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Au large extrait de l'article célèbre de M. Foucault (" Qu'est-ce qu'un auteur ? ", 1969), proposé dans l'anthologie d'A. Brunn (L'Auteur, GF-Corpus, 2001, texte VI, p. 76-82), on ajoutera :

  • Une définition préalable de la " fonction-auteur " dont l'extrait proposé dans le GF-Corpus vient ensuite détailler les quatre " critères " :

— Un nom d'auteur assure une fonction classificatoire en permettant de regrouper un certain nombre de textes, de les délimiter et de les distinguer d'autres ensembles ; le nom de l'auteur effectue en outre une mise en rapport des textes entre eux ; il caractérise enfin un certain mode d'être du discours, en le dotant d'un statut singulier qui le distingue de la parole quotidienne immédiatement consommable.

— " Le nom de l'auteur n'est pas situé dans l'état civil des hommes, il n'est pas non plus situé non plus dans la fiction de l'œuvre, il est situé dans la rupture qui instaure un certain groupe de discours et son mode d'être singulier. […] La fonction auteur est donc caractéristique du mode d'existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l'intérieur d'une société. "

— La fonction classificatoire (qu'on pourrait nommer " fonction critique " au sens étymologique de krisis, " séparation ") joue donc à trois niveaux : elle définit un jeu de relations pour les textes compris sous un même nom, c'est-à-dire réunis à l'intérieur de l'œuvre, en permettant de d'opposer un " dedans " à un " dehors ", et en dotant les textes d'un statut singulier. C'est pour caractériser l'ensemble des " discours " dotés de cette " fonction-auteur ", que Foucault détaille ensuite quatre " critères " (l'extrait figurant dans le GF-Corpus).

  • Une proposition, qui vient à la fin de l'article et esquisse un programme de recherches dans lequel Foucault ne s'est jamais véritablement engagé :

" Dans l'ordre du discours, on peut être l'auteur de bien plus qu'un livre : d'une théorie, d'une tradition, d'une discipline à l'intérieur desquelles d'autres livres et d'autres auteurs vont pouvoir à leur tour prendre place. " Ainsi de Marx ou de Freud, qui ont laissé beaucoup plus qu'une œuvre : " Ils ont produit quelque chose de plus : la possibilité et la règle de formations d'autres textes. " Freud et Marx ont établi " une possibilité indéfinie de discours. "

En quoi la position de ces " fondateurs de discursivité " se distingue-t-elle du cas classique d'un romancier qui fait école (Balzac et le " roman balzacien ", soit la série des œuvres dont il n'est pas l'auteur mais l'inspirateur) ? — Le romancier qu'on envisage comme le fondateur d'une tradition rend seulement possible une série d'analogies, c'est-à-dire la reconnaissance dans les œuvres postérieures qui relèvent de cette tradition d'un certain nombre de traits thématiques et formels (personnages, situations, pratiques stylistiques, etc.). — Marx et Freud comme fondateurs de discursivité ont rendu possible non seulement des analogies mais aussi des différences : " ils ont ouvert l'espace pour autre chose qu'eux et qui pourtant appartient à ce qu'ils ont fondé ". Les hypothèses de psychanalystes postérieurs à la fondation de la psychanalyse (Mélanie Klein, Lacan) et qui vont explicitement à l'encontre des hypothèses de Freud relèvent encore de la psychanalyse.


Quelques remarques maintenant sur la description proposée par Foucault des " discours porteurs de cette fonction-auteur ", ou plus exactement sur ce qu'on pourrait appeler " l'appropriation des œuvres. "

  • Un mot d'abord sur le statut de cette article de Foucault : une conférence prononcée devant la très officielle Société française de philosophie ; l'invitation valait à elle seule consécration de Foucault comme philosophe (et donc comme " auteur " au sein de l'histoire de la philosophie…), après des années de conflit institutionnel (les instances officielles, universitaires, de la philosophie française se sont longtemps opposées à une reconnaissance de la valeur philosophique de Foucault comme entreprise philosophique, pendant que les historiens de leur côté déniait à son œuvre le statut d'entreprise historienne…).
— Le conflit avait donné lieu à une polémique, à l'occasion de la publication de Les Mots et les choses (Gallimard, 1966) : dans cet ouvrage majeur, Foucault refusait délibérément les notions de " livres " et " d'œuvres ", au profit d'un nouveau concept opératoire, celui de " formations discursives " (il traitait ainsi de " l'histoire naturelle " comme ensemble de discours sans " auteurs ", plutôt que de l'œuvre singulière de Buffon ou de tel de autre) ; Foucault procédait cependant par larges citations d'œuvres publiées et recourait régulièrement aux noms d'auteur. — C'est pour clarifier la question (le rôle des " auteurs " et des " œuvres " singulières dans ces vastes " formations discursives) que Foucault publia en 1969 un ouvrage de méthodologie : Archéologie du savoir (Gallimard). Il y définissait son entreprise ou sa méthode comme visée avant tout descriptive tout à la fois diachroniques et synchroniques : comment les espaces de discours se distribuent les uns par rapport aux autres (cette distribution définissant pour chaque époque une épistémé propre). La notion d'auteur apparaît à cet égard non seulement comme une notion très exactement historique (on peut décrire son émergence, parallèle à un mouvement plus général d'individuation), mais aussi comme une fonction attachée à un certain type de textes : le " nom de l'auteur " sédimente des pratiques discursives elles-mêmes inscrites dans des pratiques institutionnelles. L'invitation de la Société française de philosophie était donc l'occasion de proposer une mise au point, au moment même où Foucault achevait l'élaboration de sa méthode dans l'Archéologie du savoir.

