Atelier

Mises à l'épreuve, travaux pratiques


Cette capacité de mise en perspective, propre aux oeuvres «non canoniques», nécessite d'être sommairement illustrée. S'il est difficile de présenter dans un espace réduit l'analyse d'un cas isolé[i], ou de se plonger dans l'étude d'un microcosme nécessitant une patiente mise en contexte, on peut proposer une liste de quatre champs de recherche, choisis aléatoirement dans le passé littéraire du xxe siècle: ceux-ci offrent l'occasion d'illustrer l'interaction, au sein d'un même champ, entre «canoniques» et «non canoniques». Ces paradigmes marginaux sont aussi, du point de vue critique, des territoires en friche.

Citons tout d'abord le champ de la «critique de droite» de l'entre-deux-guerres, analysé lors d'une récente journée d'étude[ii]: toute une frange de la critique d'avant-guerre (entre 1920 et 1945), extrêmement active à l'époque, s'est trouvée, pendant de longues années, systématiquement sous-estimée. Cette critique «liée aux engagements socialistes et "populaires", fascistes ou monarchistes de ses représentants[iii]», fait intervenir, aux côtés de noms reconnus (Maurras, Drieu, Montherlant), une série d'auteurs oubliés, mais pourtant tout à fait dignes d'étude,comme le très académique (et académicien) Marcel Arland ou le plus sulfureux Lucien Rebatet; à l'éclipse "punitive" de certains noms - parfois liée à des parcours politiquement très tangents au moment du régime de Vichy - s'est ajoutée la dépréciation implicite du travail littéraire conçu comme collaboration dans les revues ou comme activité d'essayiste, et non comme réalisation d'un grand oeuvre.

On peut évoquer, dans le même ordre d'idées, un colloque récent sur «l'idée de littérature dans les années 1950[iv]». En règle générale, cette période se lit presque exclusivement à la lumière de Qu'est-ce que la littérature (1947) et des thématiques sartriennes de l'engagement, qui s'intègrent très bien, à première vue, dans l'atmosphère de la reconstruction de l'après-guerre: il est aisé, en effet, de céder à la tentation de représenter une homogénéité parfaite entre littérature, politique et vie sociale. Au mieux, cette perspective est légèrement compliquée par l'analyse de La littérature à l'estomac (1949) et des travaux critiques de Blanchot. Mais le paysage littéraire de l'époque se révèle, à la lecture des actes du colloque, bien plus complexe. On en vient à se demander jusqu'à quel point cette complexité ne relève pas de l'impensé: beaucoup d'expériences relevant de l'«écriture romanesque de droite[v]» (dans le sillage de Mauriac) ou de la poétique pamphlétaire (à la Jules Monnerot[vi]) sont ainsi stratégiquement oubliées.

Mais on aurait tort de croire que le «noir du temps» ne fait disparaître que les expériences réactionnaires ou "droitières", évacuées par une regard qui serait trop "progressiste": les replis de l'histoire masquent d'autres omissions, parfois encore plus étonnantes. L'une d'entre elles est signalée par un ouvrage au titre paradoxal, Les oubliés des avant-gardes[vii]: le mérite de cet ouvrage collectif est de montrer que même la chronique des mouvements de rupture et des avant-gardes réalise une sélection drastique dans la substance de son récit. Alors même que les avant-gardes se présentent comme des mouvements collectifs fondés sur un principe d'égalité, sans leader déclaré, un auteur a tôt fait de passer du statut de «compagnon de route» à celui de «dissident» puis d'«adversaire». Les purges sont ainsi sans pitié. Le cas du surréalisme - souvent réduit, dans les manuels scolaires, à une dizaine de noms organisés autour d'André Breton - est édifiant. Les récentes polémiques autour de Guy Debord, qui aurait volontairement «asphyxié» des créateurs de son entourage tels qu'Ivan Chtcheglov[viii], entrent dans la même perspective. De la difficulté de concevoir jusqu'au bout, dans le discours de l'histoire littéraire, une existence de groupe(les aspects les plus concrets du travail collectif, au sein des avant-gardes, sont généralement négligés). De la difficulté, également, d'intégrer totalement, dans le commentaire critique, le statut des créations collectives et des co-auteurs (notamment féminins, comme le remarque un chapitre de l'ouvrage marqué par les gender studies).

