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Marivaux ou le roman possible, par Marc Escola

Le présent article est d'abord paru dans Nouveaux regards sur le Paysan Parvenu, Revue Marivaux, 6 (daté 1997, paru en décembre 1998, p. 43-54), avec les actes d'un Colloque Marivaux, tenu en Sorbonne les 1er et 2 juillet 1996 à l'initiative de F. Rubellin et J. Dagen.

La revue n'est plus commercialisée.

Pages de l'Atelier associées: Textes possibles, Fictions classiques, Roman.
Sur Marivaux, lire également Suspense et périodicité dans La Vie de Marianne, par Anaïs Goudmand.




Marivaux ou le roman possible


Dans une page célèbre de ses Lettrines, J. Gracq a rappelé de quelles hésitations est fait le travail du romancier[1]:

Un élément essentiel risque de manquer toujours à la critique littéraire, et particulièrement aux monographies, souvent très volumineuses qu'on consacre de nos jours à tel ou tel roman célèbre: «la genèse de Madame Bovary», «les sources des Liaisons dangereuses», etc. Cet élément — sur lequel l'écrivain seul pourrait renseigner — ce sont les fantômes de livres successifs que l'imagination de l'auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume, et qui changeaient, avec le gauchissement inévitable que le travail d'écrire imprime à chaque chapitre […]. A chaque tournant du livre, un autre livre, possible et même souvent probable, a été rejeté au néant. […] Ces livres dissipés à mesure, rejetés par millions aux limbes de la littérature — et c'est en quoi ils importeraient au critique soucieux d'expliquer parfaitement — ces livres qui n'ont pas vu le jour de l'écriture, d'une certaine manière ils comptent, ils n'ont pas disparu tout entiers.       

J. Gracq nous apprenait au passage, dans cette même page, que Le Rivage des Syrtes, tout le temps de sa rédaction et «jusqu'au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée». Il ironisait ensuite sur l'impuissance des critiques, soucieux de la composition et des sources, à explorer cet itinéraire mental jalonné de livres possibles qui demeurent à jamais, selon lui, le secret de l'écrivain.

On peut tenter de relever le défi, et un roman comme Le Paysan parvenu, dans la mesure où il est resté inachevé, dans la mesure surtout où Marivaux a publié séparément chacun des cinq livres sans savoir visiblement quelle suite il allait leur donner et sans pouvoir s'autoriser les inévitables repentirs du romancier, peut constituer le terrain privilégié d'une telle entreprise. Une chance nous est peut-être donnée d'entrer dans l'atelier du romancier, et de comprendre le phénomène que décrit J. Gracq: qu'un texte ne s'écrit que par l'abandon progressif de textes possibles, de développements virtuels que le texte effectivement produit n'annule jamais tout à fait, a fortiori dans le cas d'un roman inachevé et à peine relu. Cela suppose d'inscrire la réflexion poétique dans une théorie des textes possibles, telle que M. Charles l'a récemment formulée[2]; j'emprunterai à son Introduction à l'étude des textes l'essentiel des concepts nécessaires à ce qui apparaîtra peut-être d'abord comme une spéculation, comme un abandon à cette «manie perverse des substitutions» que Valéry avouait éprouver à la lecture de tout roman. Le même Valéry avançait par ailleurs l'idée d'un livre qui ne serait qu'un carrefour de possibles[3]:

Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds, la diversité qui s'y peut présenter à l'esprit, et parmi lesquelles il choisit la suite unique qui sera donnée au texte. Ce serait là substituer à l'illusion unique et imitatrice du réel, celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable.

Je voudrais faire en sorte que Le Paysan parvenu soit pour nous, l'espace d'un moment, ce roman. L'hypothèse sera donc que, tel qu'il est, le roman de Marivaux est riche de plusieurs récits possibles entre lesquelles Marivaux n'a pas su ou n'a pas voulu choisir, et c'est cette unique hypothèse que je voudrais monnayer en quatre série de propositions de travail: la première intéresse le détail des hésitations dont témoigne le texte, la seconde touche à son inachèvement et au conflit central entre la fable morale exposée dans le Préambule et le récit lui-même, la troisième tentera de formuler le régime singulier ou le «romanesque» du Paysan parvenu, la dernière voudrait faire lever dans le texte réel un texte fantôme et projeter un texte virtuel qui serait quelque chose comme un roman à venir ou l'avenir du roman.


