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Est-il « si aisé » d'améliorer la Henriade ? Petit traité de “misologie”.


par Dimitri Garncarzyk (Université Paris 7-Denis Diderot)


Dossier P. Bayard sur Fabula: à propos de Comment améliorer les œuvres ratées?, Minuit, 2000.


(à la suite des comptes rendus proposés dans Acta fabula : Sauvetage raté par Adeline Wrona et L'eau et le moulin par Marc Escola).




Est-il "si aisé" d'améliorer la Henriade ?

Petit traité de “misologie”.

Les périphrases sont plus que des ornements du discours : elles sont le véhicule idéal des présupposés. Pour ne pas dire «Voltaire», on dira par exemple «le patriarche de Ferney» ; la périphrase campe alors le Voltaire des dernières années, une figure d'autorité bienveillante, nantie du long nez bien connu qui semble émerger d'un toponyme au parfum de liberté ; on imagine dans cet entre-deux franco-helvétique «l'aubergiste de l'Europe» (autre périphrase) occupé à écrire des œuvres révolutionnaires. Voltaire à la même époque employait pourtant pour parler de lui-même (quoique sans en avoir l'air) une périphrase qui jette sur lui un éclairage tout différent : «l'auteur de la Henriade[1]».

D'abord Poème de la Ligue (1723) puis Henriade (1727), l'épopée fut remaniée par son auteur à plusieurs reprises, qui donnèrent lieu tout au long du xviiie siècle, non seulement à des éditions corrigées, mais aussi à des éditions «avec les variantes» qui présentaient en note des états antérieurs du texte. Au moment des Commentaires historiques, cependant, Voltaire semblait quelque peu remis de ses ambitions épiques :

Mais pour M. Clément tout court, qui dans un volume beaucoup plus gros que la Henriade, me prouve que la Henriade ne vaut pas grand'chose, hélas ! Il y a soixante ans que je le savais comme lui. J'avais débuté à vingt ans par le second chant de la Henriade. J'étais alors tel qu'est aujourd'hui M.Clément, je ne savais de quoi il était question. Au lieu de faire un gros livre contre moi, que ne fait-il une Henriade meilleure ? Cela est si aisé[2] !

Quelque critique que Voltaire soit à la fin de sa vie envers son épopée de jeunesse, il n'en reste pas moins que pour signifier à coup sûr Voltaire à la même époque, il parle de «l'auteur de la Henriade». On notera que l'aveu de la faiblesse du poème n'empêche pas la verdeur à l'encontre du critique Clément : sa critique est réduite à l'évidence, il est coupable d'avoir renoncé à ce qui était «si aisé», à savoir, récrire la Henriade, en mieux, plutôt que d'écrire un gros volume pour prouver qu'elle est mauvaise. Il fut pourtant un temps, quand Voltaire améliorait encore lui-même son poème, où il prenait bien mal que quelqu'un d'autre y prétendît : trente ans auparavant, l'abbé Batteux s'attirait une haine définitive pour son Parallèle de la Henriade et du Lutrin[3].

Le conseil de Voltaire de refaire l'œuvre, plutôt que d'en détailler les défauts, travail nullement constructif, n'est pas original. Voltaire le mit en pratique en refaisant les odyssées homériques, contre la «traduction» en alexandrins de La Motte, trop éloignée du texte, mais aussi contre la traduction en prose de Madame Dacier, aveuglée pas les «superstitions des commentateurs[4]». Les «remarques» adjointes au texte pour les Anciens, comme les velléités reformulatrices des Modernes, opposent deux conceptions de la philologie classique. Mais les textes anciens ne sont pas les seuls sur lesquels cette ardeur commentatrice et/ou récrivante peut s'exercer : ainsi, en 1769, paraissent à Paris les Commentaires sur la Henriade de Laurent Angliviel de La Beaumelle[5]. Ce volume reproduit le texte de la Henriade assorti, quasiment à chaque vers, d'un appel de note. La lecture progresse ainsi à raison d'une moyenne de cinq vers commentés par page ; les remarques critiquent sans aménité le style, et proposent des substitutions. Par exemple :

Les Seize osent du Ciel attendre la réponse.
A dévoiler leur sort ils pensent le forcer 5.
[Note] 5. A dévoiler leur sort ils pensent le forcer. Ce n'était pas leur sort ; mais le sort de Valois et de Bourbon que les Seize voulaient savoir. On pourrait mettre, à montrer l'avenir[6].

Le lecteur lit bien La Henriade, mais le chevalier lui propose ici une nouveau vers : «A montrer l'avenir ils pensent le forcer». Il s'agit bien de refaire la Henriade, mais sans prétendre en être l'auteur, ni en changer le titre : La Beaumelle, dans ce contexte éditorial, est l'éditeur du texte de Voltaire, en même temps que son ennemi. Son court avant-propos traduit toute son antipathie pour le texte qu'il édite, et s'ouvre par ces mots peu encourageants :

Ce poème parut en 1723 sous le nom de La Ligue, qui lui convient peut-être mieux que celui de La Henriade, sous lequel il parut à Londres en 1727. En effet, c'est la Ligue qui triomphe, et Henri succombe : elle voulait un roi catholique, et Henri le devient[7].

Le sujet du poème est disqualifié d'entrée par le critique, dont on sent bien sûr l'investissement personnel : La Beaumelle est protestant ; les notes assassineront le traitement de ce sujet. L'histoire éditoriale du texte est ici abordée d'un point de vue négatif, et un lecteur «naïf» risque d'être découragé par une telle préface. Nous voudrions appeler cette association d'un format philologique et d'une hostilité déclarée au texte édité «misologie». Le «misologue» sera, à bien des égards, un Alceste littéraire : en se faisant l'éditeur du texte qu'il juge mauvais, il contribue à redresser un «froid écrit [qui] assomme», corrige «l'essor d'un mauvais livre», et va contre le penchant de «fort honnêtes gens» qui ont pris, «de la main d'un avide imprimeur,/[Le nom] de ridicule et misérable auteur[8]» — ce point de vue n'engageant que lui.

Le travail de La Beaumelle sur la Henriade est d'une ampleur unique, mais il fournit une forme de paradigme à d'autres ouvrages critiques qui, sans avoir la systématicité du chevalier protestant, considèrent la Henriade comme un texte mauvais, et proposent des solutions pour l'améliorer. C'est le cas du Parallèle… du père Batteux, cité plus haut ; La Beaumelle se souviendra d'ailleurs de son Cours de Belles-Lettres dans ses propres remarques[9]. C'est aussi le cas d'un ouvrage plus récent : Comment améliorer les œuvres ratées ? de Pierre Bayard[10], qui réactualise le mode de lecture critique qui consiste à intervenir, après jugement de la valeur de l'œuvre, sur sa lettre. Situés aux extrémités de la chaîne chronologique de la réception de la Henriade (Batteux vient avant La Beaumelle ou Clément, et Bayard est notre contemporain), ces deux ouvrages critiques alternent, chacun à leur façon, commentaires acerbes sur le texte tel qu'il est, et propositions de changements pour un texte meilleur ; ce sont ces deux opérations critiques, et les Henriades améliorées qui en résultent, que nous nous sommes proposé de comparer.