S'il se situe hors des frontières française, le quatrième exemple n'intéresse pas moins l'histoire littéraire nationale. Il concerne ce que l'on a appelé «la francophonie égyptienne» ou, plus exactement, l'«europhonie d'Alexandrie»: cet ensemble d'auteurs établis à Alexandrie entre 1900 et 1940, qui ont construit le mythe littéraire de la ville - un mythe qui, depuis, relève presque du cliché. Bien sûr, la «mémoire» d'Alexandrie est composée de grands noms, devenus de véritables monuments (Cavafis, Forster, Ungaretti, Durrell). Mais on a peut-être trop vite oublié cette nuée de figures fugitives, aux parcours fascinants mais totalement occultés, qui appartenaient à la communauté francophone: citons au moins le poète bilingue Agostino J. Sinadino, l'écrivain Raoul Wilkinson, l'essayiste arménien Grégoire Sarkissian, l'intellectuel suisse Elian J. Finbert, la poétesse Valentine de Saint-Point. Au centre de cette galerie de portraits, souvent hauts en couleurs (Valentine de Saint-Point a par exemple rédigé en 1912 un étonnant «manifeste de la femme futuriste», avant de se convertir à l'Islam[ix]), il faudrait évoquer les mystérieux frères Thuile, ingénieurs de profession, mais écrivains reconnus et lecteurs passionnés: propriétaires d'une demeure aux confins du désert, abonnés au Mercure et à la N.R.F, ils avaient l'une des bibliothèques les plus fournies d'égypte. C'est dans cette vaste demeure (aujourd'hui totalement délabrée) que venait se réunir l'aristocratie littéraire de la ville. Le nom de ces figures n'a guère subsisté[x], alors qu'ils offrent une clef de lecture essentielle pour cet espace: en contact avec bien des éditeurs parisiens, Henri et Jean-Léon Thuile ont été les premiers à lire et à encourager ceux qui deviendront les grands auteurs d'Alexandrie (en premier lieu Ungaretti). En valorisant les oeuvres de leurs contemporains, ils ont participé à leur consécration, et les ont constitués en modèles indépassables. Bien sûr, on ne saurait nier la part de provincialisme de cette patrie culturelle si éloignée des débats parisiens: mais ce qu'il faut observer, c'est justement cette curieuse union entre une situation provinciale et une culture de pointe.

Ce que montre ce dernier exemple, c'est la sous-estimation de groupes entiers d'auteurs parmi lesquels n'a jamais été isolée une figure dominante et représentative. Pourtant, en effaçant ces expériences, l'histoire littéraire oublie qu'elles ont participé au même titre que les autres à la constitution du champ littéraire de leur époque, qu'elles partagent même une sorte de co-responsabilité avec les auteurs «canoniques». Cette observation peut trouver un écho dans une remarque de Bertrand Marchal sur un autre groupe d'auteurs, ceux du premier symbolisme. Selon Marchal, la production des symbolistes français «de stricte observance» est finalement très limitée, et quasiment illisible: qui a véritablement lu, de nos jours, les poèmes de Péladan, de Viélé-Griffin et de Francis Jammes? Malgré l'influence qu'ils ont eue de leur vivant sur la contemporanéité, ces auteurs sont bien des oubliés de l'histoire littéraire. Mais leur valeur n'en reste pas moins inestimable, car «si le symbolisme stricto sensu n'a pas de grand nom à alléguer, s'il n'a pas produit d'oeuvre considérable, à la hauteur de celles d'un Baudelaire, d'un Rimbaud ou d'un Mallarmé, c'est peut-être que son oeuvre unique, c'est précisément Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé». La formulation de Bertrand Marchal est déroutante, mais la justification irréfutable: «non pas que ces auteurs soient réductibles au symbolisme, mais parce que celui-ci fut d'abord "un phénomène de cristallisation intellectuelle", une conscience nouvelle de la poésie et de son langage», c'est-à-dire une nouvelle façon de lire et de comprendre des auteurs environnants[xi]. Cette définition du "moment symboliste" comme construction d'un espace de réception - plus que comme véritable révolution créatrice - semble tout à fait convaincante. Elle explique pourquoi des "mineurs" (lorsqu'ils sont considérés singulièrement) peuvent devenir (une fois considérés dans leur ensemble) un groupe majeur, dans l'histoire littéraire, en tant qu'instrument de légitimation. Si l'histoire littéraire a retenu cette valeur pour les symbolistes, elle l'a oublié pour beaucoup d'autres.