Un carrefour de possibles ou le roman sans mémoire


Si le texte s'écrit dans un environnement de possibles, comme le dit J. Gracq, il ne peut progresser qu'en opérant à chaque instant un choix; la diégèse ne s'élabore qu'au prix de l'abandon d'un certain nombre de développements possibles. Dans Le Paysan parvenu, tout se passe comme si Marivaux éprouvait la plus grande difficulté à renoncer à ce halo de possibles qui entoure tout roman, ou encore comme si un choix narratif inscrit dans le texte n'était jamais définitif. Mme de Fécour mourante est toujours susceptible, on le sait, de ressusciter, et le maître parisien dont la mort subite précipite la faillite est un moment après allégué comme l'exemple même du financier «mort riche comme un coffre». Ces hésitations, incohérences ou contradictions ont depuis longtemps été relevées. Mais ces incidents de parcours, dans la perspective d'une théorie des textes possibles, se laissent analyser en termes de dysfonctionnements; on nommera dysfonctionnement, avec M. Charles, les incidents de surface qui signalent le chevauchement de deux structures narratives que le texte ne parvient pas à régler, ou plus exactement les lieux textuels où deux possibles entrent en concurrence[4]. Je n'en donnerai qu'un exemple: on se souvient en quels termes Jacob, jeté sur le pavé parisien après la mort du maître, souligne sa déréliction[5]: «Je ne savais que devenir […]. Je n'avais pas de connaissance […]; je me mis dans une de ces petites auberges à qui le mépris de la pauvreté a fait donner le nom de gargotes». Le lecteur se souvient d'autant mieux de ce bref lamento que c'est ici le personnage qui manque singulièrement de mémoire: comment a-t-il pu oublier qu'il n'est pas seul à Paris, qu'il y compte un secours en la personne de son frère aîné et que celui-ci est précisément aubergiste[6]? Deux romans possibles entrent ici en concurrence: celui que nous laissait attendre le préambule, un roman des solidarités familiales qui faisait figurer le frère et les neveux au sein du personnel romanesque d'emblée disponible, et celui qui «liquide» promptement, avec le premier épisode, l'ensemble des personnages jusque là mentionnés pour redonner au héros une manière de virginité. On peut le dire autrement: Le Paysan parvenu est un roman sans mémoire, comme si l'effort du romancier portait avant tout sur la suite à donner au récit, sur le surgissement incessant de nouveaux possibles au mépris du passé textuel. La clôture des épisodes[7] permet à chaque fois au romancier de déplier devant son personnage un évantail de possibles nouveaux.

Il y a plus troublant. Il se trouve que cette question de poétique du récit est rigoureusement isomorphe au problème que formule la fiction elle-même, à savoir les difficultés du personnage à assumer son propre passé et la problématique continuité d'une destinée sociale. Dans la fuite de Jacob devant le chevalier chez la Rémy, par exemple, on lira donc à la fois la déroute du personnage et celle du récit. Le roman a beau avoir tout oublié ou presque du premier épisode, c'est bien un personnage de la première partie qui fait irruption dans la cinquième pour confondre Jacob; il y a là une sorte de télescopage qui met brutalement en relation, comme il est finalement assez logique, deux moments d'un même récit. Le texte ne peut pas s'échapper à l'infini de possibles en possibles; il ne peut éviter de figer certaines données, et faute d'une échappée du récit, c'est le personnage qui fuit.

