Voltaire lui-même semblait, à la fin de sa vie, tenir sa Henriade pour peu de choses (au moins en public).

Le principal reproche que l'on pourrait faire à la pratique misologique est le même que La Beaumelle lui-même formulait à l'encontre des notes historiques que Voltaire avait adjointes à son poème (Voltaire déjà éditait l'auteur de la Henriade) : «Ce vers est une énigme. L'auteur en donne la clef dans ses notes ; mais un poème n'est pas fait pour être lu avec des notes par les contemporains[40]». Or, que font les misologues, sinon nous faire lire des poèmes avec les notes, et contraindre le lecteur au détour métatextuel ? La mention des «contemporains» n'exclut en rien Bayard, dans la mesure où son travail vise, précisément, à faire revenir la Henriade en faveur auprès des siens. Le reproche est peut-être alambiqué, et remet en cause la «bonne foi» de nos critiques ; il ouvre cependant le marché des textes fictifs à un autre type de concurrence. Une amélioration est une pratique hypertextuelle, et n'existe en tant que telle que parce que le texte critiqué subsiste. L'amélioration dessinée par le texte critique a le mérite d'être bien un texte en puissance, mais le défaut de ne pas être en acte. Le lecteur second est invité à continuer le remaniement de la Henriade à ses moments de loisir : la proposition est gratifiante, mais ne répond cependant pas aux objectifs de substitution qui sont ceux de l'amélioration. De même que la nécessité de la pratique est détruite du fait même de la pluralité des solutions proposées, l'idée d'une réelle concurrence doit céder le pas à celle de la cohabitation de textes inachevés, dans la mesure où leur seul lieu d'existence, outre quelques fragments, est l'esprit du lecteur — qui peut, à sa fantaisie, passer de l'un à l'autre. Le seul reproche que l'on puisse faire à ces améliorations est qu'elles sont des hypertextes, et non des intertextes — que sans la Henriade telle qu'elle est et à laquelle elles nous renvoient en fin de compte, elles n'existent pas.

Il faut tenir le paradigme de l'édition textuelle, élaboré à partir de l'ouvrage de La Beaumelle, pour responsable, en moins au partie, de cette nouvelle insatisfaction du lecteur second. Le dernier texte que nous voudrions mettre en concurrence avec les améliorations, au lieu de recenser sur sa couverture le nom de l'auteur et celui de l'éditeur, n'en comporte aucun : La Henriade travestie en vers burlesques, de Fougeret de Monbron[41], parue anonymement à Berlin. Il s'agit d'une parodie, dans la lignée du Virgile travesti, et de la Pucelle d'Orléans, et c'est en cela que la concurrence qu'il offre est déloyale : ce nouveau texte est complet, et ne comporte que de la poésie. Il assume des partis-pris qui ne laissent plus au lecteur second aucune initiative : ce dernier peut s'associer à la parodie ou la condamner, mais sa part dans l'élaboration textuelle est nulle. La parodie évite cependant les obstacles de la misologie : travestir la Henriade permet à la fois de concilier le registre ironique privilégié par Bayard, et de rester dans les sous-catégories de l'épopée, comme le Lutrin. L'œuvre de Fougeret s'oppose en fait essentiellement à celle de La Beaumelle : comme elle, elle est systématique (elle fait tout le travail, puisqu'à chaque vers ou presque de la parodie on peut assigner un «hypo-vers» dans l'original), mais contrairement à elle, elle change de registre (alors que La Beaumelle poursuit la même épopée impossible que Batteux).