  • Pour plus de clarté, donnons à la thèse de Foucault sa formulation la plus radicale : " l'auteur " n'est rien d'autre qu'une fonction attachée à un certain type de textes, et définie par des usages, des pratiques institutionnelles historicisables.

  • Les quatre " critères " retenus désignent un jeu de rapports : il y a là quatre façons d'envisager la relation qui unit un " auteur " à son texte ou à son œuvre :

  • Rapport d'appropriation : un régime de propriété singulier, encadré par un régime pénal spécifique (ajoutons : un régime fiscal aussi bien), qui fait de " l'auteur " à la fois le propriétaire de son œuvre et le garant du discours.

Garant devant les tribunaux : en témoignent les nombreux procès qui parsèment notre histoire littéraire, des Fleurs du mal ou de Mme Bovary, aux litiges de plus en plus fréquents sur le statut fictionnel ou non des textes. Questions complexes, tout à la fois théoriques et juridiques, dont on donnera deux exemples : un auteur est-il responsable des propos tenus par ses personnages ? est-il libre d'intégrer dans une fiction des personnes réelles au prétexte que l'inscription dans un univers fictionnel fictionnalise les individus en faisant d'eux des personnages ?

Bénéficiaire des droits attachés à sa production. Le droit français, qui distingue propriété matérielle (qu'un auteur peut céder à un éditeur, comme n'importe quel bien) et propriété intellectuelle (inaliénable, définissant donc juridiquement la notion de " bien culturel ") s'oppose ici au droit anglo-saxon (au système du copyright qui autorise le transfert de complète propriété sur une œuvre). (Voir, dans le GF-Corpus, le Texte III, extrait du Code de la propriété intellectuelle, p. 67 sq.)

Foucault suppose une manière de relation de compensation entre ces deux versants du rapport d'appropriation : la responsabilité pénale est la contrepartie des bénéfices attachées à la propriété des œuvres.

  • Rapport d'attribution : attribuer un auteur à un texte, c'est le doter d'un statut spécifique.

Foucault décrit un chiasme entre le XVIe et le XVIIIe siècle entre deux classes de discours : alors qu'à la Renaissance, un discours ne peut être reçu comme discours de vérité que s'il est référé à une " autorité " (" Hippocrate/Aristote a dit "), quand les textes littéraires pouvaient bien rester anonymes, à partir du XVIIe siècle on commence à concevoir les textes scientifiques " dans l'anonymat d'une vérité établie ou toujours à nouveau démontrable ", alors que les textes " littéraires " ne peuvent plus " être reçus que dotés de la fonction-auteur. "

Le sens et la valeur que l'on accorde à un texte dépendent donc de la réponse qu'on apporte à la question de l'origine : c'est là un trait de notre culture. Resterait à s'interroger sur ce qui a pu rendre historiquement nécessaire la promotion d'une telle fonction-auteur…

  • Rapport de projection : " l'auteur " est le produit d'une série d'opérations qui forment la " réplique " des opérations que l'on fait subir au texte. " L'auteur " apparaît comme la projection des qualités que l'on prête au texte ; plus simplement : l'auteur vient " incarner " les traits nécessaires au bon fonctionnement du texte (comme tel, il n'est doué d'une existence idéale distincte de l'existence historique d'un individu) : parce que l'on a besoin, pour interpréter un texte de croire en son unité, en sa cohérence et en sa singularité, " l'auteur " sera le garant tout à la fois d'un " niveau constant de valeur ", d'un " champ de cohérence conceptuelle ou théorique ", d'une " unité stylistique " et d'une " date ".

On aperçoit ici encore que " l'auteur " est le produit d'une série d'opérations qui intéressent l'interprétation, qui se situent donc en aval de l'œuvre et non pas comme son amont.

  • Rapport d'éloignement : l'auteur n'est ni l'écrivain réel en amont du texte, ni un locuteur fictif à l'intérieur de l'œuvre, mais ce qui " autorise " un tel partage (en rendant précisément possible et insoluble la question sur l'origine ou sur le " Qui parle ? "). Il est la condition de possibilité de cette " dispersion des ego " dans laquelle réside pour notre époque la littérarité des textes. C'est là le point par lequel on doit articuler les thèses de Foucault et le texte de Barthes.

o On retiendra donc cette citation en forme de bilan (GF-Corpus, p. 82) :

" La fonction-auteur est liée au système juridique et institutionnel qui enserre, détermine, articule l'univers des discours ; elle ne s'exerce pas uniformément et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques et dans toutes les formes de civilisation ; elle n'est pas définie par l'attribution spontanée d'un discours à son producteur, mais par une série d'opérations spécifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel, elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes différents d'individus peuvent venir occuper. "


Texte de R. Barthes sur "La mort de l'auteur": L'auteur comme absence. Retour au sommaire de ces Dix variations sur l'autorité de l'auteur.

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Novembre 2007 à 20h40.