Ce qui est peut-être moins logique, c'est que le chevalier qui revient ainsi du passé pour chasser Jacob du présent, est un personnage dont il n'a jamais été question jusqu'ici, si bien que ce qui vient menacer le héros, c'est moins le retour d'un événement passé que le surgissement d'un possible qui n'avait pas été exploité jusqu'ici, qui ne figurait même pas dans le texte à l'état de virtualité. Curieuse variété de possible narratif que cette paralipse qui, loin de tirer le récit vers l'amont, le ramène brutalement en aval. On ne peut s'empêcher de penser que le chevalier a été oublié deux fois — et que c'est pour cela qu'il est dangereux: une fois par le romancier qui l'invente en quelque sorte au passé, qui le produit au présent depuis le passé, une fois par le personnage qui est ainsi amené à le reconnaître sans qu'aucune occasion textuelle ne lui ait été donnée de le rencontrer. Autant que d'une idéologie qui sanctionne les entorses à la stabilité des classes sociales, c'est du texte lui-même, et de cette même multiplication des possibles à laquelle le héros devait jusqu'ici toute sa fortune narrative que Jacob est maintenant victime. On tentera plus loin d'indiquer les raisons possibles de cette brusque inversion du vecteur romanesque.


Deux romans en conflits


On peut sans doute essayer de réinterpréter dans le cadre de cette même théorie des textes possibles le conflit central, si bien décrit par M. Roellens[8], entre la fable morale exposée par le narrateur dans le préambule et le détail concret de l'ascension sociale de Jacob. Il faut ici revenir sur la question du double registre: le récit que nous lisons est fait non seulement de la visée rétrospective d'un narrateur mais aussi des relations partielles que le personnage agissant est amené à faire aux différents moments de sa propre histoire; il faut comprendre que la narration elle-même n'est jamais qu'un récit parmi d'autres, et que le romanesque chez Marivaux tient dans cette hésitation entre différents romans possibles; plus exactement, comme J.-P. Sermain l'a par ailleurs montré[9], l'itinéraire de Jacob étant aussi un apprentissage de la rhétorique et des pouvoirs du récit, le jeu de réinterprétation à l'œuvre dans l'histoire vient régulièrement contredire le principe affiché par le narrateur, et selon lequel il n'y a qu'une histoire (la naissance) et qu'une façon de la dire (la franchise). Il suffit de songer aux multiples aménagements apportés au récit de la fameuse rencontre sur le Pont-Neuf: si le récit nous en ait fait sur le mode singulatif par le narrateur[10], on pourrait dénombrer au moins quatre versions de cette rencontre produites par Jacob lui-même: dans la scène d'aveu de Mlle Habert où il s'agit pour lui de faire coïncider sa mémoire de l'événement avec la version de sa future épouse[11], chez Mme d'Alain avec les témoins que la seule mention de l'événement fait fuir[12], chez le Président où Jacob ne triomphe que d'avoir produit une interprétation de ce même événement qui soit socialement acceptable[13], lors de la rencontre avec Mme de Fécour enfin où l'événement est passé sous silence au risque de revenir sous la forme d'une rumeur[14]. Si un même événement est ainsi susceptible de plusieurs lectures, que doit-on penser de la narration elle-même qui n'est peut-être après tout qu'un récit parmi d'autres?

La tension idéologique soulignée par M. Roellens peut dès lors s'analyser comme un conflit d'interprétation entre plusieurs récits d'une même histoire: le problème vient de l'incapacité pour le grand récit porté par une thèse d'ensemble explicitée dès le préambule de subsumer l'ensemble des petits récits formulés par le personnage; le problème ne se poserait pas si la position du narrateur et celle du personnage à l'égard de leur propre histoire, pour le moins commune, était homogène: on pourrait après tout imaginer un narrateur cynique qui dirait crûment que la seule façon pour un paysan de «parvenir», c'est d'abandonner tout scrupule, d'épouser une femme riche et assez vieille pour être veuf assez tôt… Le divorce entre le récit du narrateur et les récits du personnage qui se trouvent en prise directe sur les nécessités de la «réalité» sociale, est à comprendre comme une hésitation de Marivaux entre deux romans possibles: un roman moral (qui ne pourrait évoluer que dans un univers utopique ou délibérément romanesque) et un roman «réaliste» (imposé par le protocole des pseudo-mémoires, mais qui ne peut s'écrire qu'avec un personnage cynique, voire libertin). Tout se passerait donc comme si Marivaux cherchait, en multipliant les possibles du texte, à différer le moment où ces deux romans se mettent à diverger; comme si Marivaux refusait d'opter entre deux romans possibles — et le texte porte les marques d'une concurrence entre ces possibles. En d'autres termes, Marivaux ne chercherait pas à écrire un roman impossible, comme M. Rœllens a tenté de le montrer, mais deux romans (au moins) dont la cohabitation s'avère impossible — et ce projet ne serait «tenable» qu'aussi longtemps que le texte parvient à multiplier les possibles en évitant que les deux romans n'affichent leurs divergences.