L'objet d'une démarche misologique est un texte qui existe, est publié, mais ne procure pas satisfaction au critique. L'abbé Batteux se concentre sur le seul poème épique de Voltaire, à la faveur d'un «parallèle» avec le grand poème héroïcomique de l'âge classique, le Lutrin de Boileau. La démarche de Pierre Bayard est également comparative ; mais au lieu de comparer une œuvre «ratée» à une œuvre réussie, il compose un corpus d'œuvres ratées, afin de théoriser le ratage et, partant, l'amélioration. Les deux textes critiques ont en commun leur objet, mais aussi la manière de les aborder : on aborde le texte insatisfaisant, manqué, «raté», pour l'«améliorer». Considérons donc la misologie, d'une part comme le cadre méthodologique qui nous permet de rapprocher les deux textes critiques des xviiie et xxie siècles, mais d'autre part comme une pratique dont la définition précise et l'existence même restent encore à prouver par la validité de la comparaison. En d'autres termes, elle n'est pour l'instant qu'un concept heuristique, et les résultats de notre étude détermineront sa valeur pragmatique.

Le Parallèle… de l'abbé Batteux se présente sous la forme de dix lettres. L'échange épistolaire était déjà la forme, lors de la querelle de La Princesse de Clèves, de la critique du chevalier de Valincour[11] ; le destinataire de Batteux est un «Monsieur» anonyme. Les huit premières lettres intéressent le poème lui-même ; la neuvième est une critique de l'Essai sur la poésie épique, qui fut quasi-systématiquement reproduit avec la Henriade, et la dixième critique sur vingt-deux pages le discours de remerciement à l'Académie de Voltaire et l'esthétique qui le sous-tend. Batteux enchaîne cette dixième lettre aux autres : «permettez-moi […] de vous montrer que M. de V., en sa qualité d'orateur, est à peu près tel que je vous l'ai fait voir en sa qualité de poète[12]». Enfin, à la fin de l'opuscule, une «Dénonciation à l'Académie» critique l'œuvre de l'historien Duclos ; ce dernier texte ne nous retiendra pas. Les dix lettres, en revanche, forment une charge cohérente contre la théorie voltairienne de la poésie et de l'histoire littéraire dans leur ensemble.

Lettre I, sur la Henriade
Lettre II, sur la fable de la Henriade
Lettre III, sur le merveilleux
Lettre IV, sur les acteurs et les caractères
Lettre V, sur les beautés de la Henriade
Lettre VI, sur le style de la Henriade
Lettre VII, sur les portraits
Lettre VIII, sur la versification
Lettre IX, sur l'essai de M. de V. sur le poème épique
Lettre X, sur le discours de remerciement de M. de V. à l'Académie française

La première lettre, intitulée, de manière aussi générale que possible, «Sur la Henriade», a valeur de programme. Batteux s'y attaque au poème dans son contexte, et décèle dans l'entreprise épique une ambition dévorante.

[Une] grande âme ne souffre point d'égaux : César se fit général d'armée pour éviter de n'être qu'égal à Cicéron. M. de V. fixa donc ses vues sur l'épopée, et songea sérieusement à occuper sur le Parnasse français la place qui était encore vide : c'était au moins le projet d'un génie courageux. Il n'avait probablement pas encore lu l'avis d'Eumolpe à la jeunesse trop hardie. «Mes amis, leur dit-il, il y a bien des jeunes gens qui se laissent tromper par les charmes de la poésie[13]

La référence à Eumolpe peut surprendre : ce personnage du Satiricon, prototype du poète manqué systématiquement salué par des jets de pierre[14], n'est pas une autorité de l'envergure de Boileau. La «place vide» du Parnasse français correspond à une «case blanche» de la littérature française[15] : il n'existe pas d'épopée sérieuse en français, sinon ces autres «ratages» que sont les Clovis, Esther de Desmarets ou la Pucelle de Chapelain. Le genre épique occupe le sommet de la hiérarchie poétique, se situant au terme de «la gradation du simple au composé, du facile au difficile, du petit au grand[16]» : la place vide est aussi plus la haute, le genre le plus exigeant. Voltaire se situait clairement dans la même problématique avec l'Essai sur la poésie épique, que Batteux propose de réintituler «Apologie de ma Henriade[17]».

Je me souviens que, lorsque je consultai, il y a plus de douze ans, sur ma Henriade, feu M. de Malézieux, homme qui joignait une grande imagination à une littérature immense, il me dit : «Vous entreprenez un ouvrage qui n'est pas fait pour notre Nation ; les Français n'ont pas la tête épique.» Ce furent ses propres paroles, et il ajouta : «quand bien même vous écririez aussi bien que Messieurs Racine et Despréaux, ce sera beaucoup si on vous lit[18]

Quelques lignes plus haut, Voltaire avançait : «Oserais-je le dire ? C'est que, de toutes les Nations polies, la nôtre est la moins poétique[19]». Mettant en scène ses hésitations, le Voltaire de l'Essai, guère plus vieux que celui du poème, grandit effectivement l'entreprise et, par là, son poème[20]. Il ne mentionne même pas le Lutrin, quand il prend soin de «décoiffer» encore un peu Desmarets et Chapelain. Il faudra nous souvenir que le parallèle de Batteux est une forme d'approximation : si la case de l'épopée française est blanche, c'est que le Lutrin, poème héroïcomique, ne l'occupe pas, mais est la meilleure approximation d'une œuvre digne d'y figurer. Disons pour finir que toute la première lettre de Batteux donne le ton et que, même si elle n'est censée que poser les termes du parallèle, le lecteur du texte critique comprend d'entrée lequel des deux poèmes aura la palme.

L'ouvrage de Pierre Bayard annonce dès son titre la nature des textes du corpus étudié. Il ne veut s'intéresser qu'aux œuvres ratés des «grands écrivains», c'est-à-dire ceux qui ont réussi, avant ou après les «ratés», la majeure partie de leur œuvre. A côté de la Henriade, on trouve L'Olive de Du Bellay, deux épopées : La Franciade de Ronsard, et Les Martyrs de Chateaubriand (épopée en prose), et d'autres, jusqu'à L'Amour de Duras. Le plan de l'ouvrage est comme suit :

A) CONSTERNATION
I : Sujets
II : Rythmes
III : Figures
IV : Personnages

B) REFLEXION
I : La recherche de l'équilibre
II : Les maladies de la distance
III : Le temps des œuvres
IV : La décision de ne pas aimer

C) AMELIORATION
I : Eloignement
II : Rapprochement
III : Passages
IV : Achèvement

La méthode de diagnostic, présente surtout dans la partie centrale de l'ouvrage de Bayard, s'appuie sur la psychanalyse freudienne. Le ratage absolu est décrit en ces termes par l'auteur : «Le cas de figure idéal pour nous — c'est-à-dire le pire — [est] celui d'un écrivain qui choisit un sujet intraitable et une forme inadaptée pour s'engager résolument dans une œuvre qui ne luit convient pas[21]».

