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Médiévalisme : le risque d'une lecture fantasmagorique, par Vincent Ferré.

Ces pages sont tirées d'une communication prononcée en juin 2007, « Limites du médiévalisme : l'exemple de la courtoisie chez Tolkien (Le Seigneur des Anneaux et Les Lais du Beleriand)» - elles correspondent au début de l'intervention.
Le texte complet a paru dans Fantasmagories du Moyen Age. Entre médiéval et moyenâgeux, études réunies par Elodie Burle-Errecade et Valérie Naudet, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. "Senefiance", 2010, p. 11-19.



Médiévalisme : le risque d'une lecture fantasmagorique


Il convient, pour ouvrir ce volume consacré aux fantasmagories médiévales, de réfléchir à notre démarche même, aux limites du «médiévalisme». Quelques remarques, tout d'abord, sur ce terme qui n'a pas encore cours officiellement en français, mais est importé et calqué de l'anglais, où il est utilisé couramment. Une recherche dans le catalogue de la Bibliothèque nationale n'obtient ainsi comme réponse qu'un renvoi à l'entrée médiévisme ; et sur internet, un moteur propose, parmi les premières références… ce propre texte et un autre publié ici. C'est dire la nouveauté du terme en France. Les travaux précurseurs de Michèle Gally évoquent plutôt les «traces médiévales» du Moyen Âge à l'époque moderne, et avancent l'image des rémanences pour «[inviter] à penser la matière médiévale comme ce qui demeure quand ce qui l'a produit – onde, vision – a disparu»[1]. L'expression de modernités médiévales a également rencontré un certain succès[2], mais j'espère montrer l'intérêt du terme médiévalisme pour nos travaux.

Du côté anglais, le medievalism, tel que Leslie Workman l'a resémantisé, combine les études sur le Moyen Âge et la «recréation» de ce dernier dans les arts, la littérature, la culture. Le terme possédait jusqu'alors un sens péjoratif, désignant un domaine, «rejeton du romantisme ou de l'ère victorienne», que les chercheurs ne devaient pas prendre en considération dans leurs travaux sur le Moyen Âge[3]. Face à la réaction des médiévistes, Workman a précisé sa conception au cours des années 1970-1980, proposant – dans une formule devenue célèbre – de voir dans le medievalism à la fois «l'étude du Moyen Âge, l'application des modèles médiévaux aux besoins contemporains et l'influence du Moyen Âge sur toutes les formes d'art et de pensée»[4].


Mon interrogation sera d'ordre méthodologique : est-il légitime d'utiliser les outils de la critique médiéviste (qui porte sur la littérature médiévale) pour étudier des auteurs ultérieurs, des XIXe et XXe siècles en particulier, qui font référence au Moyen Âge et s'inspirent de sa littérature pour créer ? Quelles peuvent-être les conséquences d'une telle transposition critique? Ces questions valent pour toutes les interventions recueillies dans ce volume, mais pour les poser, mieux vaut d'une part les restreindre au seul XXe siècle afin de ne pas risquer de construire un modèle déconnecté de son ancrage historique, et prendre appui, d'autre part, sur un auteur exemplaire. Cette double interrogation revient en fait à inverser un problème bien connu des médiévistes[5], chez qui la question est souvent de savoir s'il est légitime d'appliquer aux textes du Moyen Âge les outils de la critique littéraire du XXe siècle, eux-mêmes formés à partir des littératures des XIXe et XXe siècles, pour le dire à grands traits[6]. On peut répondre – à la manière de Diogène prouvant que la marche est possible, face à un Zénon réfutant le mouvement – que le recours à la critique du XXe siècle nous permet de rendre «lisible» le Moyen Âgeet, symétriquement, que la critique médiéviste aide à lire les textes modernes d'inspiration médiévale. Mais si cette démarche porte ses fruits, il ne faut pas laisser implicites les implications et les conséquences de cette double visée, de cet aller-retour entre Moyen Âge et XXe siècle dans la littérature et la critique: la différence d'ancrage historique n'entraîne-t-elle pas un décalage?


Si l'on se limite au cas des textes modernes «néo-médiévaux», «médiévalistes» (pour retenir ce terme), le danger existe de construire une image erronée, une représentation illusoire – ce qui est un des sens de la fantasmagorie –, de faire surgir le fantasme, le fantôme d'un passé non pas disparu, mais qui n'a jamais existé, «entre médiéval et moyenâgeux». Ce ne sont pas les pôles négatif et positif qui seront examinés ici (moyen-âgeux, on le sait, a des connotations péjoratives et renvoie à une image pittoresque ou vétuste, dépassée), car je souhaite plutôt souligner le risque de créer une fiction critique dans nos analyses des textes modernes.