Je verrai volontiers dans la place singulière accordée au portrait de Mme de Ferval le moment où nos deux romans ont bien failli se croiser. Ce portrait est différé d'une façon qui doit nous alerter. Au moment même où Jacob est introduit chez le Président, le narrateur se lance explicitement dans une série de portraits dont seule Mme de Ferval est exceptée[15]: Mlle Habert (on passe vite parce que le lecteur la connaît déjà et parce qu'elle sera ensuite la première à parler: son discours peindra son caractère) le président, Mme la présidente. Le portrait de cette dernière est interrompu par un passage au discours rapporté («j'entendis qu'elle disait au président d'un ton assez bas…»). Cette interruption est marquée comme digression: «Mais ce que je dis là m'a écarté. Je comptais les assistants, en voilà déjà trois de nommés, venons aux autres». Vient alors l'abbé «petit-maître». On en arrive à la dernière (c'est Mme de Ferval): «une dame, parente du président que Mlle Habert [cadette] avait dit connaître, veuve d'environ cinquante ans, grande personne bien faite», mais le portrait est une première fois différé par une prolepse explicite: «et dont je ferai le portrait dans un moment.» Or, le portrait ne peut pas être complètement différé, dans la mesure où Mme de Ferval va jouer un rôle majeur dans la scène qui suit: «Il est bon d'avertir que cette dame, dont je promets le portrait, était une dévote aussi». Le portrait est donc d'une certaine manière fait (on en sait autant sur elle que sur l'abbé, par exemple), tout en nous étant promis deux fois pour plus tard. Et c'est sans doute une fois de trop.

A quel moment le narrateur choisit-il de s'acquitter de cette promesse? Il faut attendre plusieurs pages: le portrait ne nous est pas fait en amont du tête à tête entre Mme de Ferval et Jacob, où on l'attendrait, mais à l'issue de l'entrevue[16]; deux fois promis, il est donc aussi doublement différé: «Mais avant que de me mettre en chemin pour retourner chez ma future, j'aurais dû faire le portrait de cette déesse que je venais de quitter; mettons-le ici, il ne sera pas long» (ce qui est d'ailleurs inexact, c'est le plus développé du roman, le mieux conforme au modèle académique du portrait). Bref, le portrait avait deux places tout indiquées (dans la galerie de portraits en amont de la scène chez le tribunal, au début du tête-à-tête), et il ne nous est en outre donné à une place dont le narrateur reconnaît que ce n'est pas la bonne. Pourquoi a-t-il été ainsi deux fois différé?

Il n'a peut-être été deux fois promis et deux fois différé que pour éviter que n'interfèrent brutalement deux logiques, c'est-à-dire deux «romans» et deux possibles du texte (sinon du personnage): différer le portrait, c'est éviter de faire entrer trop vite le personnage, avec une nouvelle entreprise de séduction, dans une autre logique: c'est précisément au moment où Jacob vient d'être autorisé à épouser Mlle Habert que le roman met en place explicitement une situation d'adultère. Il y a plus grave: Jacob vient de développer sa théorie des degrés, avec le succès que l'on sait: on peut «monter» d'un degré et d'un seul. Le roman «réaliste» devrait s'achever avec ce mariage entre le jeune paysan et la petite bourgeoise. La séduction d'une aristocrate, l'esquisse d'un nouveau possible arrivent trop vite: Jacob s'inscrit déjà en rupture avec la théorie qu'il vient d'exposer: «[si je devais aimer] ce ne serait point ma pareille que j'aimerais, je ne m'en soucierais pas, ce serait quelque personne qui serait plus que moi; il n'y a que cela qui me ferait envie», (sous-entendu: vous)[17].