Nous nous concentrerons ici sur la place du «lecteur second» dans le dispositif misologique. Par lecteur second, nous entendons le lecteur du texte critique, c'est-à-dire d'un texte de «littérature secondaire», à qui l'on demande aussi de relire l'œuvre critiquée à travers le filtre de l'œuvre critique, c'est-à-dire d'en faire une deuxième lecture — sans laquelle le texte amélioré de la Henriade n'existe tout simplement pas : même chez La Beaumelle, il faut lire les notes pour obtenir au fil de la lecture une nouvelle Henriade (nous caractériserons ce détour obligé de l'amélioration). Le lecteur second lit donc deux choses : le texte secondaire, i.e. le texte critique ; et un second texte, qui est le texte critiqué amélioré, auquel il n'a accès que par fragments (encore une fois, les notes de La Beaumelle ne sont pas un texte suivi, mais autant de détours à faire lors de la lecture du texte insatisfaisant). Toute la question est de savoir si le texte critique s'efface devant l'amélioration qu'il produit, ou bien s'il en est le support indispensable ; et en fin de compte, de définir la place du texte premier, de la vraie Henriade, quelque mauvaise qu'elle soit, dans ce dispositif.

Qu'est-ce exactement que les «misologues» font au texte critiqué ? Y a-t-il seulement un protocole commun à Bayard et à Batteux —sans perdre de vue notre paradigmatique La Beaumelle ? Cette première série d'interrogations intéresse le texte critique et les procédés qui y sont mis en œuvre — en somme, les moyens et la manière critiques (quomodo). L'examen du texte premier est au centre de ce premier mouvement. Le second appelle une deuxième série d'interrogations : quand le critique passe à l'amélioration, et prend pour objet le texte meilleur qu'il doit produire, il faut tâcher de définir cet objet nouveau (quid) qui, sans élever le critique au rang d'auteur, lui fait tenir des raisonnements qui le replacent dans un avant fictif de l'écriture, un lieu de tous les possibles littéraires. Qu'est-ce donc que les critiques veulent donner à lire au lecteur second ? On aura l'occasion, au cours de cette analyse, de répondre à quelques-unes des interrogations rhétoriques laissées en suspens (quibus auxiliis, quando — et, pourquoi pas, quis ?). En dernière instance, nous-même sommes un lecteur second qui cherche à définir ce qu'il lit.

Comme notre propre lecteur s'en rendra compte dans les lignes qui suivent, les discours misologiques de Batteux et Bayard oscillent entre la convergence destructrice (ils produisent deux exposés sur la nullité étonnamment parallèles) et une radicale divergence créatrice : à terme, le lecteur «secondaire» doit trancher entre deux récritures de la Henriade qui sont quasiment l'une l'inverse de l'autre, et s'excluent ainsi mutuellement. L'objectif de cette étude est, à la fois, de définir les protocoles d'une pratique spécifique du texte par les critiques, que nous avons appelée «misologie», d'en montrer surtout les mécanismes productifs, qui proposent, plus que de relire, de récrire le texte critiqué ; mais aussi d'en poser les limites, de montrer qu'elle se réduit, en définitive, à une «philologie» au sens large, c'est-à-dire à une amitié du critique pour un autre texte que celui qu'il critique. Les résultats contradictoires de cette pratique renvoient à terme la décision au récepteur de l'ensemble, de l'œuvre critiquée comme de ses textes critiques : le lecteur confronté au texte, qu'il soit premier ou second, réel ou fictif[22].


I. Convergences critiques


On aura remarqué, à lire les plans des ouvrages, une distinction fondamentale entre l'opuscule de Batteux et le livre de Bayard : les deux parties, destructrices et créatives, sont enchâssées chez le premier, nettement distinguées en trois étapes chez le second. On entendra donc «partie» en son sens classique : non pas comme une section définie d'un discours continu, mais comme une strate du discours qui peut se retrouver en tous ses moments, ou bien être volontairement concentré en un seul. Il est dès lors possible d'affirmer légitimement que les parties destructrices (la plus ouvertement misologique) respectives des textes critiques de Batteux et de Bayard non seulement s'en prennent à la Henriade avec le même manque d'aménité, mais encore s'y prennent avec la même méthode, à peu de choses près. Batteux relève les mêmes «défauts» de l'œuvre que Bayard, ou Bayard complète, par une remarque qui pourrait en être le corollaire ou le conséquent, une observation de Batteux. C'est à un relevé des principales stratégies offensives des textes critiques que l'on se livrera ici. Cette première esquisse typologique devrait permettre de décrire une méthode de critique de la Henriade qui a peu changé en trois siècles. Fidèle à notre interrogation de base, nous centrerons cette interrogation sur la place du lecteur second : est-il simple récepteur de ce travail misologique ? Quel type de coopération les critiques peuvent-ils lui demander ? Cette partie vise-t-elle seulement à plonger le lecteur du texte critique dans l'approbation du discours critique, ou bien à préparer, déjà, l'amélioration ? Les nombreuses convergences critiques qui existent entre Batteux et Bayard plaident pour la validité de l'hypothèse misologique (il existe bien une méthode qu'ils peuvent avoir en partage) ; mais ces procédés semblables sont-ils mis en œuvre à partir du même point de vue sur la littérature, des mêmes canons, ou bien est-il possible d'opérer à partir de lieux critiques différents ? Cela revient à se demander si la misologie est un contenu (avec ses critères propres) ou une forme (dans laquelle peuvent s'inscrire des théories différentes sur la littérature) — si l'échec littéraire est absolu, ou si le critique le construit. Des réponses à ces questions dépendra aussi, c'est là le plus important, la manière dont il faudra aborder la partie plus «productive», c'est-à-dire les propositions de récriture formulées par Batteux et Bayard.