On le voit, la considération oblique des «non canoniques» pourrait peut-être fournir de nouveaux instruments d'analyse et de compréhension aux historiens de la littérature. Il s'agit moins d'aspirer, par là, à la «possession intégrale du passé» que Walter Benjamin appelait de ses voeux, que de comprendre, en définitive, ce que Margaret Cohen appelle le «désordre du siècle[xii]». On parviendra peut-être, par ce biais, à répondre à une question posée en 1912 par Blaise Cendrars, c'est-à-dire à saisir dans quelle mesure «une littérature vit des oeuvres qui ne sont pas lues; un lettré, des projets qu'il n'a pas réalisés[xiii]».



[i] Nous nous permettons néanmoins de renvoyer à un article publié dans Fabula, «Anachronisme et historicité d'une oeuvre oubliée», qui traite du cas singulier d'Agostino John Sinadino (1876-1956).

[ii] «La critique de droite: une autre avant-garde?», journée d'étude organisée le samedi 12 juin 2004 à l'Université Paris IV - Paris Sorbonne: interventions de Marie Gil, François-Xavier Hervouët, Pauline Bernon, Marielle Macé, Nadia Amara et François-Jean Authier. Les actes de cette journée ont été publiés dans La revue d'histoire littéraire de la France (Revue d'histoire littéraire de la France, n°3, juillet-septembre 2005).

[iii] Pour reprendre les termes qu'emploie Marie Gil dans la présentation de la journée d'étude.

[iv] «L'idée de littérature dans les années 1950», colloque organisé par l'équipe «Littératures françaises du xxe siècle» sous la direction de Michel Murat. Interventions de Michel Murat, Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marie-Laure Basuyaux, Johan Faerber, Ganaëlle Lacroix. L'intégralité des interventions est disponible en ligne, sur la page www.fabula.org/colloques/sommaire46.php.

[v] Pour reprendre l'expression de Catherine Douzou et Paul Renard, qui posent dans leur ouvrage la question d'une ligne souterraine du «roman de droite» au xxe siècle (cf. C. Douzou, P.Renard [éd.], Écritures romanesques de droite au xxe siècle, cit.).

[vi] On trouvera une évocation instructive du parcours de Jules Monnerot dans le sixième chapitre de la seconde partie des Antimodernes d'Antoine Compagnon (op. cit., p.372-403). Cf. également, pour plus d'informations sur ce personnage singulier, J.-M. Heimonet, Jules Monnerot ou la démission critique, 1932-1990. Itinéraire d'un écrivain vers le fascisme, Paris, Kimé, 1993.

[vii] Cf. B. Meazzi, J.-P. Madou [éd.], Les oubliés des avant-gardes, cit.

[viii] À propos d'Ivan Chtcheglov (1933-1998), cf. J.-M. Apostolidès, B. Donné, Ivan Chtcheglov. Profil perdu, Paris, Allia, 2006, et I. Chtcheglov, Écrits retrouvés, Paris, Allia, coll. «Petite collection», 2006. La publication de ces deux ouvrages a donné lieu à des querelles vigoureuses parmi les intellectuels qui se réclament de l'héritage de Guy Debord.

[ix] Ce texte vient d'être réédité dans la collection Mille et une nuits: cf. V. de Saint-Point, Manifeste de la femme futuriste, édition établie et présentée par Jean-Paul Morel, Paris, Mille et une nuits, 2005.

[x] Signalons le seul essai qui, à notre connaissance, fait revivre cette communauté de lettrés, en reproduisant une part de sa correspondance: F. Livi, Ungaretti, Pea e altri. Lettere agli amici «egiziani», Napoli, E.S.I., 1988 (l'ouvrage, rédigé en italien, contient, outre une introduction très documentée, un bon nombre de lettres en français).

[xi] B. Marchal, Lire le symbolisme, Paris, Dunod, 1993, p. XII.

[xii] Cf. M. Cohen, «Une reconstruction du champ littéraire: faire oeuvre du "désordre du siècle"», cit.

[xiii] Cette phrase se trouve dans un article sans titre, publié dans la revue Les Hommes nouveaux (Les Hommes nouveaux. Revue libre franco-allemande, Paris, n° 1, 1912, p. 16).



Paul-André Claudel

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2007 à 20h14.