On peut isoler plus précisément encore le moment de ce dysfonctionnement général, car un rapide portrait de Mme de Ferval nous a en fait été donné une page auparavant, suivi d'un commentaire qui est un résumé par Jacob de son histoire[18]:

Il est vrai que j'allais épouser Mlle Habert; mais c'était une petite bourgeoise qui avait débuté par me dire que j'étais autant qu'elle, qui ne m'avait pas donné le temps de m'enorgueillir de ma conquête, et qu'à son bien près, je regardais comme égale. N'avais-je pas été son cousin? Le moyen, après cela, de voir une distance sensible entre elle et moi?

Il faut ici que Jacob s'égale à Mlle Habert, après avoir affirmé, quelques pages auparavant (devant le président), l'existence entre elle et lui d'un degré; n'est socialement toléré qu'une élévation d'un degré, et d'un seul. Il faut ce coup de force dans le commentaire pour que le roman puisse continuer, et le narrateur ne marque peut-être ensuite la place du deuxième portrait («j'aurais dû faire le portrait de cette déesse») que pour nous faire oublier ce qui s'est joué dans ce commentaire: d'une certaine façon, c'est bien ici que prend fin le roman du narrateur et que commence celui du personnage. Qu'il y ait désormais un brouillage du double registre, c'est ce qui ressort assez de la curieuse formule qui introduit précisément ce portrait: «Mais avant que de me mettre en chemin pour retourner chez ma future, j'aurais dû faire le portrait de cette déesse que je venais de quitter».


Un régime textuel


On peut alors essayer de voir dans la façon dont le roman «gère» ces tensions entre plusieurs textes possibles un régime textuel original, le romanesque spécifique du Paysan parvenu. Le premier signe d'une instabilité fondamentale du récit nous est donné dès l'ouverture du roman qui délivre peut-être une manière de protocole de lecture.

On notera d'abord une hésitation sur le vrai début du récit. On a bien un préambule et une digression, marqués tous deux comme tels[19]:

La coutume en faisant un livre est de commencer par un petit préambule, et en voilà un. Revenons à moi.

Laissons-là mes neveux, qui m'ont un peu détourné de mon histoire, et tant mieux, car il faut qu'on s'accoutume de bonne heure à mes digressions.

Le détail est plus complexe, dans la mesure où on a au moins deux débuts[20]:

Je suis né dans un village de Champagne […].

J'avais alors dix-huit à dix-neuf ans […].

Il faut bien admettre alors qu'on a deux «préambules» — et même deux digressions, l'une sur les neveux, l'autre moins marquée sur la famille du maître.

Je ferai cette hypothèse sur la fonction de ces digressions que le récit dit dans des échappées, des parenthèses digressives, ce sur quoi la fable doit faire silence, et qu'il le dit en deux temps, comme si les conditions réelles de l'ascension sociales avaient du mal à s'avouer; le régime textuel du Paysan parvenu tiendrait ainsi dans la mise en concurrence de plusieurs récits. Les deux digressions, à l'ouverture du roman, viennent en effet «exemplifier» en deux temps la fable formulée par le narrateur qui tient, on le sait, dans une maxime[21]:

Les hommes ont des mœurs, malgré qu'ils en aient; ils trouvent qu'il est beau d'affronter leurs mépris injustes; cela les rend à la raison. Ils sentent dans ce courage-là une noblesse qui les fait taire; c'est une fierté sensée qui confond un orgueil impénitent.

L'histoire des fils du maître doit se lire en regard de cette maxime comme un exemplum qui la nuance déjà considérablement: ce n'est pas ici la franchise qui surmonte les préjugés, c'est l'argent (en l'occurrence, l'orgueil n'est pas «confondu», il est tout simplement muselé). Les fils du maître n'ont pas à mentir sur leur origine, ils n'ont pas besoin de l'oublier, ce sont les autres qui la taisent[22]:

On connaissait bien [leur origine], mais on n'en parlait plus. La noblesse de leurs alliances avait achevé d'étourdir l'imagination des autres sur leur compte; de sorte qu'ils étaient confondus [!] avec tout ce qu'il y avait de meilleur à la cour et à la ville. L'orgueil des hommes, dans le fond, est d'assez bonne composition sur certains préjugés; il semble que de lui-même il en sente le frivole.