1. Protocoles misologiques : le plaisir de critiquer


Le premier trait commun au deux textes critiques est l'agression caractérisée qu'ils mènent contre le texte critiqué, voire contre son auteur lui-même (arguments ad personam). Les piques de Batteux, qui a affaire à un Voltaire vivant et adulé d'une grande partie du public, se font sous couvert de double langage—étant entendu qu'il s'agit d'insulter sans avoir l'air d'y toucher. Cette ironie ravageuse file certaines notions tout du long de l'ouvrage — par exemple, celle de «génie». Le projet épique est d'abord «au moins celui d'un génie courageux» (lettre première) ; plus tard, commentant les portraits par antithèse qui abondent dans le poème, le critique revient sur cette notion : «Rien ne marque plus la misère que la ressource de l'antithèse, elle ne demande qu'un demi-génie[23]». Reste pour le lecteur à inférer un syllogisme très simple : l'antithèse est la figure des pauvres en esprit (parce qu'un terme fournit, par opposition, l'autre, et un hémistiche le second) ; le poème de Voltaire regorge d'antithèses, ergo… On assiste ainsi à la dégradation progressive du poème et de son auteur, jusqu'à la fin de la neuvième lettre, où Batteux conclut comme après une juste pesée qu'«il [lui] paraît que la Henriade est un ouvrage où il y a plus d'esprit que de génie», et que «quand son auteur le commença[…], nouveau sevré du Pinde,il avait plus de lait dans les veines que de sang[24]». La proportion du génie dans l'œuvre a diminué au fil du discours critique : d'abord saine ambition, le voilà diminué de moitié, puis carrément éclipsé par un bel «esprit» qui messied au genre. La diminution de la part de génie dans le poème rejoint un fait biographique (le jeune âge de Voltaire quand il entreprit la Henriade) qui, quoiqu'il se pare d'objectivité, confine à l'insulte, requalifiant en audace le «courage» du départ : sur tous les plans, la figure tutélaire de Despréaux, incarnation de la maîtrise poétique, triomphe, et Batteux, en bon rhéteur, retrouve son introduction, et l'avis d'Eumolpe.

Le problème de l'amour-propre de Voltaire, qui est mort, ne se pose pas pour Pierre Bayard, qui érige ouvertement la malveillance en méthode dès le début de son texte.

Au rebours […] de la tradition critique qui commente les œuvres avec sympathie, ou au moins avec un minimum de politesse, nous nous donnerons ici pour contrainte stricte de ne tenir au sujet de ces textes que des propos désagréables ou malveillants[25].

L'annonce du plan, deux paragraphes plus bas, combine phraséologie scolaire et trait de dérision : «Surmontant s'il est possible notre abattement, nous essaierons dans une seconde partie…» : voilà qui entérine l'alliage de la méthode avec le sarcasme. Le seul titre de l'introduction, «Hélas !», résume le procédé. Cette dimension destructrice est cependant complétée d'une série de suggestions qui propose de récrire le texte, en mieux. Pierre Bayard (qui réactualise la méthode qui prévalait à l'époque de Batteux) l'annonce clairement avec le titre de sa troisième partie, «Améliorations», quand chez l'abbé Batteux, la démarche de récriture ne se fait jour que peu à peu, sans distinguer diagnostic et récriture. La méthode de Bayard est elle aussi ad personam : si elle attaque l'œuvre avec une plaisante acrimonie, elle attaque aussi l'homme au plus profond de lui-même à l'aide de la psychanalyse, qui présuppose que les raisons de l'échec littéraire sont dans le sujet-auteur. Nous retrouvons sans surprise chez lui la notion de «génie», dont il faut comprendre les «mécanismes[26]».

Le protocole «misologique» du discours critique, complété de l'esquisse d'une récriture, change à la fois la relation du texte critique au texte critiqué (du métatexte au texte), mais aussi du critique à son propre lecteur. Par le jugement définitif d'échec qu'il prononce et par les tentatives d'amélioration du texte qu'il suggère, le texte critique assume l'autorité, et l'exerce sur le texte critiqué ; cette démarche est bien l'inverse des «superstitions de commentateurs» qui, érigeant le texte en autorité définitive, le justifient à tout prix. Le critique a un accès propre aux critères de valeur littéraire, et juge l'œuvre en conséquence, au contraire des «philologues» qui établissent le canon en fonction du texte qu'ils éditent : c'est ce que Voltaire reprochait à Madame Dacier, et ce que Bayard reproche encore à la «tradition critique». Quand le jugement est le ratage, force est de conclure que le critique a un accès plus direct à ces critères que le texte critiqué — et, les arguments ad personam étant de mise, l'auteur critiqué lui-même. Proposons une première définition des critères employés ici (nous l'étofferons par la suite) : le recours à une autorité tutélaire (Boileau) à laquelle le genre du «parallèle» permet des références constantes, ou la méthode psychanalytique qui constitue un accès direct à la psyché du créateur. Les critiques revendiquent un meilleur accès à ce critère que le créateur : la psychanalyse, par nature, s'intéresse à ce qui en nous nous échappe ; quant à Batteux, il explique dans sa première lettre vouloir se livrer à un parallèle que Voltaire n'a pas pensé à faire (qui lui a donc «échappé») :

«Ce serait sans doute un grand plaisir, dit M. de V. et même un grand avantage pour un homme qui pense, de comparer tous ces poèmes épiques de différentes natures. » Il a essayé de faire lui-même cet examen pour les poèmes anglais, grecs, latins, etc. Il n'y en a que deux qu'il n'ait point examiné, le sien et celui de Boileau. Tentons cet examen, et tâchons d'en tirer tout le plaisir et tout l'avantage que M. de V. nous promet[27].

Si le discours critique est, par nature, un discours qui fait autorité pour son lecteur, Batteux comme Bayard tentent de réduire au maximum la distance qui les sépare de celui qui les lit. Le désir de travailler contre le texte tel qu'il est implique une connivence, aussi grande que possible, entre le critique qui prend effectivement la plume et son lecteur qui, en somme, pourrait être lui. On peut distinguer deux moments de l'élaboration de cette relation. D'abord, le critique suppose partager avec son lecteur une frustration fondamentale, i.e. l'insatisfaction causée par la lecture de l'œuvre ratée. De cette frustration découle le discours critique. Ensuite, le critique entend, dans son ouvrage, faire partager à son lecteur l'accès privilégié qu'il entretient avec le critère esthétique qui permet d'expliquer l'échec de l'œuvre, et proposer des solutions de remplacement au texte raté, c'est-à-dire répondre à un désir que son lecteur et lui ont en commun. Alors que l'exégèse érudite suppose une différence dans la qualité de l'accès au texte (l'exégète le connaît mieux et prend l'ascendant sur son lecteur, e.g. Madame Dacier dans ses remarques sur Homère), la critique du ratage suppose, entre le critique et son lecteur, une même appréhension de départ du texte raté : la différence entre eux se situe au niveau de leur capacité à diagnostiquer l'échec littéraire.

Et surtout [notre projet] ne fait que prolonger cette rêverie à laquelle se laisse aller de nombreux lecteurs déçus par une œuvre, qui se prennent secrètement à imaginer ce que, dans un autre monde, elle aurait pu être. Ainsi toute lecture insatisfaite [est] porteuse comme la nôtre d'un désir de réécriture, auquel nous avons laissé ici libre cours[28].

«Nombreux lecteurs», «toute lecture» : la généralisation inscrit la démarche dans un lieu commun de l'expérience de lecture ; la seule différence entre toutes ces occurrences et le projet du livre est que celui-ci sort du désir «secret» pour s'exprimer publiquement.

Considérons cette même partie dans la Henriade ; je serai charmé de rendre partout justice à son célèbre auteur ; mais comme son ouvrage est au public, c'est à lui-même à se défendre : il a été écrit pour être lu, et moi aussitôt après l'avoir lu la fantaisie m'est venue d'écrire[29].