On nous objectera que la parodie ne désire pas améliorer le texte. C'est vrai ; elle ne prétend cependant pas lui donner une cohérence nouvelle, mais fait fonds au contraire de l'hétérogénéité et des incohérences mêmes de l'œuvre ratée. En ce sens, elle évite les problèmes de conciliation des différentes parties de l'amélioration que rencontrent les misologues. Rendre un texte pire est peut-être le plus sûr moyen de le rendre meilleur : l'écart se mesure mieux entre deux textes complets, le second pouvant, en cas de déception, se substituer intégralement à l'autre, et même se comprendre sans lui (quoique perdant un peu de son sel, il restera intelligible). Dans le contraste entre le sérieux de l'original et le burlesque de la parodie crée une saillie nouvelle, non plus involontaire mais délibérée : et la parodie est encore l'occasion, dans le plaisant «Avant-propos, avertissement, ou tout ce qu'on voudra», de grandir Voltaire : «quel que puisse être le succès de cet ouvrage, Monsieur de Voltaire n'en sera pas moins parmi nous l'honneur des Lettres et de la Poésie». Pas de détour misologique, mais une philologie plaisante. Fougeret va jusqu'à parodier les notes mêmes de Voltaire :

(a) Toi que trahissent les Normands,
Déité qui jamais ne ments :
Dévoile-nous tout ce mystère,
Comme tu l'as fait à Voltaire ;
Et que la fable à tes discours
Prête de burlesques atours.
[en bas de page, note] a : la Vérité

Dans la définition de la Henriade idéale, nous avions chez nos deux critiques rencontré le problème du registre (doit-on passer au comique ou tenter de réussir le sérieux ?) ; la parodie pose la question de l'alternance du comique et du sérieux non seulement dans le genre épique, mais dans le genre critique même : question légitime, si le but de la critique est la création de nouveaux textes, et à terme la substitution de ces nouveaux objets aux œuvres premières. Les critiques hésitent entre deux registres : badinent avec le texte pour le dégrader, tout en réfléchissant sérieusement à partir de paradigmes qu'ils assument. La parodie choisit le seul badinage, et ce faisant ne cherche pas à concilier plaisanterie et travail. Ou plutôt, elle fait toute la plaisanterie, laissant au lecteur le soin du travail, qui réside dès lors dans l'appréciation de l'écart entre l'«hypo-vers» et l'«hyper-vers», le sérieux (peut-être raté) et le badin (peut-être réussi). Le plus grand écueil sur lequel les misologues se heurtent est sans doute ce miscere si difficile à réaliser, pour lequel il faut le «génie» que promeut le paradigme de Bayard, que Batteux, dans une époque de transition de la critique entre la Querelle et l'âge de la sensibilité, reconnaît à demi-mots ne pas avoir, sans pour autant n'être qu'un «faiseur de règles» ; peut-être pouvons-nous voir ici aussi la preuve que même les œuvres ratées résistent, à leur manière, à l'analyse. Les projets contradictoires de récriture qu'elles génèrent ouvrent la bibliothèque, mais le lecteur peut encore choisir ; de même, il peut choisir entre la participation active à l'opération misologique, ou se laisser aller à la philologie parodique. Nous aurons au moins prouvé une chose : les œuvres ratées sont fécondes.


Dimitri Garncarzyk

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[1]. Comment améliorer…, p. 137

[2]. Parallèle…, p. 53. La lettre VIII est la dernière consacrée à l'examen du poème, la neuvième étant dévolue à l'Essai sur la poésie épique.

[3]. Une cheville, au sens premier, est bien un objet «que l'on fait entrer dans un trou, ou pour le boucher, ou pour faire des assemblages, ou pour d'autres usages» (Académie 1762). Le sens figuré appliqué à la versification est recensé dans la même édition.

[4]. Comment améliorer…, p. 136

[5]. Parallèle…, pp. 55-56

[6]. Il est frappant, nous en verrons un exemple plus bas, que pour Batteux, il ne fait pas l'ombre d'un doute que Voltaire a pris Boileau pour modèle. Voltaire témoigne sans ambiguïté, dans ses textes théoriques, de son admiration pour Boileau ; mais nous doutons que Despréaux soit le premier modèle que Voltaire se soit proposé.

[7]. Parallèle…, p. 57. C'est ici la Discorde qui s'adresse à l'Amour, seul désormais à pouvoir affaiblir Henri après sa victoire militaire et ses démonstrations de magnanimité (chant IX).