C'est là une reprise quasi-littérale de la maxime initiale, mais le «de lui-même» est ici clairement ironique, et le sens de l'exemple la nuance considérablement. Le vrai ressort, c'est encore l'argent (et les alliances), et non pas la franchise; il ne s'agit plus de «confondre l'orgueil» des hommes, mais bien «d'étourdir leur imagination».

L'histoire des neveux est à lire en contrepoint: elle achève de traduire cette nouvelle maxime: il ne leur manque que d'être riches pour être gentilhommes (pour le dire à la façon d'un La Bruyère). Le problème n'est pas tant qu'ils aient «quitté leur nom»: après tout, les fils du maître en ont fait autant (mais il est vrai que c'était pour prendre des «noms de terre»). Le problème n'est pas le manque de franchise, comme le voudrait la fable morale, mais le manque d'argent. Je verrai volontiers un signe supplémentaire de cette tension entre fable et récit dans les deux occurrences du mot «rustique» à quelques lignes de distance mais qui ne figurent pas au même niveau diégétique[23]: le terme est socialement péjoratif comme le savent bien les neuveux qui ne se résolvent pas à «dire rustiquement mon père, comme le menu peuple»; ce même terme est pourtant valorisé par la narration, Jacon arrive à Parisavec «[sa] bonne façon rustique». La rusticité est à la fois ce qui va constamment plaire en Jacob et ce dont les neveux ont à avoir honte. Se trouve déjà inscrit dans le texte un conflit fondamental entre les valeurs que l'histoire de Jacob est censée exemplifier et celles que la société de la Régence reconnaît effectivement.

La «vérité» du social ne se dit finalement que dans la symétrie des deux digressions, ou dans leur juxtaposition, tout comme s'avoue le vrai moteur de l'ascension sociale: l'argent, qui autorise les alliances, lesquelles «légitiment» ou naturalisent en retour l'ascension sociale. C'est le vrai schéma de l'ascension sociale réussie et acceptée, mais il suppose une durée que le roman n'accordera guère à Jacob, j'y reviendrai.

Les tensions relevées par M. Roellens sont ainsi sans cesse reportées vers d'autres niveaux de récits (digressions, histoires épisodiques, etc.), mais elles se disent aussi dans une hésitation entre plusieurs récits possibles.

Il faudrait reconduire ces analyses sur d'autres épisodes du roman, le voyage à Versailles et l'épisode de la prison notamment, pour apprécier ce travail de montage qui multiplie les échappées pour mieux exploiter plusieurs possibles en même temps: la tentation de la «mise en abyme» est sans doute l'aspect le plus spectaculaire d'un procédé récurrent qui permet au roman de s'échapper sans cesse d'un texte vers un autre en autorisant la multiplication des possibles narratifs. On doit se souvenir ici des déclarations de ce philosophe allégué par D'Alembert dans son éloge de Marivaux[24]:

Quand je rencontre un de ces épisodes, disait un philosophe, je suis tenté de déchirer le feuillet; sauter l'épisode est plustôt fait encore, et je n'y manque jamais.««Eh mon Dieu, dis-je tout bas à l'auteur, si vous avez de quoi faire deux romans, faites-en deux, et ne les mêlez pas pour les gâter l'un et l'autre.

Et si la manière de Marivaux tenait justement à sa façon de produire plusieurs romans dans un même roman, de mettre en concurrence plusieurs romans possibles? Il y a là un hypothèse que l'on pourrait ancrer dans l'histoire même de la production romanesque de Marivaux: si l'ouverture finale du Paysan parvenu ne se distingue pas fondamentalement d'ouvertures locales vers d'autres romans possibles, on pourrait également soutenir que la rédaction du Paysan parvenu correspond à une «exploration» d'un des possibles de la Vie de Marianne, à une «échappée» vers un autre roman possible. Tout se passe comme si Marivaux cherchait, en produisant un autre texte, à résoudre une tension inhérente à un premier projet: le Paysan parvenu serait à lire comme un possible de la Vie de Marianne, l'histoire de Tervire comme un possible du Paysan parvenu. A la limite, nous ne lirions jamais qu'un seul et même texte, dont plusieurs possibles seraient ainsi successivement explorés.