Les similitudes entre les deux déclarations sont frappantes : un désir d'écrire suit «aussitôt» la lecture, que l'on devine insatisfaisante — le verbe «défendre» nous y invite clairement en situant la discussion sur un plan polémique. «Fantaisie» recouvre autant l'idée de «désir» (fantaisie «signifie aussi humeur, envie, désir, volonté» ), que celles de rêverie (elle est «la faculté imaginative de l'homme[30]») et de «libre cours». Quant à la connivence avec le lecteur, le format épistolaire choisi par Batteux la met en œuvre dès la première lettre, qui s'ouvre par une mise à égalité du critique et de son correspondant fictif : «Oui, Monsieur, je l'ai compris aussi bien que vous, il y a longtemps. Le goût de tout un siècle dépend souvent d'un seul homme[31]». Le «Oui» initial et le pronom anaphorique «le», qui anticipe la deuxième phrase en forme de maxime, donne au lecteur qui ouvre l'opuscule l'impression de se retrouver, l'air de rien, dans la confidence d'une correspondance déjà entamée, et le projette dans ce «Monsieur» anonyme.

Outre la valeur de persuasion de ces procédés, ils trahissent chez le critique qui, face au ratage, est en position de force, un désir de faire texte — non seulement, comme nous allons le voir, en proposant de le récrire, mais déjà dans la truculence même de leur écriture négative. Le texte critique lui-même est le premier substitut à l'œuvre ratée, pour ce lecteur secondaire (nous) dont, à aucun moment, on n'entend la voix[32] : jamais le «Monsieur» auquel écrit Batteux ne répond et jamais, d'ailleurs, il ne lui a demandé son avis, si ce n'est, présupposé du Parallèle, en trouvant la Henriade ratée. Un des traits communs des deux critiques du ratage est donc de proposer, pour compenser la frustration du lecteur de la Henriade, un «plaisir du texte» critique qui se veut bien supérieur au plaisir du texte critiqué, et s'offre comme une première forme de compensation.


2. Le texte «sens dessus dessous», ou comment le retourner contre lui-même


Si le texte critique parle contre le texte raté, le texte raté parle contre lui-même, ou au moins le texte critique le retourne contre lui-même. La présentation des deux ouvrages critiques que nous considérons est, à ce titre, révélatrice : Batteux et Bayard intègrent dans leurs pages des blocs du texte critiqué, qui s'intercalent entre quelques lignes de leur propre analyse. A titre d'exemple, on peut se reporter aux pages 55 à 57 de l'ouvrage de Batteux ; on en comparera ensuite la morphologie avec les pages 48 à 51 de l'ouvrage de Bayard : la comparaison tournerait presque, en termes de rapport quantité de texte critique/quantité de texte cité, en faveur de l'abbé. L'idée est que le texte parle de lui-même, et contre lui-même ; c'est donner la preuve par l'exemple que l'ouvrage n'est de toute évidence pas en mesure de «se défendre». Batteux brandit l'exemple mauvais comme une menace évidente et redoutable : «croyez-moi sur parole, M., ou je vous accable d'exemples[33]». L'exercice n'a pas l'aridité de la critique systématique de La Beaumelle, qui donne à lire le texte mauvais en le reprenant systématiquement. Alors que les notes du chevalier s'insèrent dans le texte de Voltaire, c'est ici le texte de Voltaire qui s'insère dans le texte critique. Aucun effort n'est demandé au lecteur : ces citations, dont le ridicule est annoncé, sont le moment d'une complicité renforcée. Comme Pierre Bayard le revendique[34], «la lettre des œuvres» n'est l'objet d'aucune déférence : bien plutôt, elle est le meilleur plaidoyer contre elle-même. Souvenons-nous cependant que La Beaumelle, dans son avant-propos, annulait dès la première phrase toute la pertinence du poème en faveur de la tolérance : il est l'histoire d'un roi converti, perdu donc pour son Dieu. C'est là l'exemple extrême : après ce commentaire, le poème n'est qu'une seule longue citation où l'affirmation du critique est confortée à longueur de volumes.

Les titres des chapitres de la première partie, «Consternation», du livre de Bayard font écho à certains titres des lettres de Batteux (le pluriel étant chez Bayard dû au fait qu'il traite plusieurs œuvres) : «sujets»/«fable», «rythmes»/«versification», «figures»/«style», «personnages»/«acteurs et caractères», ou «portraits». La démarche examine des catégories du littéraire ou, dans les mots de l'abbé Batteux, des «parties» du poème. Ces titres de chapitres présentent la particularité de n'être pas a priori négatifs[35] : prétendant à la neutralité, ils préparent le discours d'amélioration. La modification du texte permet de passer d'un rythme mauvais à un rythme bon, ou d'améliorer le plan du poème, et, dans les lettres de Batteux, les suggestions ont bien lieu sous le même chapeau que les critiques. Les termes neutres sont l'axe autour duquel se répartissent le bon et le mauvais, dans une critique qui se fonde sur un principe de retournement : le texte (donné par son auteur comme bon) peut parler contre lui-même ; mais s'il est mauvais, on peut cependant l'améliorer, c'est-à-dire retourner une fois de plus la situation.

Le seul titre évaluatif des lettres de Batteux est celui de la lettre V, «sur les beautés de la Henriade», laquelle conclut sans appel que «la plupart des lecteurs français, qui n'ont jamais lu de vrais poèmes épiques, se laissent prendre par les beautés de détail de celui-ci[36]». Dans le cadre d'un échange épistolaire, «la plupart des lecteurs» exclut le correspondant ; moyen habile, pour l'abbé, de disqualifier la popularité de la Henriade, en traitant ses admirateurs avec condescendance, et de resserrer les rangs avec ses lecteurs, en constituant comme un «dernier carré» du bon goût. Il revient, lettre IX, sur les mêmes «beautés de détails» qui « ont tant de saillie qu'ils enlaidissent tous leurs voisins[37]». : tout, dans ce type de critique, est réversible, et une remarque positive est à double tranchant — nous retrouvons là à la fois le procédé ironique de dégradation et la préparation de l'amélioration. Pour Bayard, qui refuse de s'arrêter aux œuvres des auteurs qui ont «tout raté», c'est l'œuvre ratée elle-même qui fait saillie, et qu'il faudra remettre au niveau de l'œuvre réussi[38].


