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Une lecture de "Métalepse", Gérard Genette, Paris, Seuil, 200

Marc Escola


L'hypothèse sur laquelle s'ouvre le récent Métalepse de G. Genette tient en deux énoncés symétriques : la figure n'est qu'une fiction minimale ; la fiction n'est qu'une figure prise au pied de la lettre. La métalepse est ensuite alléguée comme l'exemple sinon le patron de cette conception graduelle de la fiction. Le propos ne mobilise guère la définition narratologique de la métalepse (les quelques rappels de Figures III et Nouveau Discours du Récit viennent dire que c'est ici le statut du procédé et de ses effets ontologiques qui est seulement examiné) : la thèse dans ses deux énoncés regarde plutôt, ou suppose logiquement, une théorie de la fiction et une théorie de la figure. On voudrait ici proposer deux remarques sur chacun de ces deux plans théoriques, en faisant retour sur des thèses antérieures de G. Genette : dans Fiction et Diction (1991), et dans ses premiers travaux sur la tradition rhétorique, notamment la préface à la réédition du traité de Fontainier (1968) republiée dans Figures IV en 1999 seulement.

1. On peut sans doute considérer que la thèse de Métalepse se trouve anticipée dans le chapitre « Les Actes de fiction » de Fiction et Diction : le très long débat avec Searle n'a peut-être pas d'autre finalité que de rendre la description searlienne des énoncés de fiction « perméable » à la thèse d'un statut figuré des « assertions feintes ». Rappelons que l'essentiel du débat porte sur la possibilité d'assimiler la production d'énoncés de fiction comme assertions feintes à un acte de langage sui generis au sens searlien du terme : « produire des assertions feintes », écrit G. Genette, « (ou feindre de produire des assertions) ne peut donc pas exclure a priori qu'en les produisant (ou en feignant de les produire) on accomplisse réellement un autre acte, qui est de produire une fiction » (p. 126 de la rééd. « Points-Essais », Le Seuil, 2004). La déclaration est immédiatement suivie d'une question, qualifiée « d'un brin rhétorique » (le jeu de mots n'est pas totalement exclu), qui anticipe largement sur Métalepse : la relation entre les deux actes (produire des assertions feintes, produire une fiction) n'est-elle pas de nature illocutoire ? En d'autres termes, également searliens : l'énoncé de fiction ne serait-il pas à mettre au nombre des énoncés « non littéraux », soit figurés (« Vous êtes un lion », pour signifier métaphoriquement « Vous êtes un héros », ou ironiquement et par antiphrase « Vous êtes un lâche »), soit indirects (« Pouvez-vous me passer le mal ? », où la question exprime une demande). Sans entrer dans le détail de la discussion par Genette de la distinction chez Searle entre figure et acte indirect (la figure n'est figure que de rendre le sens littéral impossible, l'acte indirect offrant pour sa part un sens primaire en supplément d'un sens littéral acceptable), retenons que l'auteur de Fiction et Diction se montre soucieux d'en démontrer l'instabilité, et observons seulement que Genette ne la maintient in fine que pour pouvoir distinguer théoriquement entre deux catégories de fiction en posant entre elles une différence non de nature mais de degré. La thèse de Métalepse se trouve ici exactement anticipée, ou si l'on ose dire, préfigurée. La gradation de la (simple) figure à la (pure) fiction est, dans les termes de Fiction et Diction, celle qui va d'un état déclaré de la fiction, dans des fictions qui s'affichent comme telles, par exemple par leur invraisemblance constitutive (« fictions logiques ») à un état non déclaré, qui est son état le plus ordinaire selon G. Genette, la fiction « préférant se couvrir du manteau de l'assertion ». On aboutit ainsi à compléter la définition searlienne de l'énoncé de fiction comme assertion feinte : une assertion feinte qui dissimule plus ou moins bien son statut de langage indirect. Genette peut alors déployer (p. 134) un éventail d'exemples qui va de l'incipit d'une fable de La Fontaine (fiction invraisemblable) au début de L'Éducation sentimentale (fiction réaliste).

La distinction comme toujours chez Genette est seulement théorique, mais le choix des exemples n'est peut-être pas indifférent ici : on peut se demander si la proposition n'est pas également passible d'une interprétation historique, où elle se confondrait avec une hypothèse sur la généalogie de la fiction « moderne » par émancipation à l'égard du modèle de la figure, dans un mouvement qui accompagnerait le déclin de l'allégorie ou du protocole herméneutique allégorique des fictions narratives. Les débats de la fin du XVIIe siècle sur les nouvelles historiques et galantes et la Querelle de La Princesse de Clèves, par exemple, ne visent-ils pas à revendiquer pour la fiction un autre statut que celui de la « fable » ou de l'exemplum interprétable selon un trajet herméneutique figural ? S'il faut ici un éventail, l'exemple le plus net tiendrait dans la différence de degré qu'il est possible d'établir, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, entre La Bruyère, Dufresny et le Montesquieu des Lettres persanes, qui recourent tous trois au même procédé de la « défamiliarisation » d'un réalité connue du lecteur mais décrite comme exotique par un œil étranger : le premier (« De la Cour », ¶ 74) use du procédé comme d'une simple figure « transparente » qui se traduit sans restes ; le second se donne un narrateur autonome et si l'on ose dire indigène au monde de la fiction, mais sans dissimuler le statut fictif de celui-ci et en affichant donc l'ambition morale de ce qui reste un procédé structurellement proche du protocole allégorique ; le dernier accomplissant pleinement le saut de la figure à la fiction en feignant, par « mimèsis formelle », des énoncés épistolaires donnés comme authentiques.