Le texte fantôme et le livre à venir


Je prolongerai pour conclure l'hypothèse initiale par deux propositions plus risquées: ce n'est peut-être que parce qu'il est habité par un texte fantôme, par une scène indicible, que le roman ne parvient pas à s'achever; cette scène impossible à dire «traverserait» régulièrement le texte mais serait prise en charge par d'autres récits, à d'autres niveaux du texte.

Peut-être est-ce le thème de la rivalité entre Jacob et le comte d'Orsan pour l'amour de Mme d'Orville qui constitue pour Marivaux la scène impossible à traiter — celle qui empêche la continuation du roman. Le problème essentiel de la fin de la cinquième partie tient sans doute dans la rivalité esquissée entre le riche comte d'Orsan et le jeune Jacob, tous deux amoureux de Mme d'Orville. Il est par ailleurs assez piquant de noter que c'est le spectacle d'une tragédie qui arrache le héros à la scène d'humiliation finale, et cette pièce dont Marivaux éprouve le besoin de citer le titre, sans nécessité apparente, c'est précisément Mithridate: une histoire de rivalité amoureuse, et de jalousie meurtrière… On sait que c'est la première question que le continuateur anonyme a cherché à résoudre: le roman ne peut être relancé qu'à partir du moment où d'Orsan présente à Jacob une femme qui va le détourner de Mme d'Orville…

On notera encore que ce thème de la rivalité, que le roman de Jacob ne parviendra pas finalement à traiter, est régulièrement convoqué dans tous les récits enchâssés, dans des histoires de mariages impossibles et d'amours contrariées, comme en témoignent l'aventure du jeune meutrier dans l'épisode de la prison, l'histoire du plaideur lors du voyage à Versailles, l'histoire du mariage de Mme d'Orville (qualifié de «roman» par M. Bono)[25], l'aventure du comte d'Orsan. Ici encore, le texte dit dans une échappée vers un autre roman ce qu'il ne peut pas dire dans l'histoire de Jacob…

Ce texte fantôme qui traverse le roman, cette scène qui ne parvient pas finalement à s'écrire, désignent peut-être a contrario, pour la seule analyse désormais, le point, le texte virtuel où le projet moral du narrateur et le détail de l'histoire dans un univers réaliste pourraient enfin coïncider. Ce point existe idéalement, mais il est constitué d'une solution romanesque, d'un possible narratif, dont l'esthétique du roman français, à cette date, ne dispose pas et que Marivaux ne pouvait pas projeter: un roman qui serait non l'histoire d'un individu, mais l'histoire d'une famille (si bien que c'est Balzac ou Zola qui se trouveront pouvoir achever Le Paysan parvenu…). C'est là peut-être, non pas un autre roman possible, mais un roman à venir.

Nombre de dysfonctionnements tiennent en effet à la difficulté qu'éprouve le romancier à inscrire ses personnages, et Jacob le premier, dans une durée familiale: c'est ainsi que le maître, dont on nous dit d'abord qu'il a plusieurs fils, ne se trouve avoir qu'un neveu; c'est ainsi que Jacob ne rencontrera pas son frère ni ses propres neveux; c'est ainsi surtout qu'il ne peut avoir de fils avec Mlle Habert, comme le déclare sans ambages Mme d'Alain à la future Mme de La Vallée: «de marmot, il n'y en a pas à craindre; vous en voilà quitte». Or, la digression initiale sur les fils du maître illustre le modèle idéologiquement admis d'une ascension sociale heureuse, mais ce modèle correspond à ce qu'on appellerait une «stratégie sociale pluri-générationnelle»: les tensions, dans Le Paysan parvenu, viennent de ce que Marivaux veut faire «sauter» son paysan jusqu'à l'aristocratie, ce qui n'aurait été historiquement possible que pour son fils… Le continuateur anonyme l'a bien compris qui se hâte de donner à Jacob, en même temps qu'une nouvelle épouse qui soustrait le personnage à une situation de rivalité intenable, une véritable descendance pour parachever l'ascension sociale.