3. Sentiment esthétique et sentiment éthique : «le nuisible mêlé à l'ennuyeux»


La frustration intéresse avant tout le sentiment esthétique qu'est censé procurer la lecture d'un poème épique, genre que ses dimensions et la noblesse de ses acteurs place au sommet de la hiérarchie des genres poétiques narratifs. En lieu et place d'impressions esthétiques vigoureuses et nouvelles (dans la mesure où l'épopée française n'a pas encore été réalisée), les critiques y trouvent un style plat et un propos mal tourné, qu'ils nous représentent de la manière qu'on a vue. Cette déception s'inscrit dans l'ordre du plaisir ; il n'y a guère que parmi les gens de lettres qu'ennuyer soit un crime, et l'échec pourrait rester sans conséquences réelles. Ce serait là oublier que le texte est aussi une proposition morale, et que sa lecture est une médiation entre la doctrine qui l'anime (dans la Henriade, la promotion de la tolérance) et, à terme, l'agir de son lecteur. L'invocation de l'épopée manifeste clairement l'ambition de convertir les têtes couronnées à la tolérance voltairienne :

Descends des cieux, auguste Vérité !
Répands sur mes écrits ta force et ta clarté.
Que l'oreille des Rois s'accoutume à t'entendre ;
C'est à toi d'annoncer ce qu'ils doivent apprendre ;
C'est à toi de montrer, aux yeux des nations,
Les coupables effets de leurs divisions.[39]

«Le point de la perfection est de savoir mêler l'utile à l'agréable, de savoir plaire et instruire[40]» : Voltaire n'est pas homme à à négliger le principe d'Horace, lui qui fut en son temps le champion d'une littérature militante. Le Dictionnaire philosophique portatif ou le Poème sur le tremblement de terre de Lisbonne (par exemple) ont en commun cette ambition démonstrative, et la Henriade, qui les précède de loin, s'inscrit déjà dans le même programme et les mêmes ambitions. Lorsque Batteux découvre l'échec esthétique du poème, il en découvre, du fait de la même corrélation voulue par l'autorité en la matière (Horace) et reprise par Voltaire, l'échec moral ; et, poursuivant jusqu'au bout l'implacable logique du retournement, il en arrive à montrer que si un texte plaisant est également utile, un texte ennuyeux est, à proportion, nuisible.

Sa [Jacques Clément] simplicité, sa candeur, sa bonne intention, le rendent presque un personnage intéressant ; on le pardonnerait presque, en lisant le poème, de l'avoir débarrassé d'un acteur qui le surchargeait ; si nous n'étions accoutumés, avec raison, à regarder avec horreur, la maxime qui arme les sujets contre leur Prince[41].

Batteux pratique le retournement que nous avons déjà décrit : une caractérisation réussie[42] «fait saillie», et retourne le lecteur en faveur du félon. Ce retournement s'accompagne d'une interpénétration du monde réel et de la fiction. Jacques Clément est un «personnage intéressant» (début de la phrase), c'est un jugement de critique sur un être de fiction. Dire qu'on ne saurait «pardonner» Jacques Clément (fin de la phrase) est d'un loyal sujet d'Ancien Régime qui ne peut que condamner le régicide. Au milieu de la phrase, encadré de points-virgules, les deux dimensions (estimation littéraire et loyauté) se télescopent quand Jacques Clément «débarrasse le poème» d'un acteur encombrant : la conséquence du meurtre du Prince n'est plus condamnable mais louable, pour des raisons esthétiques qui se sont substituées, à cause de l'ennui qui accable le lecteur, aux raisons morales qui conditionnent la désapprobation du crime. La valeur poétique du poème s'accroît à la fois au niveau local (passage réussi de la caractérisation du régicide) et au niveau structurel : Henri III mort, Henri de Bourbon, le «vrai» héros de l'épopée, peut enfin arriver sur le devant de la scène ; mais ce sursaut de qualité littéraire «fait saillie» et entraîne une conclusion morale intenable.

Batteux commence par critiquer la lettre du texte, mais, comme on vient de le voir, le jugement sur la lettre remet en jeu tout l'esprit du texte : incohérence poétique vaut incohérence morale. «Il y a un certain choix de mots, de tours, surtout une certaine harmonie régulière qui donne à son langage [celui de la poésie] quelque chose de surnaturel, qui nous charme et nous enlève à nous-mêmes[43]» : à ce charme de la belle poésie s'oppose l'ennui de la mauvaise, qui cependant opère de la même manière : il «enlève à lui-même» le lecteur de la Henriade, qui n'est retenu qu'au dernier moment, dans la conditionnelle finale, de pardonner à Jacques Clément. Les deux «presque» sont le témoin de la tentation, de l'empire que même les mauvais textes prennent sur leur lecteur ; la morale en définitive n'est sauve que grâce à l'illusion référentielle : parce que le régicide dans la réalité est un crime odieux[44], il doit être condamnable dans le poème, même s'il n'en n'a pas l'air, tant cet événement, du point de vue de l'économie de l'œuvre, est salvateur. Le jugement moral porté sur le personnage (négatif) vient contredire le jugement littéraire (positif) : ce désaccord fondamental condamne l'œuvre, ennuyeuse mais aussi dangereuse.

L'intention du philosophe était de rendre hommage à celui qui incarne à ses yeux l'idée de tolérance, mais l'œuvre, critiquée dès sa création, inciterait plutôt à devenir intolérant, tant elle est d'un académisme pesant[45].

Mutatis mutandis, l'objection de Bayard fonctionne de la même manière que celle de l'abbé : la mauvaise qualité de l'œuvre remet en question son efficacité morale. L'ennui suscité par le lourd poème sur la tolérance entraînerait son lecteur à préférer l'intolérance à la tolérance si mal vantée. Le conditionnel, que Bayard emploie comme Batteux, évince cependant cette possibilité, dont toute l'absurdité apparaît quand on la formule à tête reposée (Batteux disait que c'est «avec raison» que l'on condamne le régicide). Certes, dans le passage étudié plus haut, Batteux est heureux d'avoir trouvé un personnage bien campé, alors que Bayard ici dit s'ennuyer tout du long ; mais la «saillie» du portrait de Jacques Clément est par contraste avec la platitude générale de l'œuvre : nous pouvons alors voir là deux réactions complémentaires.

L'échec de l'œuvre poétique n'a pas lieu sur le seul plan esthétique, mais aussi sur le plan moral. La faute en va à Voltaire même, qui voulait chanter le héros de la tolérance et proposer une leçon politique à l'Europe, et s'inscrivait ainsi dans la tradition du mélange de l'utile et de l'agréable. L'œuvre, parce que sa lettre est un échec total (et la réussite du portrait de Clément est aussi, à sa manière, un échec), joue contre son propre esprit, en contrevenant par le mauvais équilibre de sa fiction à des principes dont on peut mesurer la validité dans le monde réel. La porosité entre le monde du poème et celui des lecteurs, voulue par le poète, se retourne contre lui : ce n'est plus le poème qui dispense sa leçon, ce sont les lecteurs qui prennent l'ascendant sur lui, en montrant que le dispositif éthique du poème ne fonctionne pas. Cet échec est d'autant plus cuisant que la «bonne foi[46]» de l'auteur n'est pas en cause : on ne condamne pas en lui un traître (Voltaire et son texte condamnent le geste de Jacques Clément), mais l'impuissance à exprimer des choses justes et à susciter les bonnes émotions ou, comme le formule joliment Pierre Bayard, à «parler justement d'un beau sujet[47]».