Le lecteur est un peu comme la tante du narrateur proustien, qui applique «ses talents d'induction» à essayer de reconnaître, dans le chien errant qui passe à Combray, un animal qu'elle pourrait identifier comme familier, tentant ainsi de ramener l'inconnu au connu[7]. Chez le lecteur, cette opération a un prix, puisqu'elle gomme certains traits du texte au profit d'autres, tenus pour plus importants, qui servent à interpréter l'ensemble mais modifient notre perception globale. Ainsi, dans l'exemple de l'amour dit courtois chez Tolkien, de nombreux critiques ont considéré – sans argumenter, comme si les choses allaient de soi – que les relations amoureuses entre Aragorn et Arwen, entre Éowyn et Faramir, entre Sam et Rosie ou encore les sentiments de Gimli pour Galadriel, doivent être subsumés sous un modèle unique, celui de l'amour courtois, négligeant le fait que certains des protagonistes sont vraiment très éloignés d'un tel modèle, même simplifié.

Une perspective médiévaliste peut s'intéresser à «ce qui fait» médiéval… ou moyen-âgeux, chez Audiberti (Nelly Labère) ou Pierre Michon (Florence Playe), dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (Caroline Cazanave), par exemple; à condition toutefois de garder à l'esprit les présupposés de ces rapprochements, et la déformation entraînée par le processus de sélection des traits jugés pertinents. Plusieurs phénomènes peuvent venir fausser l'induction. Ainsi de l'influence des traits «généraux» ou perçus comme premiers par le lecteur, qui entraînent une interprétation en cascade: selon un syllogisme répandu, Le Seigneur des Anneaux rappelant le Moyen Âge par ses décors, l'architecture, la technologie ou certains types de personnages, le sentiment qui lie certains d'entre eux finit par conséquent par être considéré comme de l'amour courtois.

Autre cas d'explication, par contiguïté cette fois: le fait de rapprocher le roi Marc et Bilbo, qui sont tous deux les oncles de héros (Tristan et Frodo), n'est pas anodin dès lors que, dans l'esprit du lecteur, d'autres traits du personnage sont interprétés en fonction de ce premier rapprochement, qui entraîne des associations d'idées transformant, au final, le texte de Tolkien. Ou plutôt, puisque un texte n'est pas donné d'emblée comme figé, il est actualisé d'une manière diverse chez tel lecteur ou tel autre possédant une culture et des référents différents. Même dans le cas de contemporains (car la donnée historique joue de manière comparable), il faut souligner l'importance de l'ancrage culturel, à l'origine de contresens: dans le cas de Tolkien, un lecteur français sera tenté de convoquer le modèle de l'amour tel qu'ils le connaît dans l'histoire de Tristan, tandis que la critique anglo-américaine a également recours à Malory ou Tennyson (Idylls of the King, 1859-1891).

En outre, la lecture est bien sûr conditionnée par les compétences personnelles du lecteur, par son expérience qui l'amènent à rapprocher certains textes modernes du modèle médiéval, dont la connaissance est déterminante. Pour reprendre un exemple cité par Michèle Gally, rappelons ce passage de L'Enchanteur pourrissant d'Apollinaire:

Dans le matin blanc, les jongleurs cheminaient. Ils tenaient alternativement le peigne chu par mégarde. Et la dame, à Orkenise, tous les soirs de lune, chanta à sa fenêtre.

Le commentaire qu'elle en donne explicite le phénomène de reconnaissance qui s'opère chez certains lecteurs: «La dame, le peigne, le chant. L'amour, non dit, mais les plus savants d'entre nous verront dans ce peigne “perdu” celui de Guenièvre échappé de ses cheveux et pieusement ramassé par son amant Lancelot.»[8] La sélection, peut-on ajouter, est même double: elle se fait par les lecteurs et entre eux. Pour le dire simplement, plus les connaissances du lecteur sont précises, plus les rapprochements seront justes ; plus elles sont imprécises, plus les contresens seront nombreux.

Enfin, les textes sont eux-mêmes des constructions, dans le cas des récits modernes imitant le Moyen Âge, ce qui vient accroître les risques d'erreur[9]. La référence à des œuvres parodiques peut ici être éclairante. Pour prendre un cas emblématique de réécriture médiévale abordé plus loin dans ce volume, Don Quichotte ne sera évidemment pas lu comme un roman de chevalerie au premier degré; pas plus que Le Fermier Gilles de Ham[10], de Tolkien, qui joue avec les stéréotypes de la quête chevaleresque et des figures du roi, du dragon et du géant. La dimension parodique, même si elle est complexe à cerner dans le cas du Quichotte, rend ce fait évident; mais ne révèle-t-elle pas en réalité, de manière plus nette qu'eux, le statut de tous les textes médiévalistes, même si l'on a tendance à perdre de vuele phénomène de reprise? Il y a peut-être plus de ressemblance entre les textes de Tolkien et de Cervantès qu'entre ces derniers et un roman médiéval.