Il se pourrait bien que la thèse théorique d'une gradualité de la figure à la fiction dise donc aussi quelque chose de l'évolution du statut historiquement consenti aux textes de fiction.

2. La deuxième remarque et la deuxième question s'adosseront à un texte très antérieur du même G. Genette : la préface au traité de Fontanier rédigée en 1968 ; on commencera ici par la question : la tradition rhétorique, si l'on peut rassembler sous cette étiquette la très grande diversité de systèmes élaborés depuis la Rhétorique d'Aristote jusqu'à l'effondrement de l'empire rhétorique au siècle des Lumières, n'a sans doute pas élaboré une théorie de la fiction en tant que telle : son objet n'est pas la fiction, mais le pithanon, le « persuasif ». Il reste que nombre des procédés répertoriés supposent un recours à l'imagination que nous dirions fictionnelle : il n'est que de songer à la prosopopée, à l'allégorie ou à l'hypotypose, et plus haut encore, aux réflexions d'Aristote sur le recours à des exempla fictifs, qui supposent de « bien voir le semblable » (cette formule de la Rhétorique est aussi celle qui nomme le travail proprement mimétique dans la Poétique) ; la question de la vraisemblance elle-même articule à l'évidence réflexion rhétorique et poétique de la fiction. La question serait alors la suivante : la thèse de Métalepse doit-elle quelque chose aux théories rhétoriques de la figure ? Y a-t-il eu dans la tradition rhétorique des moments où cette parenté de la figure et de la fiction s'est trouvée sinon problématisée, du moins thématisée ?

On peut se tourner sur ce point, non vers l'article « Figures » publié dans Tel Quel en 1964 et recueilli en 1966 dans l'essai éponyme, mais vers Fontanier tel que Genette proposait de le lire en 1968. Trois points sont à relever, dans cette relecture de la préface au traité de Fontanier à la lumière des thèses de Métalepse.

Genette fait tenir d'abord l'originalité de Fontanier dans le fait que sa rhétorique est centrée non sur l'énoncé, comme dans la rhétorique ancienne, ou le mot, comme dans la tropologie de Dumarsais, mais sur la figure, « dans son extension syntagmatique variable qui va du mot (figures de mots) à l'énoncé complexe (figures de pensée) » (p. 53 de la rééd. dans Figures IV, 1999, sous le titre « La rhétorique des figures ») ; nos italiques suffisent ici à indiquer que ce qui retient Genette est bien déjà la thèse d'une gradualité de la simple figure à des procédés complexe engageant le statut même de l'énoncé.

La figure, montre ensuite Genette, est pour Fontanier ce qui s'oppose à l'expression simple ou littérale (et non pas à l'usage) ; le critère est pour le rhétoricien celui de la substitution (d'où l'exclusion de la catachrèse du catalogue des figures) : « des mouvements de pensée tels que la concession, l'interrogation, l'apostrophe, le souhait, la menace, etc.", note Genette, ne méritent le nom de figures que pour autant qu'ils se révèlent à l'analyse fictifs et artificiels » (p. 55, nos italiques encore). Poser une question ne constitue pas en soi-même une figure : pour qu'il y ait figure, il suffit d'y voir une fausse interrogation — une interrogation feinte donc ; il faut pouvoir lire cette interrogation comme valant pour une assertion : ainsi de la question fameuse d'Hermione « Qui te l'a dit ? », pour nier qu'un ordre ait été donné, en projetant par là même un monde possible où Oreste n'aurait pas reçu d'ordre (de quoi devenir fou, en effet !). La question s'analyse comme une forme de feintise sans intention de tromper — ce qui est à peu près, et avec un peu d'avance, la définition searlienne de l'énoncé de fiction discutée dans Fiction et diction

La taxinomie proposée par Fontanier, ce « Linné de la rhétorique », distingue ensuite plusieurs classes ; après la classe des « figures de significations » ou tropes en un seul mot, la seconde, « des figures d'expression », rassemble les figures étendues sur plusieurs mots ainsi distinguées par Genette: figures « soit par fiction », comme l'allégorie, « soit par réflexion » comme l'allusion ou la litote, « soit par opposition » comme l'ironie (qui n'est donc pas un trope comme pour Dumarsais). Il existe donc des « figures par fiction » (p. 59), et la troisième classe, qui réunit les procédés affectant la forme matérielle des mots, est logiquement nommée par Genette « figures par diction »…

On pourrait presque regarder Fiction et Diction et Métalepse comme des addenda à cet article de 1968 : la thèse de la gradualité de la figure par fiction, et le partage entre les deux régimes de littérarité, sont peut-être bien des surgeons de la tradition rhétorique. Où l'on voit que la poétique de G. Genette est à sa façon une continuation de la tradition rhétorique par d'autres moyens.

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 29 Septembre 2007 à 1h37.