Une question subsiste cependant : les deux critiques croient-ils à la nocivité du texte, ou la mettent-ils en scène comme une forme d'hyperbole qui participerait au dispositif de dégradation de l'œuvre ? La réponse peut, sans doute, varier selon le critique que l'on considère. Pour Batteux, auquel nous avons consacré l'essentiel de ce développement, il semble bien que le portrait de Jacques Clément soit une véritable zone problématique ; les liens entre un discours littéraire et un discours moral sont, pour l'abbé, un sujet de préoccupation réel et revêtent, à son époque, une forme d'évidence. Le jugement de Bayard est un jugement général et passager, qui peut relever du sarcasme aussi bien que de l'argument décisif ; la perception de la littérature n'est plus la même de nos jours qu'au xviiie siècle. Il n'en reste pas moins que mise en regard de la réaction de l'abbé, celle de Bayard la complète étonnamment bien, que tous deux s'accordent à dire que le poème manque son but et que tous deux pratiquent, pour formuler cette critique, le même système de retournements que nous avons vu à l'œuvre en d'autres endroits de leurs critiques.


***

Le commentaire de Bayard fait cependant apparaître une différence de taille : il condamne l'œuvre de Voltaire pour son «académisme». Batteux, commentateur des poéticiens, semble pourtant le plus «académique» des deux, même s'il fût élu après Voltaire à l'Académie. Voltaire est trop académique pour Bayard et pas assez, de toute évidence, pour Batteux. L'académisme pour Bayard est clairement un défaut, que nous pourrions définir comme le souci de sacrifier l'originalité à la convention, alors que l'imitation reste pour Batteux le fondement de tout art. Lui d'ailleurs ne parlerait pas d'«académisme» : les règles de l'art ne procèdent pas de la décision arbitraire d'un corps restreint de théoriciens, mais s'imposent naturellement, car elles procèdent de la Nature elle-même. Les techniques misologiques que nous avons relevées (dégradation du texte critiqué, retournement du texte contre lui-même jusque dans l'argument de la «saillie», allusion à l'échec moral du poème) sont des cadres de la démarche misologique, mais peuvent, de toute évidence, être appliqués dans le cadre de conceptions esthétiques différentes. En d'autres termes, on peut critiquer de manière extrêmement similaire un texte, sans pour autant avoir la même idée de ce à quoi, idéalement, il aurait dû ressembler ; le deuxième mouvement de notre étude intéressera, précisément, cette définition de l'œuvre idéale.

Avant d'entrer dans de nouvelles considérations, il importe cependant de proposer une réponse, fût-elle provisoire, à la question que nous formulions au début de ce premier examen : les parties de la critique que nous avons étudiées sont-elles des éléments d'un inventaire du ratage, méthodiquement mis en liste (comme les titres nous proposent de le lire), ou bien construisent-elles le ratage ? Relèvent-elles de la description ou déjà de l'intervention (herméneutique) sur le texte ? Le caractère citationnel des textes critiques, la technique du retournement présentent l'approche comme résolument descriptive ; l'échec moral fait appel au caractère du lecteur lui-même. Et pourtant, à y regarder de près, quand le texte critique, sur un ton complice, étale l'échec du texte critiqué, il construit, fort longuement, ce qu'il donne dans le même temps comme une évidence. La truculence que les critiques donnent à leurs textes (qui est en soi la preuve qu'eux aussi savent écrire, et sont des candidats crédibles à l'amélioration du poème) tend à le faire oublier à leur lecteur, mais la complicité devant l'échec du texte critiqué n'est pas un a priori nécessaire de la lecture du texte critique. Considérons maintenant la phase de critique «destructrice» non comme la raison, mais comme l'effet d'un projet d'amélioration : en ce cas, elle constitue le moyen pour le critique d'établir son autorité sur le texte critiqué. Au texte de Voltaire, le critique apporte sa connaissance du critère d'évaluation littéraire, et prépare ainsi une démarche de récriture qui vient compléter le geste premier, mais incomplet, de l'auteur. Moins que des fautes intrinsèques de l'œuvre, les défauts relevés par les critiques procèdent eux aussi d'une démarche différentielle — et l'échec est bien quelque chose de construit. Si la démarche est assez évidente chez Batteux, dans le genre du «parallèle», elle est plus ambiguë chez Bayard : la partie de notre étude que nous allons maintenant commencer s'attachera à préciser les contours du texte idéal selon chacun des deux critiques, mais aussi le modèle par rapport auquel ce texte fictif s'élabore.


Lire la suite: Misologie 2.



[1]. Commentaires historiques sur les œuvres de l'auteur de la Henriade, Bâle, chez les héritiers de Paul Duker, 1776, ouvrage autobiographique d'abord donné comme simplement biographique.

[2]. Idem, p. 113 ; Voltaire autobiographe cite là sa propre correspondance. «M. Clément tout court» s'oppose, dans des vers railleurs cités plus haut, à Clément Marot.

[3]. Charles Batteux, Parallèle de la Henriade et du Lutrin, s. l., s. n., 1746, ci-après seulement Parallèle…

[4]. Voltaire, Essai sur la poésie épique, chapitre 2, «Homère». On lira sur ce sujet l'article «Scoliaste» du Dictionnaire philosophique (dans l'édition de Kehl, mais pas dans le Dictionnaire portatif ; en ligne à l'adresse : http://www.voltaire-integral.com/Html/20/scoliaste.htm), dans lequel Voltaire décrit son protocole de traduction, assorti d'exemples de sa plume, à Madame Dacier (ou plutôt à son ombre).

[5]. Nous utilisons l'édition berlinoise posthume en deux volumes de 1775, revue par Elie-Catherine Fréron.

[6]. Ed. cit., t. I, p. 192. Les Seize sont le gouvernement ligueur de Paris pendant le siège.

[7]. Idem., p. 1

[8]. Toutes ces expressions sont bien sûr tirées du Misanthrope de Molière, acte I, scène 2.

[9]. Au sujet du «miraculeux», La Beaumelle (éd. cit., t. I, n. 6 p. 192) renvoie au Cours de Belles-Lettres ou Principes de la littérature (t. II, nouvelle édition, Paris, Desaint et Saillant, 1753, IVe traité, «Du Poème épique», ch.VIII, «Le merveilleux est l'essence de l'épopée»). Sur ce point précis de la critique de l'épopée, voir notre développement (infra, B2).

[10]. Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées ?, Paris, Les Editions de Minuit,«Paradoxes», 2000 ; ci-après seulement Comment améliorer…

[11]. Lettres à Madame la Marquise *** sur le sujet de la Princesse de Clèves, 1678

[12]. Parallèle…, p. 64

[13]. Charles Batteux, Parallèle de la Henriade et du Lutrin, Paris, s. n., 1746, Lettre I, p. 5

[14]. «L'avis à la jeunesse trop hardie» constitue le chapitre CXVIII du Satiricon, dont Batteux traduit des extraits dans la suite du chapitre. Pour le genre d'applaudissements que récolte Eumolpe, cf. chapitre XC : «lapides in Eumolpum recitantem miserunt. At ille, qui plausum ingenii sui nouerat…».