[8]. En supposant, bien sûr, que le «etc.» n'ait pas été mis par le typographe pour économiser de la place. Mais si l'abréviation était seulement le fait d'un typographe, il l'aurait mise en lieu et place d'un texte absolument identique à celui cité au-dessus, ce qui au passage aurait fait de lui le premier complice actif du procédé de Batteux. «Etc.» ou pas, il n'y a donc aucune raison de supposer que Batteux voulait faire autre chose à ces vers que les lire à rebours — ce qui est la suite logique de son argumentation.

[9]. Comment améliorer…, p. 137. La modification de Bayard affecte en fait 16 vers.

[10]. Antoine Houdar de La Motte, «Comparaison de la première scène de Mithridate avec la même scène réduite en prose, d'où naissent quelques réflexions sur les vers» dans Œuvres, Paris, Prault l'Aîné, 1754, t. IV, p.397sqq.

[11]. Comment améliorer…, p. 136 : «Ici comme ailleurs, la solution est moins théorique que propre à l'écrivain».

[12]. La question est de savoir si l'on trouve bien des passages aussi sincèrement pathétiques dans les œuvres réussies de Voltaire. Mais Pierre Bayard, comme on le verra plus bas, veut de toute manière améliorer encore ce «premier jet», prévenant ainsi l'objection.

[13]. Comment améliorer…, p. 48

[14]. Idem, p. 51

[15]. Parallèle…, p. 22. Nous soulignons.

[16]. Idem, p. 6

[17]. Parallèle…, p. 20

[18]. Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1747, p. 198. Voir en introduction la référence de La Beaumelle à l'œuvre de l'abbé.

[19]. Parallèle…, p. 39

[20]. Voltaire, La Pucelle d'Orléans, chant I, vv. 18-25.

[21]. Comment améliorer…, p. 48

[22]. Nicolas Boileau, Le Lutrin, chant I, vv.17-18, 22-30, 41-45 ; nous soulignons.

[23]. Parallèle…, p. 23

[24]. Peut-être serait-ce son but dans la Pucelle, qui associe un sujet haut à un style bas, traduit métriquement par le décasyllabe ; la distinction entre poème burlesque et poème héroïcomique (traitement haut du sujet bas) est essentiellement heuristique, et ne se pense pas au xviiie siècle comme aujourd'hui. La Pucelle, quoiqu'il en soit, n'est pas ici notre objet principal.

[25]. Parallèle…, p.p. 23-24 ; nous soulignons.

[26]. Parallèle, p. 23

[27]. Op. cit., p. 198

[28]. Les Beaux-Arts… paraissent pour la première fois la même année que le Parallèle, en 1746.

[29]. Parallèle…, p. 27 ; nous soulignons. Sur «Lutrin» avec la majuscule, voir ci-dessous le corps du commentaire.

[30]. De fait, «lutrin» prend systématiquement la capitale dans le texte, quelle qu'en soit la signification.

[31]. Comment améliorer…, p. 29

[32]. Idem, p. 138 ; nous soulignons.

[33]. Dans la Henriade telle qu'elle est, la conversion de Henri ne survient qu'au chant X («la Vérité vient l'éclairer», dit l'argument du chant), et sa victoire suit avec une immédiateté qui rappelle plus les dei ex machina de la comédie que la poésie épique.

[34]. Anne Dacier, dans sa «Préface» à L'Odyssée d'Homère traduite en Français, avec des remarques, trad. Anne Dacier, nouvelle édition, Amsterdam, «aux dépens de la Compagnie»,1717, p. x

[35]. Cf. Parallèle…, p. 62

[36]. Rappelons ici que Bayard se réclamait des premiers critiques de la Henriade, «critiquée dès sa création».

[37]. Comment améliorer…, p. 136 (nous soulignons).

[38]. Ibid., p. 30

[39]. Parallèle…, p. 8

[40]. La Beaumelle, op. cit., p. 315

[41]. Louis Charles Fougeret de Monbron, La Henriade travestie en vers burlesques, Berlin, s. n., 1745



Dimitri Garncarzyk

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Décembre 2010 à 10h40.