Dans la mort annoncée de Mlle Habert, on doit voir paradoxalement quelque chose comme une génération virtuelle: le roman condamne Mlle Habert faute d'avoir su donner un fils à Jacob, et ne recourt au veuvage que pour tenter de donner au héros la position sociale qui ne pourrait être que celle de son propre fils.



Marc Escola


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Sur Marivaux, lire également Suspense et périodicité dans La Vie de Marianne, par Anaïs Goudmand.




[1] Paris, Librairie José Corti, 1967, p.30-31.

[2] Introduction à l'étude des textes, Paris, Le Seuil, coll. «Poétique», 1995, p.100-107 et passim.

[3] «Fragments des mémoires d'un poème», Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», 1957, t.I, p.1467; cité par M. Charles, Introduction à l'étude des textes, op. cit., p.103. Cf. également G. Genette, «La littérature comme telle», Figures, Paris, Le Seuil, 1966, rééd. coll. «Points», 1985, p.253-265.

[4] M. Charles, Introduction à l'étude des textes,op. cit., p.119 sq.; cf. la discussion critique de la notion par P. Force, «Figures impossibles», Poétique, 85, février 1991, p.111-127.

[5] Ed. F. Deloffre, Paris, Garnier, 1959, p.40.

[6] Ed. cit., p.8, où il est précisé que ce frère, ayant épousé la veuve d'un aubergiste, s'était fixé à Paris, et «avait continué le métier d'aubergiste».

[7] Cf. l'analyse de M. Roelens, «Les silences et les détours de Marivaux dans Le Paysan parvenu. L'ascension sociale de Jacob», Le Réel et le texte, Paris, A. Colin, 1974, p.12-17.

[8] Art. cit., p.18 et passim.

[9] Rhétorique et roman au XVIIIe siècle, Oxford, The Voltaire Foundation, 1985.

[10] Ed. cit., p.40.

[11] Ed. cit., p.95, le jeu de réinterprétation de la rencontre passée est mené à part égale par les deux personnages; c'est Mlle Habert qui suggère le thème de la Providence, que Jacob va orchestrer. Il s'agit bien de produire une interprétation moralement et socialement acceptable:  l'événement placé sous le signe de la Providence, «l'aveu» devient possible.

[12] Ed. cit., p.107-108: «un mari sur le Pont-Neuf!».

[13] Ed. cit., p.132: «Pour ce qui est de cette rue où vous dites que votre sœur m'a rencontré, eh bien cette rue, c'est que tout le monde y passe; j'y passais, elle y passait, et il vaut autant se rencontrer là qu'ailleurs quand on a à se rencontrer quelque part» (nous soulignons); où l'on reconnaît une forme dérivée, et discrète, de l'interprétation «providentielle».

[14] Ed. cit., p.183, où la rumeur vient pallier une ellipse, en révélant ce que cette stratégie de réinterprétation peut avoir de compromettant: «[…] il vient de se marier à une nommée Mlle Habert qui est de son pays, et qui a bien quatre ou cinq mille livres de rentes, dit Mme de Ferval.
Aha, Mlle Habert, reprit [Mme de Fécour], j'ai entendu parler de cela dans une maison d'où je sors.
A ce discours nous rougîmes tous deux, Mme de Ferval et moi […] (nous soulignons)

[15] Ed. cit., p.125-126.

[16] Ed. cit., p.141-142; quatorze pages séparent la découverte du personnage de son portrait; le cas est exceptionnel chez Marivaux, et dans le roman du XVIIIe siècle.

[17] Ed. cit., p.138.

[18] Ed. cit., p.140.

[19] Ed. cit., p.6 et p.9.

[20] Ed. cit., p.7 et p.9.

[21] Ed. cit., p.6.

[22] Ed. cit., p.7.

[23] Ed. cit., p.8 et p.9.

[24] Histoire de quelques membres de l'Académie française depuis 1700 jusqu'en 1772, Amsterdam, 1787, t.VI., p.156 sq.

[25] Ed. cit., p.215.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 27 Août 2013 à 17h50.