[15]. Nous empruntons cette idée au volume dirigé par Marc Escola et Sophie Rabau, La case blanche : théorie littéraire et textes possibles, La lecture littéraire, n° 8, janvier 2006. Sur l'épopée, voir dans ce volume l'article de Marielle Macé, «Liste de genre : sur la place de l'essai et l'imaginaire théorique», pp.129-143.

[16]. Charles Batteux, Principes de la littérature, op. cit., t. II, p. 2

[17]. Parallèle…, p. 61

[18]. Voltaire, La Henriade, avec les variantes, suivie de l'Essai sur la poésie épique et autres textes, Paris, Les Libraires-Associés, 1787, pp. 318-319

[19]. Idem, p. 317

[20]. Une seconde étude devrait venir compléter celle-ci, s'attachant en particulier au projet théorique et poétique auquel la Henriade répond.

[21]. Comment améliorer…, p. 30

[22]. Cette étude et celle qui devrait suivre sont issues du remaniement de travaux sur la Henriade réalisés à l'occasion des séminaires de Christine Baron, Anne-Isabelle François et Sophie Rabau à Paris 3 en 2009-2010. Que toutes les trois soient ici très chaleureusement remerciées pour leurs conseils.

[23]. Parallèle…, p. 47 (il s'agit de la lettre VII) ; nous soulignons.

[24]. Ibid., p. 60

[25]. Comment améliorer…, p. 17

[26]. Idem, p. 15

[27]. Parallèle…, p. 7 ; l'auteur souligne. La citation de Voltaire est tirée de l'Essai sur la poésie épique, ch. 1 «Des différents goûts des peuples».

[28]. Comment améliorer…, p. 18

[29]. Parallèle…, p. 12. Cette remarque s'intercale entre le résumé de la fable du Lutrin, et celui de la fable de la Henriade (la fable étant la «partie» du poème qu'il s'agit d'examiner) ; c'est-à-dire juste avant l'entrée du texte litigieux sur la scène du Parallèle.

[30]. Cette périphrase et les synonymes précédents sont donnés dans le Dictionnaire de l'Académie (quatrième édition, 1762).

[31]. Parallèle…, p. 3 (premiers mots du texte ; nous soulignons).

[32]. Notre étude dément, bien sûr, ce mutisme du «lecteur secondaire» : mais elle constitue, à cet égard, une exception.

[33]. Parallèle…, p. 52 ; ces accablants exemples sont les «portraits antithétiques».

[34]. Comment améliorer…, p. 18 : «Nous avons conscience qu'un tel projet [critique] risque de choquer certains lecteurs attachés à la lettre des œuvres […]. Il s'inscrit cependant dans une tradition aussi vieille que la littérature elle-même, les écrivains n'ayant jamais manqué de concurrents ou de commentateurs pour leur proposer aimablement des transformations bénéfiques».

[35]. Les titres des trois grandes parties de Bayard, en revanche, sont clairement malveillants.

[36]. Parallèle…, p. 35

[37]. Ibid, p. 56

[38]. Œuvre au singulier, pour parler de l'ensemble des productions d'un auteur compris comme un tout cohérent.

[39]. Chant I, vv. 7-12. On sait la critique dithyrambique que Frédéric II de Prusse fit de la Henriade ; on sait aussi la fin abrupte de ses relations avec Voltaire, quand il fut évident que le roi n'était pas du tout aussi éclairé que le philosophe voulait le rendre — et la Henriade était, de l'aveu du texte même, un des éléments de ce dispositif de conversion. L'échec moral du poème semble s'être aussi traduit dans l'histoire…

[40]. «Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci,/Lectorem delectando, pariterque monendo». Horace, Ars poetica, v. 343, dans l'édition et la traduction de Batteux, Les quatre poétiques d'Aristote, d'Horace, de Vida, de Despréaux, avec les traductions et des remarques, Paris, Saillant et Nyon, 1771, t. I, pp. 50-51.

[41]. Parallèle…, p. 26. L'assassinat de Henri III par le moine Jacques Clément occupe l'essentiel du chant V, dont voici l'«Argument» par Voltaire : «Les assiégés [i.e. les Parisiens] sont vivement pressés. La Discorde excite Jacques Clément à sortir de Paris pour assassiner le Roi. Elle appelle du fond des enfers le démon du Fanatisme, qui conduit ce parricide. Sacrifices des Ligueurs aux esprits infernaux. Henri III est assassiné. Sentiments de Henri IV ; il est reconnu Roi par l'armée.»

[42]. Nous avions écrit d'abord : «une bonne caractérisation», avant de nous rendre compte que nous reproduisions, avec cette simple épithète, le même type de superposition que le père Batteux. Comme quoi il est encore aujourd'hui bien difficile d'y échapper…

[43]. Charles Batteux, Principes de la littérature, nouvelle édition, Paris, Desaint et Saillant, t. I, 1753, p. 33

[44]. Tout personnage de régicide serait condamné par l'abbé de la même manière, bien ou mal caractérisé. Ici, bien sûr, nous avons affaire à un régicide historique, Jacques Clément ayant bien existé et tué Henri III. Mais à aucun moment Jacques Clément n'est évoqué comme un personnage d'histoire : il est un acteur du poème, et ce n'est qu'en tant que tel qu'il intéresse le critique. Il ne s'agit pas de superposer le rendu de Jacques Clément dans le poème avec son caractère dans l'histoire de France, mais ce qu'il nous inspire (de la satisfaction) et ce qu'il doit nous inspirer (de l'horreur), sans jamais sortir de la fiction du poème épique.

[45]. Comment améliorer…, p. 25

[46]. L'expression est dans Comment améliorer…, p. 18 : «Avec l'aide de la psychanalyse freudienne et des théories de la réception, nous tenterons de saisir les raisons pour lesquelles des créateurs honorables, que nous voulons bien croire de bonne foi, se sont laissés aller à produire de tels textes» (nous soulignons).

[47]. Idem, p. 136. Le cas de Jacques Clément est un peu plus compliqué que nous l'avons dit, parce qu'il touche à un problème qui dépasse notre sujet : celui de la séduction exercée sur les lecteurs par les personnages négatifs. Le cas de Clarissa de Richardson (1748), paru deux ans après le Parallèle, est bien connu : le villain Lovelace jouissait d'une popularité extraordinaire auprès des lecteurs, ce malgré sa noirceur et le programme tout-à-fait moral du livre. Que Jacques Clément, personnage ecclésiastique, ait exercé sur l'abbé Batteux une fascination comparable n'est pas à exclure — mais ce n'est pas notre objet ici.


Dimitri Garncarzyk

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Juillet 2022 à 15h54.