Il a paru judicieux de réfléchir à ces problèmes à partir d'un auteur, d'une œuvre et d'une question exemplaires (à la limite du cliché, dans le cas de cette dernière). Leur exemplarité tient à la fois au genre, au statut de l'auteur et à la courtoisie elle-même. Tout d'abord, la légitimité de la fantasy apparaît lorsque l'on observe la place qu'elle occupe dans la production médiévaliste actuelle : le colloque d'Arras (organisé en 2006 par Anne Besson et Myriam White), premier du genre consacré à la fantasy, l'a montré de manière éclatante. Au sein de la fantasy, le choix de Tolkien obéit au même souci, cet auteur se distinguant comme l'objet d'étude privilégié dans ce domaine, pour les chercheurs (voir le même colloque d'Arras, qui consacre sa première section à l'auteur du Seigneur des Anneaux) comme pour nos étudiants de Master et de doctorat : au moins 140 Masters 1 et 2 ainsi qu'une vingtaine de thèses portant sur cet auteur ont pu être répertoriés, pour l'essentiel soutenus au cours des dix dernières années . Sa célébrité, Tolkien la doit en particulier au Seigneur des Anneaux (The Lord of the Rings, 1954-1955), que l'on retiendra ici en raison de la prégnance d'un discours critique selon lequel on trouverait plusieurs couples courtois dans cette œuvre ; on lui ajoutera le Lai de Leithian, un des Lais du Beleriand, apparemment aux antipodes du grand romance héroïque par sa forme (en vers) et son absence de notoriété .

Au-delà de cette célébrité, Tolkien est un auteur idéal pour les études médiévalistes en ce qu'il met en abyme la dualité même de ce domaine, l'érudition et la création étant mêlées chez lui à un degré rarement atteint chez les auteurs de fiction, qui ne sont pas des érudits, sauf exception. Dernière raison, la question de la courtoisie s'impose, non seulement en ce qu'elle est exemplaire d'une certaine démarche critique sur Tolkien (en relation avec Tristan et Iseut), mais aussi parce qu'elle-même est une construction du XIXe siècle – voir Gaston Paris et sa lecture de Lancelot. Pour ces raisons, l'objet de l'analyse qui suit, l'amour courtois chez Tolkien dans sa relation à Tristan et Iseut, est une fantasmagorie au deuxième degré, qui (c'est mon hypothèse) peut révéler d'autant plus nettement le fonctionnement d'une lecture de textes médiévalistes ainsi que les limites d'une démarche critique qui n'est pas consciente des distorsions qu'elle génère. [...]


Vincent Ferré, Université de Paris 13, groupe Fabula.


Page associée: Médiévalisme, modernités médiévales.



[1] Michèle Gally (dir.), La Trace médiévale et les écrivains d'aujourd'hui, Paris, PUF, 2000, p. 1. Le terme médiévalisme apparaît toutefois dans cette préface.

[2] Voir le site de l'association homonyme (http://www.modernitesmedievales.org).

[3] Richard Utz et Tom Shippey (éd.), Medievalism in the Modern World: Essays in Honour of Leslie J. Workman, Turnhout, Brepols, 1998, p. 4 (ma traduction).

[4] Leslie J. Workman, Studies in Medievalism III.1, 1987, p. 1 (ma traduction).

[5] Ces réflexions doivent beaucoup à des discussions menées avec Michèle Gally, Mireille Séguy et Valérie Naudet, que je remercie ici. Elles sont développées dans un ouvrage sur le médiévalisme à paraître chez Klincksieck.

[6] Comme exemple frappant d'une discussion de cette dépendance de la critique à l'égard d'un corpus moderne, voir l'intervention de Marc Escola, « Ces romans qui s'écrivent dans l'ignorance de leur fin: l'exemple de Cleveland de Prévost», in A. Gefen, Th. Pavel (éd.), La Taille des romans [Actes du colloque de la fondation des Treilles, avril 2006], à paraître.

[7] «On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien “qu'elle ne connaissait point”, elle ne cessait d'y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d'induction et ses heures de liberté» (M. Proust, Du Côté de chez Swann, in A la recherche du temps perdu, éd. sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, 1987, vol. 1, p. 47 (Bibliothèque de la Pléiade).

[8] M. Gally, op. cit., p. 9 et Apollinaire, L'enchanteur pourrissant, Paris, Gallimard, coll. «Poésie», 1972, p. 70.

[9] D'autres cas, intermédiaires, peuvent être encore plus problématiques: celui du Roman de Tristan et Iseut publié en 1900 par Joseph Bédier est ainsi une reconstruction d'un texte médiéval «total», comprenant une large part d'invention. Alain Corbellari (entre autres critiques) a montré le croisement de diverses sources: Bédier suit principalement Béroul, mais une description du château de Tintagel provient de la Folie d'Oxford; c'est bien au lecteur qu'il revient de reconnaître, s'il le peut, la référence utilisée (A. Corbellari, «Joseph Bédier: (d')écrire la passion. L'écriture et la fortune du Roman de Tristan et Iseut», in M. Gally, op. cit., p. 111).

[10] J.R.R. Tolkien, Le Fermier Gilles de Ham, in Faërie et autres textes, Paris, Christian Bourgois, 2003 (Farmer Giles of Ham [1949], Londres, HarperCollins, 1999).



Vincent Ferré

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Octobre 2010 à 10h33.